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Le communisme presque parfait de Wikipedia

Publie le mercredi 11 juillet 2007 par Open-Publishing
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Actuellement en pleine réflexion sur le communisme et ses exemples de réussites, voici un article intéressant sur Wikipedia..

IlRosso..

source :http://www.newropeans-magazine.org/...

Wikipedia est aussi l’un des fers de lance d’une nouvelle génération de sites Web qui mutualisent les efforts d’une communauté virtuelle. Ces efforts ne sont pas rémunérés. On pourrait évoquer pêle-mêle, comme sources de motivation, le sentiment de participer à une grande aventure collective, l’impression d’être au cœur de ce qui va faire époque, le fait d’apporter une pierre à l’édifice du savoir et de faire grossir le bien commun, le plaisir d’être instantanément publié et de voir en ligne l’effet de son action, la libération à l’égard des formes d’autorité et des hiérarchies traditionnelles, la joie de voir les efforts de la communauté virtuelle reconnus par un très grand succès, etc. Tous ces éléments sont déterminants dans la popularité de Wikipedia.

Wikipedia est un outil très adapté aux connaissances qui ne font pas partie des domaines traditionnels de la connaissance. La vie quotidienne, les actualités, tous les sujets étrangers aux disciplines classiques trouvent naturellement leur place dans "l’encyclopédie libre". Chacun est libre de créer un sujet, aussi peu conventionnel soit-il. L’anonymat, le traitement par mot-clef et l’absence de classification des articles ont supprimé les contraintes de l’édition classique et encouragé beaucoup de lecteurs à devenir éditeurs. Wikipedia réussit à regrouper des gens partageant les mêmes centres d’intérêt. Le traitement de l’information par des communautés ayant atteint une taille critique fait que l’encyclopédie devient l’un des premiers lieux où l’on se dirigera sur Internet pour avoir un aperçu des tendances de la société. La proximité de l’utilisateur avec les sujets traités et la communauté virtuelle explique que l’on puisse y trouver aussi bien dix-huit recettes de fondue au fromage25 que le poids du plus gros hamburger du monde (6,75 kg) servi dans un restaurant de Pennsylvanie26, une fiche présentant le jeu de société Civilization ou bien encore le palmarès complet de récompenses et médailles gagnées par le footballeur Zinedine Zidane, sa décision de prendre une retraite sportive ayant d’ailleurs été transcrite en un temps record sur l’encyclopédie. Il y a un aspect pot-pourri ou bazar complet ("ultimate bazaar") dans Wikipedia, suivant l’expression même de Jimmy Wales.

La gestion en ligne de l’encyclopédie et l’absence d’édition hors-ligne influencent grandement le travail collaboratif. Les modifications restent minimes dans la plupart des cas. Il s’agit de corrections et de retouches, l’apport d’un gros volume de texte étant très rare. On trouvera peu d’articles de fond, qui ne se limiteraient pas aux froides données positives et qui accompliraient un véritable travail pédagogique. Tant au niveau de l’édition des articles que de sa structure générale, Wikipedia est dépourvue d’ordre encyclopédique, c’est-à-dire d’une méthode d’accès réfléchie à la connaissance. On perd le sens étymologique de l’encyclopédie qui est celui d’un parcours circulaire de la connaissance27, au profit d’une recherche immédiate d’information, favorisée par la complicité avec les moteurs de recherches actuels.

Le succès actuel de Wikipedia accélère et entérine plusieurs évolutions remarquables d’un point de vue sociologique. La connaissance et la culture entendues au sens classique se trouvent déportées vers le champ des hobbies, de ce que l’on fait le soir ou le week-end par plaisir, ou de ce que l’on pratique à temps perdu. Les articles ne sont pas signés et n’engagent pas la responsabilité de leurs auteurs. Wikipedia est comme un club de sport où l’on peut librement utiliser les appareils, se passionner pour ce que l’on fait ou s’y amuser, voire se disputer avec les autres pour l’usage de tel ou tel appareil, tout cela sans décliner son identité réelle. L’encyclopédie accueille et stimule l’activité anonyme des contributeurs. On peut basculer à tout moment du rôle de lecteur à celui d’éditeur, ou bien même se donner plusieurs pseudonymes et déployer ses activités sous plusieurs identités. Comme dans les jeux, l’invention d’identités virtuelles ou " avatars28" peut rapidement faire oublier la réalité sociale. Un trait caractéristique de Wikipedia, c’est de n’être en aucun cas un club, c’est-à-dire une communauté fermée : chacun peut instantanément en devenir membre, sans candidature, sans examen et sans procédure de recrutement.

La communauté exerce un contrôle sur ses membres, à travers des préceptes divers, des recommandations et des normes éditoriales. Toutefois, ce contrôle ne se fait pas vraiment sentir comme tel, dans la mesure où c’est principalement un contrôle mutuel que les membres exercent à distance les uns sur les autres. À chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, sous l’œil attentif du voisin de palier. Wikipedia est un communisme, un système de production et de partage dont le principe est la mise en commun des biens. La connaissance et la culture y sont rendues communes, accessibles à tous et produites par tous. La propriété privée est abolie, l’identité sociale dépassée, le travail collectivisé. Dans la réalisation du communisme, on n’a jamais fait aussi bien : invoquera-t-on la République de Platon ou l’Etat soviétique, comme termes de comparaison29 ? La supériorité du wiki saute aux yeux et n’a même pas besoin de défenseurs. Il n’y a d’ailleurs nulle nationalisation, dans la mesure où les participants produisent le bien qu’ils partagent. Nulle violence originelle non plus, les fondateurs et leurs descendants ayant créé leur espace de toutes pièces. Tout cela contribue à asseoir une image éminemment positive.

Wikipedia s’est développé jusqu’à présent sur la base d’une logique de participation libre, opposée au principe de propriété. Au regard de la richesse de cette œuvre collective, les tentations restent grandes de se l’approprier. Ce détournement pourrait prendre la forme d’une société de services implantée au sein de la Wikimedia Foundation, à l’image d’une société comme Red Hat, qui fournit des services informatiques à partir de solutions open source. Cette évolution pourrait prendre aussi la forme d’un partenariat avec plusieurs Universités et centres de recherche, qui délègueraient leurs experts pour vérifier et corriger un certain nombre d’articles. On aurait alors une version homologuée de Wikipedia, comme le réclame Larry Sanger, une œuvre gigantesque et de très bonne qualité. Dans ce cas comme dans l’autre, l’encyclopédie ferait l’objet d’une appropriation et d’une valorisation du travail accumulé au profit d’intérêts particuliers, même dans un but lucratif. Nous pensons toutefois que le diagnostic de Larry Sanger30, est sur ce point erroné : si la réalisation d’une version universitaire de l’encyclopédie n’est pas à l’ordre du jour, ce n’est pas parce que les wikipédistes auraient " en horreur les égards traditionnellement accordés à l’expertise31", mais parce qu’il s’agit là d’un retour au système d’édition classique signifiant une appropriation de l’œuvre collective par quelques individus, semblable à celle que Platon avait accordée aux philosophes sur la République. L’horreur supposée de l’expertise n’est en réalité qu’une conséquence parmi d’autres de la logique propre au projet Wikipedia, logique qui se trouve en opposition avec le modèle éditorial classique, dont Larry Sanger ne s’est jamais vraiment détaché32.

Quelles sont les chances qu’a Wikipedia d’échapper aux appétits du monde des affaires ou à ceux du monde des experts ? Les contenus de l’encyclopédie sont disponibles sous "licence publique générale",General Public License ou GPL, dont les caractéristiques ont été définies par la Free Software Foundation sise à Boston. En bas de tous les articles de Wikipedia, on trouve la mention légale : " texte disponible sous GNU Free Documentation License33 ", dont les statuts sont définis par la Free Software Foundation. La GPL autorise toute personne à recevoir une copie d’un travail effectué sous cette formule juridique. Toute personne a le droit de modifier le travail, de l’étudier et de redistribuer le travail ou un travail dérivé. Cette personne peut toucher de l’argent pour ce service ou bien ne rien toucher. Ce dernier point distingue la GPL des autres licences de logiciels qui interdisent la redistribution dans un but commercial. Richard Stallman pense que le logiciel libre ne devrait pas placer de restriction sur l’utilisation commerciale, et la GPL indique explicitement qu’un travail sous GPL peut-être (re)vendu34. La GNU Free Documentation License est le complément de la licence concernant les logiciels informatiques. Il est juridiquement possible que l’on assiste à la vente de l’encyclopédie sur support physique, après intervention éventuelle des experts. Il est à noter aussi qu’au regard de la liste actuelle des projets, le communisme de Wikipedia ne semble pas menacé. Ce que nous appelons ici le communisme va au-delà de la " licence publique générale " : il implique que le travail volontaire fourni par les contributeurs ne puisse faire l’objet d’une appropriation. L’encyclopédie libre est une entreprise alternative au système « capitaliste » qui repose sur des droits de propriété exclusifs, des savoir-faire que l’on ne dévoile pas, des brevets que l’on dépose et des choses dont on restreint la diffusion à ceux qui ont les moyens de payer, sous peine de se mettre en faillite à brève ou moyenne échéance.

L’exemple de Wikipedia montre que la frontière entre biens marchands et biens non-marchands deviendra plus incertaine encore. Simultanément, les marques se protègeront de manière plus agressive. Les aventures du " libre " comme Wikipedia resteront cependant limitées, car elles vont à l’encontre du fonctionnement général de notre système économique. La progression du " travail gratuit " est quant à elle certaine : on ne parlera pas ici de bénévolat, mais bien de travail gratuit, puisqu’un travail autrefois rémunéré cesse brutalement de donner lieu à des transactions monétaires et se voit confié à la bonne volonté de tous. Il est alors inévitable que le système économique cherche à tirer profit de ces contributions de masse, dans le contexte de la mise en réseau généralisé et de la socialisation virtuelle. Les exemples sont déjà nombreux d’une combinaison entre l’appel à la communauté, le travail gratuit et les services en libre accès d’un côté, le maintien ou l’intervention de la propriété comme source de plus-values de l’autre. On évoquera ici l’exemple de MySpace (espace communautaire de la jeunesse américaine), racheté il y a six mois 580 millions de dollars par FOX (Rupert Murdoch), les sites collaboratifs Del.icio.us (partage de signets, racheté par Yahoo ! ) et Flikr (partage de photos, racheté par Yahoo ! ), etc. Le rattachement de Wikipedia à la Fondation Wikimedia ne permet pas la vente de l’encyclopédie...

Enfin, le statut de la connaissance change. Autrefois, la connaissance et la culture étaient enfermées dans des livres, ou bien dispensées par des professeurs salariés. Le livre avait un prix et le professeur gagnait sa vie en enseignant. Il n’en va plus de même avec Wikipedia. Le problème n’est pas nouveau, depuis les attaques de Platon contre la vénalité de l’enseignement des Sophistes. Est-il toutefois besoin d’experts, c’est-à-dire de personnes tout spécialement chargées de rassembler, produire et diffuser la connaissance ? Platon donnait dans le Ménon l’exemple de l’apprentissage de la langue : nous avons appris à parler, mais personne ne nous a pris à part pour nous l’enseigner. On apprend à parler une langue maternelle par immersion linguistique. Il semble aujourd’hui qu’il n’y ait plus de limites à l’apprentissage par immersion cognitive sur Internet. Est-il besoin même d’apprendre ? Tout étant toujours et partout disponible, la mémoire devient superflue. C’est oublier la formation du jugement, essentielle pour choisir ce que l’on doit considérer comme digne d’apprentissage35 et pour s’orienter à travers les masses compactes de l’information. L’accès au savoir passe désormais par la communauté des bénévoles, pleins de fierté et d’enthousiasme à l’idée d’être investis d’une mission pédagogique universelle. Tous sont professeurs et tous sont élèves : la relation de maître à disciple, qui a constitué la matrice historique de l’enseignement et de l’éducation, a entièrement disparu. Wikipedia pourrait être considérée à la fois comme l’ultime dégradation de la connaissance et de la culture, en termes de statut - aucune compétence spéciale n’est a priori requise pour éditer - et comme la réalisation de l’idéal des Lumières, l’accès de tous à la connaissance et la formation réciproque des esprits étant assurés à travers la libre communication. Cette ambiguïté reste passablement troublante.

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