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Le cas de Siemens montre que le syndicalisme peine à rester un contre-pouvoir au capitalisme.

Publie le vendredi 9 juillet 2004 par Open-Publishing

Emplois à vendre

Par Henri VACQUIN

Il n’aura échappé à personne qu’il est en train de se passer quelque chose
de radicalement neuf avec la remise en cause des 35 heures en Allemagne et
déjà en France chez Bosch, indépendamment des attaques de plus en plus vives
de la droite de la droite, contre lesdites 35 heures. La nouveauté en la
matière, comme en tout, n’ayant rien d’inéluctablement positif. Avec les
délocalisations, une guerre entre l’emploi et le travail est ouverte depuis
longtemps déjà et elle est en train de franchir un seuil qualitatif dont il
serait dramatique qu’il soit irréversible. L’emploi est une chose, le
travail une autre, quand bien même ont-ils un lien.

L’emploi est une utilité sociale que la société offre à l’individu à travers
lequel il peut à la fois éprouver son utilité sociale et se la voir
reconnaître. L’emploi est l’outil clé qui, au-delà de tout ce qui est au
préalable nécessaire à la sociabilisation de l’individu, lui permet de
rendre opérationnelles son utilité sociale et sa citoyenneté.

Le travail qui concrétise l’emploi a un coût. Il y a un marché du travail
intimement lié à l’emploi et à la citoyenneté qui, eux, en revanche, n’ont
pas de prix pour la démocratie, elle-même « a-mercantilisable », même si une
certaine pratique politicienne assimilant le citoyen à un client a depuis
trop longtemps perverti l’idée qu’on se fait du politique et, partant, de
l’exercice de la citoyenneté. Le plein emploi est la clé fondamentale du
plein exercice de la démocratie. Il ne peut faire de doute qu’il faille
faire travailler beaucoup plus de monde, ce qui n’a que peu à voir avec le
fait de faire travailler plus les seuls actifs pour payer l’assistanat aux
exclus de l’emploi - fabriqués comme tels - avant même d’être à la demande
d’un emploi.

Le discours de l’actuel ministre de la Cohésion sociale ne parle que de ça
en s’attaquant au rattrapage scolaire, au logement, en localisant les
efforts sur les lieux d’exclusion et en tentant d’activer le passage de
l’assistanat à l’activité. Mais avec un doute immense à lever dans
l’opinion, celui du « déjà trop entendu depuis trop longtemps, et trop peu
traduit dans les faits ».

Les 35 heures en Allemagne, comme en France, étaient bien quelque chose de
l’ordre de faire travailler plus de monde, pour plus de richesses
matérielles et démocratiques. Mais la manière dont elles ont été menées,
sans la simultanéité de l’effort de sociabilisation préalable à l’emploi, ni
sans grande transformation compétitive de la relation de travail n’a produit
que peu d’emplois. Le « travailler mieux » y a moins gagné que le « travailler
plus vite » avec ses effets pervers sur la production effective de richesse
supplémentaire et le surcroît de stress au travail.

Repasser de 35 à 39 heures pour les seuls actifs relève - comme pour le
passage de 39 à 35 heures - de la même erreur de traitement du symptôme
qu’est le chômage, au lieu d’en traiter ses causes profondes, avec cette
fois le péril de créer beaucoup plus de chômeurs supplémentaires que les 35
heures n’ont créé d’emplois. Au-delà du problème franco-français, les
délocalisations, par le franchissement qualitatif en train de s’opérer entre
la contrepartie « emploi contre l’augmentation du temps du travail non
rémunéré », c’est l’extension à l’Europe et à la planète d’une
vulnérabilisation de la citoyenneté et de la démocratie.

L’effort demandé au salarié au nom de la revalorisation supposée de la
valeur travail qui, selon les libéraux, ne passe que par la sueur qu’il
suscite, n’est pas non plus sans danger quant à l’acceptabilité sociale.
Comment éviter qu’un certain regard lucide finisse par réaliser que l’on est
en train d’inventer du temps de travail non rémunéré ?

Reste après cela à se mettre dans l’esprit d’un militant CGT, même très
réformiste, et a fortiori chez un militant gauchiste de quelque tendance
qu’il soit qui iront logiquement penser - paupérisation oblige - que le
capitalisme et le marché ont franchi la frontière révélant leur nature
profonde, quand le travailleur n’est plus réduit comme toujours à vendre sa
force de travail, mais désormais à devoir acheter son emploi. Ils n’auront
pas de mal à considérer cela comme le comble. Il va être de plus en plus
difficile au syndicalisme réformiste d’épouser l’air du temps sans lui-même
s’interroger sur la difficulté de se représenter la manipulation dont il est
l’objet dans la confusion entretenue entre travail et emploi à court et long
terme.

La localisation de l’emploi de Siemens, c’est jouer le salariat allemand
contre le salariat hongrois, en ayant la complicité du syndicat local de
plus en plus en rupture avec ce qui devrait l’animer sur le versant du
« prolétaires de tous pays, unissez-vous », qu’ils soient en cols bleus ou
blancs.

Par le passé, le syndicalisme revendiquait face à la politique de repli sur
le coeur de l’entreprise et l’externalisation, de rapatrier la
sous-traitance. Aujourd’hui, il en est à acheter son maintien dans le
périmètre de l’entreprise. Pauvre de lui.

L’opposition politique donne à voir en France, en Europe comme sur la
planète, son incapacité à freiner la déferlante libérale pure et dure, faute
d’une vision alternative porteuse d’un autre sens. A lui seul, le
contre-pouvoir syndical n’est plus en capacité d’empêcher la toute-puissance
financière de s’installer malgré tous les dangers qu’elle a déjà révélés à
l’Est comme à l’Ouest, de Tchernobyl en Bhopal, Seveso, vaches folles...
brevetabilité du vivant, OGM, Enron et WorldCom.

L’absence de contre-pouvoir n’incite plus les décideurs à ce que Machiavel
leur recommandait de savoir-faire par libéralité, ce à quoi la nécessité les
contraignait. Il faudrait en effet aujourd’hui une dose exceptionnelle de
sagesse infuse à nos décideurs pour se conformer à Machiavel quand aucun
rapport de force ne les y contraint.

On ne dira jamais assez ce que la fausse alternative communiste
révolutionnaire d’éradication du marché aura pour longtemps, par son cuisant
échec démocratique, fait de mal à la démocratie. Lors de l’écroulement du
mur de Berlin, le non-marché a trop pris dans l’opinion planétaire l’image
de la tyrannie pour que le tout-au-marché comme le tout-à-l’égout n’ait pas
été, vingt ans durant, perversement perçu comme seul porteur de la
démocratie. Un postulat pervers s’est ainsi installé, qui, comme son nom
l’indique, a fini par assassiner toute question à son propos, dont celle qui
consiste aujourd’hui à trouver légitime que le salariat paye son emploi en
Allemagne, comme en France, et partout sur la planète.

La main invisible libérale du marché est en train de tuer la poule aux oeufs
d’or des contre-pouvoirs qui, tant bien que mal, avaient permis au
capitalisme de pouvoir se targuer d’être le seul système ayant su cohabiter
avec la démocratie. Reste à savoir à ce jeu-là qui, du capitalisme ou de la
démocratie, est en train de creuser sa tombe ?

Henri Vacquin
sociologue.

Liberation