Accueil > La perpetuelle valse des joujoux
Combien de fois ne nous a-t-on pas jeté Ben Laden au visage ? Qui aurait pu, un jour, mesurer l’ampleur de l’affront qui nous a été fait, par l’utilisation de l’image de ce guignol ? Qui un jour pourra mesurer l’étendue du dégât verbal, émotionnel, psychopathologique même de la figure du « führer d’Al Qaïda » ?
Et aussi, parce que ça vaut le coup, interrogeons nous sur le rôle prépondérant de l’orientalisme. Sur cette construction imaginaire d’un orient qui culturellement est soi disant fatalement lié à un type de gouvernement despotique (le tyran despotique des Lettres Persanes de Montesquieu). C’est une construction à travers laquelle l’occident et plus spécifiquement les intellectuels et les universitaires, créent un monde oriental à leur sauce, l’analysent avec leur grille de lecture, le fantasment sur ses couleurs et ses traditions arriérées, une sorte de domination culturelle qui accompagne toute domination quelle qu’elle soit.
Voilà qu’un pouvoir internationalement tentaculaire crée ses ennemis, nous pourrit la vie par leur création, la rentabilise, fomente le dictateur, le supporte puis quand il ne sert plus à rien, ils ne nous laissent même pas le temps de le juger, de le « décapiter ». Est-ce réellement une vengeance américaine que la mort du joujou ?
« Le joujou est un instrument de contrôle ultra sophistiqué »
Mais avant cela rappelons ce que peut être un joujou : c’est une espèce d’instrument de contrôle parental que l’on nous sort quand, dans la lucidité de notre enfance on se rebelle contre certaines décisions. C’est cette espèce de biscuit que l’on consomme pour nous calmer, une sorte de sucette que l’on déguste pour nous taire, ou aussi cette espèce de chiffon que l’on nous donne pour tromper notre lucidité.
Appliquons cela à plus grande échelle. Le joujou ici serait le Ben Laden que l’on nous sort, quand on demande la liberté ; les armes de destruction massive quand on demande la justice ; les convois humanitaires quand on crie que l’on a faim ; l’attentat de Marrakech quand la dignité, la liberté et la justice sociale se réunissent sur un même terrain. Le joujou est cette espèce d’instrument de contrôle ultra sophistiqué déployé par les pouvoirs totalitaires en place. Nous savons tous que le système de gouvernance actuel, le système de maintien dans les bas fonds de la médiocrité humaine, se nourrit grâce à deux éléments fondamentaux qui s’auto-alimentent mutuellement : la peur et la prétendue recherche du confort. Les processus révolutionnaires arabes ont à leurs débuts fait sauter cette peur. C’est la raison du succès, du moins pour les départs de Ben Ali et de Moubarak.
L’enlisement de la situation en Libye, la répression au Bahreïn, au Yémen et en Syrie, n’ont d’autres objectifs que de remettre cette peur dans le plus profond de nos cavités crâniennes. L’enlisement libyen en est le syndrome frappant : « Regardez donc où nous mènent vos révolutions, vers le sang et la guerre civile ». On passe du sang joyeux des martyrs tunisiens et égyptiens, au sang néfaste des rebelles libyens, yéménites ou même syriens. Mais ceci est une autre histoire.
« Le joujou finit un jour ou l’autre par être démasqué »
Revenons aux joujoux. Cette tactique de contrôle politique montre ses limites : alors même que les états occidentaux appuyant les dictatures arabes craignaient un éventuel soulèvement, ceux-ci leur ont renvoyé à la face dans un perpétuel jeu de ping-pong perdant, la fable islamiste. Nous sommes nombreux à avoir cru que l’islamisme était une sérieuse menace, non pas pour les États en présence mais pour la majorité des populations exacerbées par tant d’années d’humiliation et de pauvreté. Il se trouve même qu’un célèbre directeur en chef d’une publication progressiste marocaine en langue française justifiait l’usage de la torture contre ces prétendus islamistes. La force du discours dominant nous a TOUS bernés. Mais le joujou finit un jour ou l’autre par être démasqué. Il n’est pas anodin que la capture et la mort de Ben Laden surgissent en ce moment même. Idem pour l’attentat de Marrakech. Sans rentrer dans des logiques paranoïaques de complot (ça serait accorder trop d’importance aux gens en tête de compote et aux pieds d’argile qui nous gouvernent) il est certain que le rôle des puissances étatiques rentrent en jeu. Car il faut faire valser perpétuellement le joujou.
Mais à force de le faire valser, le joujou perd de sa consistance et c’est de ça dont il s’agit aujourd’hui. Peu importe Ben Laden ou compagnie, la majorité des gens sentent la manipulation et cela permet même de justifier le peu de crédibilité que l’on apporte à nos politiques. Quelle a dû être la tête des pontifes de la DST (services secrets marocains) quand ils ont appris comme nous que Ben Laden a été capturé. Cela détériore leurs plans. Et cela annonce non plus une crise de civilisation mais la fin d’une civilisation. Une civilisation construite sur l’arrogance politique, sur le contrôle TOTAL des esprits et des corps. Aujourd’hui, nous sommes exactement à ce moment où l’aube rejoint le crépuscule. Noam Chomsky dit justement à ce propos, que l’histoire de l’humanité est déterminée par deux courbes : celle de la destruction et celle du renouveau. C’est celle qui sera supérieure à l’autre qui déterminera le devenir de l’espèce.
Sans être autant binaire, les situations actuelles montrent que la civilisation de demain est en construction, et les USA l’ont bien compris en « tuant » Ben Laden, histoire d’entrer par la nouvelle porte la tête haute. Nous avons vu les images d’extase des américains joyeux de la capture. Nous n’avons par contre pas vu les images d’Amérique montrant un peuple, encore plus joyeux, regroupé derrière une banderole : « Debout comme les Égyptiens ». Nous n’avons pas ou peu entendu parler de ce mouvement social américain sans précédent qui prend une ampleur monstre.
« Prenons les joujoux à contretemps »
Aujourd’hui tout est à renouveler : nos grilles de lecture, notre analyse, notre critique, tout est en métamorphose. Les États-Unis et les puissances occidentales l’ont très bien compris. Aujourd’hui, se joue autre chose, il va falloir lâcher du lest, mettre des gants pour garder les mains sales sans crier au scandale, pour entrer dans le nouveau monde. Telle est la logique des pouvoirs. Mais ils se trompent encore une fois et c’est à nous de leur montrer.
A nous de nous adapter, car la crise de la civilisation n’épargnera personne. Le monde est en ébullition, bien que les contre-révolutions soient en marche dans les pays arabes, la révolution rebondit, recrée des liens, tisse des toiles, se renouvelle perpétuellement. Plus de Lénine, Staline, Marx ou Bakounine, ceux-là servent à lire mais non plus à comprendre.
Alors, pour que la courbe du renouveau et de l’humain puisse vaincre celle de la destruction, il faut que l’on stoppe la valse. Et que l’on mène la danse. Les joujoux seront toujours là, mais au lieu de nous dicter le rythme, prenons les à contretemps. Avec plein de fausses notes. Mais avec l’harmonie des jours libres, dignes et justes, qui viennent. Comme l’insurrection.
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« L’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. » Baudelaire, Le spleen de Paris ou petits poèmes en prose.