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Le charme dangereux de l’homme d’Arcore

Publie le vendredi 20 février 2004 par Open-Publishing

Traduction
de Andrea Barbato

Cet article a été publié il y a dix ans dans L’Unità, le jour même de
la "descente sur le terrain" de
Berlusconi.

Il arrive, l’homme d’Arcore, volant sur l’onde électronique comme une Mary Poppins
de la politique. Il arrive déjà pré confectionné, précuit, en kit de montage,
mode d’emploi compris. Ce n’est pas l’homme en chair et en os qui parle, mais
les cassettes enregistrées, égales comme des clones : ne somme-nous pas dans l’ère
des messages ? Et d’ailleurs, pour une occasion officielle comme une déclaration
de guerre, pourquoi se soumettre à des questions, d’autant plus si l’on possède
personnellement des microphones et des caméras ?
Ainsi, l’Italie préélectorale écoute le sermon du répliquant, essaye éventuellement
de l’articuler et de le saucissonner, mais le résultat est le même. Peut-être
peut-on partir de là, par ce choix singulier de l’auto interview, pour essayer
de comprendre qui est l’homme du destin et de deviner si cette splendide villa
aux allées enneigées sur les collines de la Brianza (à quelques dizaines de Km
de Milan : NdT) sera Versailles ou Sainte-Hélène.

Peut-être Berlusconi (avec Di Pietro, tellement différent) est le personnage
le plus populaire en Italie : et il nous semble même nous souvenir d’un sondage
d’opinion dans lequel il précédait - dans la classification des célébrités de
tous les temps - Jésus Christ lui-même. Il est devenu presque un synonyme : d’habileté d’entrepreneur,
de succès rapide. On naît Agnelli, on devient Berlusconi. Voici l’exemple pratique
de comment n’importe qui, grâce à une capacité de travail sans états d’âme, pourrait
devenir milliardaire, tirer les fils de ce grand théâtre de guignol qu’ est l’univers
de l’information et du spectacle, remettre à leur place les puissants, éventuellement
en exauçant leurs désirs et, enfin, se présenter comme le sauveur de la patrie,
le redresseur des torts, la fée du libre marché, le magicien qui peut nous sauver
d’un fisc jamais repu, mais surtout du totalitarisme étatique et collectiviste.

Piano bar et finance

Que veut-on de plus ? De Berlusconi, les Italiens savent tout : sa carrière, son
passé d’animateur de bateaux de croisière, le bâtiment, les quartiers résidentiels
milanais, le grand bond dans le business de la télé, le faux pas de l’inscription à la
P 2 (loge sécrète maçonnique , mêlée à nombre d’affaires louches dans les années
70 et 80 - les "années de plomb" : NdT), la conquête de Mondadori (édition : NdT)
et de Standa (grande distribution : NdT), l’extension d’un immense empire économique
financier - encore que fissuré par des dettes colossales - les succès sportifs
avec le Milan... Il y a peu à raconter, dans une biographie si publique, qui
se déroule toute en plein air, sous les yeux d’une foule qui est aussi faite
d’usagers et de spectateurs. Que révéler qu’on ne sache déjà sur les réunions
d’Arcore, sur les amitiés politiques, sur les anecdotes personnelles ? Berlusconi
a été sans doute, bien ou mal, le protagoniste des années 80, une décennie d’ascensions
et de chutes, d’absence de scrupules et d’arrivisme, de toupet et de complots.

Aujourd’hui que Berlusconi se recycle, se propose comme un homme nouveau, il
faudrait lui rappeler (mais peut-on dialoguer avec une cassette magnétique ?)
que jamais personne n’a été plus chanceux que lui dans ses rapports avec la vieille
classe politique, celle que les Italiens devraient être appelés à enterrer. Personne
n’a profité d’un soutien plus direct grâce au long gouvernement de son ami très
intime Craxi et de ses alliés démocrates chrétiens, pendant la neuvième législature.
D’abord en l’absence de loi, puis par des lois et des décrets favorables, tout
cela dans une matière - la communication - qui est strictement liée au consensus, à la
manipulation des idées et donc en dernière analyse aux choix politiques. Berlusconi
a eu l’intuition et l’habileté de ne pas endosser d’uniforme, de ne pas parcourir
la grand-route de la subalternité. Il a utilisé l’essence politique pour se fabriquer
une voiture bien à lui, toute particulière, colorée, étincelante. Il a su s’enquérir
méticuleusement sur les goûts, les attentes, les faiblesses, les désirs du public
et a tout fait pour les satisfaire.

L’ingrédient soft

Le mécanisme est simple et génial : je ressemble à vous tous et je vous donne
ce que vous demandez et ce que vous attendez et nous grandissons tous ensemble
et nous nous ressemblons de plus en plus. Si cet engrenage était appliqué (comme
cela arrive dans l’histoire) à des pulsions nationalistes, ou militaristes, ou
ethniques, ou religieuses, on aurait un régime de type moyen-oriental ou sud-américain.
Mais Berlusconi, en le déplaçant en politique, a emmené son matériel soft : la
consommation, l’applaudissement, le sourire à 32 dents, le clin d’œil, l’hilarité.
Il n’est pas difficile, dans l’Italie bête et oublieuse, de transformer tout
cela en projet, en club de bon gouvernement, en tricolore de Forza Italia. Donc,
au fond, il y a une idéologie berlusconienne. Elle part de l’argent, elle s’occupe
de l’argent, elle arrive à l’argent. Mais l’oncle Picsou n’y est pour rien : maintenant
nous savons que l’or est aussi un instrument de pouvoir.

Avant tout pour défendre l’or lui-même, menacé par les étatismes, les concurrences,
les gauchismes. Ensuite, pour stimuler ce monde de marionnettes litigieuses qui,
vu d’Arcore ou de l’hélico de la Fininvest, semble être le monde politique. Un
monde d’ineptes, d’ambitieux, de gueux, incapables de communiquer. Lui, Berlusconi,
a le fric, qui depuis toujours mène la politique. Mais il a aussi les instruments
de la communication, qui sont les briques du consensus. Les idées différentes,
le pluralisme ? Elle sont utiles aux entreprises, meuvent la scène:il n’y aurait
pas d’Othello sans Iago, mais Iago est tout de même le traître ambigu. Il est
préférable de tout fermer dans la confection d’une cassette. Des biographies
ont été écrites sur Berlusconi, certaines perfides, d’autres hagiographiques.

Mépris pour la politique

Son style expéditif plait à beaucoup, qui peut-être prennent ce caractère, si
utile à un entrepreneur, pour une qualité politique prometteuse. Il serait aussi
long de lister les raisons des autres, de ceux qui ont réfléchi sur les dangers
de l’entrée de Berlusconi dans une aire qui au mois de mars pourrait même arriver
au gouvernement. Est-il possible de diluer ses propres intérêts personnels dans
les intérêts généraux ? Y aura-t-il une grande confusion entre ceux qui seront
appelés à décider et ceux qui bénéficieront de ces décisions ? Peut-il y avoir
de la loyauté compétitive si un des concurrents dispose - bien qu’il y ait formellement
renoncé - d’un appareil grandiose de boniment, d’une fabrique de cassettes et
d’opinions en cassette ? Et sur quelle idée des libertés, de la société, de l’éthique,
de la solidarité, des passions civiles est fondé un projet politique qui semble écrit
sur un engagement timbré ? Peut-on fonder un mouvement utile et durable en le
basant sur la peur de quelque chose qui n’est pas (le communisme), sur la caricature
des adversaires, sur de fantaisistes promesses fiscales, sur des imprécisions
nominales telles que la libéral démocratie, sur des règles de marché que le groupe
même a allégrement éludées et violées dans le temps, sur l’unique idéal de la
consommation...?

Consommation d’espoirs, de couleurs, de musiques... La vie n’est pas un quiz,
l’administration publique n’est pas la roue de la fortune, les idées des gens
ne sont pas un karaoké. Si le succès de Berlusconi invite à réfléchir (aussi
sur son indubitable habileté) et reflète une Italie qui voudrait être insouciante
et sans préjugés même au risque de fermer les yeux, c’est l’ambition de Berlusconi
la nouvelle donnée à examiner, pourquoi un homme qui a déjà tout joue une partie
si grande et risquée ? Les réponses possibles sont nombreuses. Parce que ce n’est
qu’ainsi qu’il peut espérer sauver ce qu’il a. Parce qu’il a toujours été un
joueur. Parce qu’il méprise la politique. Parce que le pouvoir qu’il a ne lui
suffit plus. Ou, enfin, parce qu’il croit à ce qu’il dit. De toutes, celle-ci
serait la réponse la plus alarmante. Qui conteste à Berlusconi le droit de s’engager
en politique se trompe. Ces politiques qui veulent le décourager par jalousie
ou par esprit corporatiste se trompent. Ceux qui l’attaquent du côté privé ou
personnel se trompent. Mais ils se trompent aussi ceux qui pensent voter pour
lui.

Publié par L’Unità

Photo "Il giornale di Brescia, 1994"

Traduit de l’italien par Karl et Rosa

19.02.2004
Collectif Bellaciao