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LE RETOUR DES « GIGOT-FLAGEOLETS »
Gamin dans une ère pompidolienne qui à mes yeux s’éternisait, mes parents et moi étions parfois invités chez un couple d’amis, les « Gigot-Flageolets ». J’avais fini par les surnommer ainsi compte tenu de l’extrême variété des menus qu’ils nous servaient, à la faveur de ces dimanches suintant d’ennui que je passais à leur contact. Car, chez eux, l’imagination ne passait pas la porte de la cambuse. Elle n’y avait pas droit de cité. Et je me disais que s’il suffisait d’une batterie de casseroles pour la stopper net, la dite imagination ne me paraissait guère disposer de la moindre chance d’accéder un jour au pouvoir. L’utopie que représentait à mes yeux une France où la richesse aurait été mieux répartie, s’avérait aussi improbable qu’un récit de pure science-fiction. Si jeune, et déjà tellement optimiste !…
A l’occasion, les fins de repas s’animaient cependant. Un mot de trop, et c’était l’Assemblée Nationale en direct : eux n’étant jamais avares de propos blessants à l’encontre de la classe ouvrière, et mon père rugissant depuis le canapé en skaï dévolu au clan des Rouges. Ma mère quant à elle, s’efforçait de ramener les protagonistes à la sérénité avec cette opiniâtreté malhabile et dérisoire propre aux Casques Bleus en n’importe quel point de la planète.
Le plus drôle résidait bien sûr dans le fait que les Gigot-Flageolets n’étaient bourgeois que dans un recoin de leur tête. Habiter ailleurs qu’au cœur d’une banlieue aux mains des Bolcheviques leur donnait l’illusion d’appartenir à la classe dirigeante qu’ils soutenaient de leurs bulletins de vote avec une rigueur de métronome.
Car s’ils claironnaient fièrement qu’ils ne faisaient pas de politique, et encore moins souvent grève, ils votaient les bougres. Ils votaient ! On leur avait donné le pouvoir de déposer le maître, et ils s’obstinaient serviles et pathétiques, à le plébisciter. Le maître était le dépositaire du savoir, le garant de la prospérité. Et ceci depuis la nuit des temps.
S’opposer à lui serait revenu à remettre en cause le sacro-saint ordre des choses. Décidément, ils n’avaient rien de luciférien les Gigot-Flageolets ! Si les parachutes dorés avaient alors été à la mode, ils n’y auraient rien trouvé d’indécent. Mais entre deux scrutins, que faisaient-ils ?
Quand le moka dominical digeste comme une enclume, avait été bien arrosé, ils entonnaient parfois en chœur « Riquita jolie fleur de Java » (ou de « jaja », j’ai toujours exprimé des doutes quant à la seconde consonne !). Car ils étaient mélomanes nos Gigot-Flageolets. Ils savaient en outre reconnaître l’incommensurable talent de quelque pauvresse avignonnaise dont l’organe hurleur me vrillait les tympans (c’est toujours le cas !), ou appréciaient les ritournelles d’un barde natif de Constantine auxquelles personnellement, je prêtais volontiers certaines vertus laxatives (rien n’a changé). C’est vrai, ils aimaient la culture, les Gigot-Flageolets.
Pour se tenir informés des événements de ce monde, ils compulsaient les pages inoubliables de « Franche Démence » apprenant qu’untel s’était fait poser un bridge, ou que tel autre ne passait plus sous les portes sans frotter au chambranle. Rien que de l’essentiel en somme. A l’époque dont je parle, l’on ne s’attardait guère en effet sur la douloureuse nécessité d’un exil helvétique…
Ils n’oubliaient pas non plus de fustiger cette jeunesse dépravée qui certes, possédait de l’instruction, mais ne disposait d’aucune éducation. Et si ces chevelus mal fagotés avaient un temps fait les marioles avec leurs pavés, eux avaient bien perçu l’inanité contenue dans ces lancers de projectiles. C’est qu’ils étaient visionnaires, les Gigot-Flageolets ! Ils n’auraient pas l’air bien malin tous ces hirsutes quand viendrait le temps d’aller prendre le thé chez la moindre baronne ! Eux par contre étaient prêts, l’auriculaire positionné à quatre-vingt-dix degrés de leur tasse.
Ils réservaient aussi quelques couplets pour ces bronzés que la France était bien trop bonne d’accueillir en son sein généreux. Etrangement, je les ai quelquefois surpris à se goinfrer de couscous.
Il me fallut du temps pour découvrir en eux deux magnifiques spécimens de la majorité silencieuse. Même si pour la quiétude que réclamaient mes oreilles, j’eusse préféré que leur opinion ne débordât jamais les limites de l’isoloir. Et sans le secours de l’école, sans ses cours d’histoire contemporaine, je n’aurais pas décelé combien ils incarnaient le concept jusqu’à la caricature. Jusqu’à mon écœurement.
Aujourd’hui, je sais que lui a fini par être rayé des listes électorales de ce monde. Elle, j’ignore si elle sévit encore. A-t-elle participé au triomphe du nouveau Bonaparte ? A ce passage sans coup férir d’une démocratie parlementaire à une monarchie absolue ? A cette préoccupante collusion des pouvoirs politique, économique et médiatique au service d’un seul homme ? Mais il est vrai que les Gigot-Flageolets ne faisaient pas de politique.
Toutefois, peu importe, car la relève est assurée. Les néo-Gigot-Flageolets sont à l’œuvre. Ils suivent telles des légions de chenilles processionnaires, le sillon tracé par leurs discrets aînés. Le corps entretenu par les cours d’aquagym, le cerveau habillement façonné par le prêche omniprésent de la « religion cathodique », les oreilles en permanence réceptives aux petites phrases distillées par le maître et ses comparses à lui tout dévoués, ils sont prêts. Encore mieux que des scouts. Disponibles pour cette nouvelle ère qui s’annonce. Toute en responsabilité, en pragmatisme. En un mot, en « rupture ». Pour preuve, la bande son de ces nouveaux temps de félicité reste assurée par les mêmes vociférations provençales que naguère !
Et seuls quelques rares aigris dans mon genre le remarquent et peuvent y trouver à redire.
Albert HOUCQ
Messages
1. La majorité silencieuse ou..., 16 juin 2007, 09:50
Ouahou, j’aime bien ce texte. Merci. Il faut donner du corps et une suite. faire du Rougon Maquart. Encore bravo, l’agneau fade sent d’ici.
2. La majorité silencieuse ou..., 16 juin 2007, 18:57
merci
coco prolo