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La fin de l’Etat culturel ?
LE MONDE | 11.07.03 | 12h53
A mesure qu’il s’aggrave , le conflit des intermittents devient de
plus en plus simple. C’est désormais un drame à trois acteurs, dont
un muet. D’un côté, le Medef et les déclarations sans nuances
d’Ernest-Antoine Seillère. Autrement dit, le libéralisme capitaliste
tel qu’en lui-même.De l’autre, les intermittents, les collectifs, les
syndicats et leurs querelles intestines. Autrement dit, le monde du
spectacle vivant, avec ses contradictions. Et l’Etat entre eux,
silencieux : Matignon ne dit rien, l’Elysée ne dit rien, et le
ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon, après des
interventions qualifiées de "diplomatiques", a renoncé à intervenir
plus longtemps dans la négociation.
On ne peut manifester plus clairement que l’autorité étatique refuse
de s’engager dans le débat. Le pouvoir, tout en admettant la gravité
de l’enjeu et de la situation actuelle - comme l’ont fait Jean-Louis
Debré et François Baroin mercredi 9 juillet -, se tient à l’écart
d’un problème qui dépasse cependant des points de droit ou des
dispositions financières. Il en va de la création théâtrale,
chorégraphique et musicale en France, dont chacun sait qu’elle ne
peut survivre sans les intermittents. Les affaiblir, c’est affaiblir
des compagnies, des salles et des festivals qui évitent que, dans
bien des villes, le seul spectacle accessible, ce soit la télévision
des chaînes dites généralistes...
Il n’empêche : se taire et ne rien faire, telle semble la politique
du gouvernement. Celui qui se laisse aller à imaginer que, puisque la
situation est sérieuse, l’Etat, via le ministère de la culture,
pourrait se substituer à l’Unedic et assumer lui-même la pérennité du
système des intermittents se voit opposer un argument décisif :
l’Etat dépense 5 milliards d’euros pour la culture. Sous-entendu :
vous ne voudriez tout de même pas qu’il dépense plus ? Décidément,
l’Etat ne saurait qu’être un spectateur de bonne volonté, navré, mais
impuissant. Impuissance subie ou réfléchie ? Quelques éléments font
pencher en faveur de la deuxième hypothèse. Ainsi de la
décentralisation : son accélération favorise le processus au terme
duquel financements et décisions seront du ressort des collectivités
locales, de la commune à la région.
Ce qui revient à dire que le rôle de prescription et d’aide à la
création appartiendra dans l’avenir à des instances émanant de ces
collectivités plus qu’aux directions parisiennes du ministère. D’une
autre manière, à une autre échelle, la modification de la loi sur
l’archéologie préventive s’en remet aux collectivités locales et à
l’initiative privée. Il y a de la cohérence entre ces décisions,
comme s’il était acquis que le temps du désengagement culturel du
pouvoir central était venu et celui du dessein d’un ministère de la
culture fort et dynamique en train de s’achever.
UNE TENDANCE À LA PARALYSIE
Pourquoi ce phénomène ? D’abord - il serait trop commode de le cacher
– , parce que ce système culturel souffre de sa complexité, de sa
lourdeur, de sa tendance à la paralysie. Si le régime des
intermittents a pu prêter à tant de détournements, c’est parce qu’il
n’avait pas été à l’origine défini avec assez de précision et que les
intermittents ont proliféré à proportion des lacunes du dispositif.
Si la loi sur l’archéologie a été reformulée, c’est parce que sa
version précédente s’est révélée peu applicable.
De manière générale, les institutions mises en place à partir de 1981
ont vieilli et se sont parfois figées dans des poses d’autorité que
rien ne justifie, si ce n’est les habitudes du centralisme. Il n’est
que de voir le destin de la délégation aux arts plastiques (DAP),
nécessaire au moment de sa fondation par Jack Lang mais devenue au
fil du temps une administration autoritaire, si sûre de ses jugements
qu’elle veut les imposer à tous. Jusqu’à ce paradoxe gênant : Trésors
publics, l’opération de célébration des fonds régionaux d’art
contemporain (FRAC) qui se déroule cet été, a été voulue et pilotée
depuis Paris par la DAP, et les expositions en province parfois
imposées à des musées ou des lieux culturels qui pouvaient avoir
d’autres programmes, d’autres désirs. Que de telles dérives aient
conduit certains à penser qu’il est urgent de réduire l’autorité du
pouvoir central, il n’y a pas lieu de s’en montrer surpris.
Faut-il pour autant croire à une offensive méditée, nourrie par
exemple par la lecture de L’Etat culturel, une nouvelle religion,
pamphlet de Marc Fumaroli paru en 1991 ? Evidemment non. Une analyse
strictement en termes de partis politiques serait simpliste. Il n’y a
pas une droite inculte face à une gauche culturelle. Avant de l’être
par Jack Lang, l’ambition d’un ministère de la culture puissant avait
été portée par André Malraux et par Michel Guy, ministres de
gouvernements de droite. A l’inverse, les derniers ministres de la
culture de gauche, enfermés dans leurs bureaucraties, n’ont rien fait
pour remédier aux dérives les plus visibles ni pour prévenir les
crises qui éclatent aujourd’hui. Et le silence du PS sur les
intermittents en dit long sur l’importance que ses instances
dirigeantes accordent au problème. Qu’il y ait, dans la majorité
actuelle, des élus locaux peu favorables au théâtre de rue, aux
scènes alternatives ou aux centres d’art ne fait aucun doute. Mais il
est des mairies de gauche tout aussi hostiles à toute action
culturelle qui se risque plus loin que l’opérette et le boulevard, de
même qu’il est des élus de droite qui ont permis que, dans leur
ville, des actions audacieuses soient entreprises et poursuivies.
C’est d’une tendance plus lourde qu’il s’agit, de quelque chose qui
ressemble à de la résignation. Après quatre décennies d’un
volontarisme culturel d’Etat à la française dont le Centre Pompidou
reste le meilleur symbole, y compris par sa pesanteur et ses ratés,
la volonté de poursuivre l’effort fait défaut. Parce que, trop
souvent, les greffes n’ont pas pris dans les régions et parce que le
grand public demeure très majoritairement extérieur à ce qui se joue
à Avignon autant qu’à ce qui se montre au Palais de Tokyo : ceux qui
s’attaquent symboliquement à la tournée de Johnny et aux sociétés de
production spécialisées dans le genre "Loft" ou "Nice people" l’ont
bien compris. Parce qu’il est devenu de bon ton de dénoncer le
caractère "élitiste" d’une culture supposée "parisienne", contre
laquelle il serait urgent de restaurer les traditions locales et
"populaires" - tendance que la décentralisation ne peut que
favoriser. Et parce que l’industrie et la consommation culturelles
tirent évidemment leurs principaux profits de l’exploitation
touristique des patrimoines historiques, qui se passe fort bien de la
création contemporaine tout en cherchant de temps en temps à se parer
de son prestige.
Que reste-t-il, au bout du compte ? Les discours enflammés des hommes
politiques de toutes tendances en faveur de l’exception culturelle
française et la dénonciation des spectacles préformatés made in USA.
Des discours, mais peu de volonté de les traduire en actes et un
terrible sentiment d’impuissance.
Philippe Dagen
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 12.07.03