Accueil > Le manque de diffusion, problème de la culture
La culture souffre en France non pas d’un manque de création mais d’un
problème, de plus en plus aigu, de diffusion. C’est vrai dans toutes les
sphères de la création - le cinéma, les arts plastiques, le théâtre, la
musique - et cela contribue, dans un pays qui revendique inlassablement son
exception culturelle, à créer, de manière de plus en plus inconciliable, des
circuits à deux vitesses. Les artistes singuliers ont du mal à trouver leur
place. Les projets hors normes, réalisés à la marge, ont de plus en plus de
mal à être visibles. Les commissions d’aides les ignorent, les institutions
les ostracisent et les circuits de distribution ne sont guère adaptés.
La réalité de l’exploitation des films est de plus en plus cruelle : le
foisonnement des longs-métrages (il s’en est produit 183 en France l’an
dernier) aboutit à des embouteillages fratricides. Les exploitants ne
laissent plus les films d’auteur faire leurs preuves et bénéficier d’un
bouche-à-oreille qui leur permettrait de rencontrer leur public. Les
longs-métrages, parfois les plus exigeants, restent désormais moins d’une
semaine à l’affiche, quand ils ne sont pas confinés, comme Léo, en jouant
dans la compagnie des hommes, d’Arnaud Desplechin, à une sortie dans une
seule salle parisienne. Ou, comme Les Sucriers de Colleville, d’Arianne
Doublet, à n’être visibles que dans une vingtaine de salles équipées en
vidéo-projecteurs.
Près de deux cents cinéastes, dont Chantal Akerman, Bertrand Tavernier,
Jean-Louis Comolli et Pascal Thomas, viennent de demander qu’aucun film ne
puisse monopoliser plus de 10 % des écrans, soit 528 sur les 5 820 que
compte l’Hexagone, afin que "le cinéma vive de sa diversité" (Le Monde du 4
mars). L’inflation du nombre de copies des blockbusters entrave la
diversité. Rien qu’au cours de la première semaine de janvier, quatre films
(Nemo, Le Seigneur des anneaux, Scary Movie 3 et Les Ripoux) occupaient 57,2
% des écrans français. Le cas des courts-métrages et des moyens-métrages est
encore pire : ils n’ont presque jamais accès aux salles ni aux télévisions.
Malgré quelques timides initiatives pour les sortir de leur ghetto, ces
¦uvres en sont presque toujours réduites à une diffusion dans des festivals.
INCROYABLE CONCENTRATION
Cette crise de la diffusion des films plus "fragiles" - qui intervient
paradoxalement au moment où la création cinématographique est largement
simplifiée grâce à l’emploi généralisé de la vidéo - a eu pour corollaire un
déplacement de cet art vers d’autres lieux, jusqu’alors réservés aux arts
plastiques. C’est le cas de certaines galeries ou de musées qui
s’intéressent désormais au cinéma et diffusent, voire coproduisent des
prototypes, des documentaires ou des films.
Dans le domaine de la musique, la question de la diffusion est de plus en
plus problématique. Deux chiffres, récemment divulgués par l’Union des
producteurs français indépendants (UPFI), sont éloquents pour comprendre
l’incroyable concentration du marché : en 2003, 2,7 % des titres entendus à
la radio en France ont représenté 75 % du total des diffusions. Il ne reste
pas grand-chose du vent de liberté qui a pu souffler sur les radios FM il y
a vingt ans, puisque 90 % des artistes produits ne passent jamais dans les
radios commerciales privées.
La notion de diversité en matière d’exposition musicale à la radio - un
média qui joue un rôle clé dans les ventes de CD - est un leurre. A cela
s’ajoute une autre grande perversion du système : la diversification des
chaînes de télévision, voire des radios, dans la production musicale. Elle
permet, certes, aux quelques chanteurs de Star Ac’, sur TF1, ou à ceux de
Nouvelle Star, sur M6, de se faire une place au soleil, mais elle
marginalise aussi tous les autres artistes et producteurs de musique.
Le lancinant problème de la diffusion concerne, de façon encore plus
criante, les arts plastiques. Plus qu’ailleurs, le poids de l’institution
est incontournable et contribue, là encore, à la mise en place d’un monde à
deux vitesses. Sans doute parce que ce secteur n’est pas aussi ancré dans
l’économie que le sont le cinéma ou la musique, il n’existe pratiquement pas
de données chiffrées.
L’absence de lieux plus alternatifs - hormis les galeries - empêche la
diffusion de pans entiers de la création. Beaucoup moins nombreux et moins
organisés que les professionnels du cinéma, de l’industrie musicale, voire
du théâtre, les plasticiens sont aussi bien plus fragiles. Ils ne
bénéficient pas du régime des intermittents du spectacle (Le Mondedu 19
septembre 2003). Même la diffusion de leurs ¦uvres est rarement payée.
Alors que le code de la propriété intellectuelle du 11 mars 1957 prévoit une
rémunération pour les artistes qui présentent leur travail dans un lieu
public non commercial - comme les musées -, ce texte, qui n’a toujours pas
fait l’objet d’un décret d’application, n’est quasiment jamais appliqué.
Antoine Perrot, président de la Fédération des réseaux et associations
d’artistes plasticiens, y voit "l’une des raisons structurelles de la
précarité des artistes" et il a interpellé les hommes politiques sur ce
sujet avant les élections régionales.