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Le marketing pour gagner la guerre en Irak

Publie le samedi 17 décembre 2005 par Open-Publishing

de Alain Campiotti

George Bush s’appuie sur un chercheur qui étudie les interactions de l’opinion et de la guerre. Pour convaincre les Américains d’accepter des pertes lourdes.

Trois jours avant les élections de jeudi, l’Irak se claquemure : frontières bouclées, couvre-feu prolongé. George Bush arrive lui aussi au bout de sa propre campagne, non pas pour un siège, mais pour tenter de bloquer le scepticisme qui gagne aux Etats-Unis. Avec un certain succès : sa cote est remontée de cinq points. Victoire ? Pas exactement : le président est encore dans les bas-fonds de la popularité. Mais victoire, c’est le mot de décembre. Dans les deux premiers des quatre discours qu’il doit donner avant jeudi, Bush l’a prononcé 26 fois : plan pour la victoire, stratégie vers la victoire, rien moins qu’une victoire complète... Avec le flot de nouvelles démoralisantes arrivant d’Irak, cet optimisme est déroutant, mais il a une explication, et révèle comment l’administration se bat dans les tranchées intérieures.

Avec le premier discours, la Maison-Blanche a publié un document intitulé Stratégie nationale pour la victoire (encore !) en Irak. Scott McClellan, le porte-parole, a expliqué qu’il s’agit de la version publique d’un plan classifié établi en 2003, au début de la guerre. Mais à Bagdad, le général Martin Dempsey, chargé de l’entraînement des troupes irakiennes, a dit aux journalistes qu’il découvrait en même temps qu’eux cette « Stratégie nationale ». Bizarre.

Un « techie » malin du New York Times, travaillant sur le document installé sur le site de la Maison-Blanche, a découvert dans ses parties cachées le nom de l’auteur de sa première version : « feaver-p ».

Peter Feaver est un chercheur en sciences politiques de Duke University, en Caroline de Nord. En juin, il a pris un congé temporaire, et il travaille depuis lors au Conseil national de sécurité. Avec deux collègues de Duke, Feaver s’est spécialisé dans l’étude des interactions entre l’opinion publique américaine et les opérations militaires en temps de guerre. Et il en a tiré, au fil des années, une conclusion : c’est une erreur de croire que les Américains sont allergiques aux pertes sur le champ de bataille. L’équation selon laquelle le retour des body bags entraîne, en fonction de leur nombre, une défection mesurable et proportionnelle de l’opinion est fausse. Elle était fausse même pour le Vietnam, assure Peter Feaver. Le niveau des pertes, élevé, n’a pas été l’élément dominant pour retourner le pays contre la guerre en Indochine : le facteur décisif, ce fut la perte de confiance des Américains dans les motifs de l’engagement, parce que l’administration ne présentait pas un plan plausible de succès, disent les chercheurs de
Duke.

Peut-être qu’aucun plan n’était simplement en mesure de vaincre la détermination de Hanoi et des Vietnamiens. Mais Feaver ne s’arrête pas à ce détail. Sa matière, c’est l’opinion. Il a conduit d’autres études, en 1999 par exemple, pour montrer que les Américains étaient alors prêts à accepter des pertes élevées dans une guerre contre l’Irak, au moment où l’administration Clinton était convaincue que Saddam Hussein développait un arsenal non conventionnel. Il a aussi publié un travail (« Casualty Phobia, CNN Effect ») sur l’effet de l’information en continu en temps de guerre, à propos des pertes, sur l’opinion.

Les travaux de Peter Feaver appliquent en fait les méthodes et les instruments du marketing à la conduite de la guerre. Cela correspond d’ailleurs à un penchant de la présidence Bush. Au début de 2002, préparant les élections de novembre, Karl Rove disait aux candidats républicains que la guerre était un bon thème de campagne. Un peu plus tard, Andrew Card, chef de cabinet à la Maison-Blanche, expliquait que « du point de vue marketing, on ne lance pas un nouveau produit en août ». Dick Cheney avait attendu la fin du mois pour prononcer le premier discours annonçant une action contre l’Irak.

Les deux premiers des quatre discours du président portent sans conteste la marque feaverienne. Le ressassement du mot victoire s’accompagne d’une explication, souvent reprise, sur les dangers d’un retrait prématuré des forces d’Irak : l’effondrement du pouvoir mis en place à Bagdad, livrant une bonne partie du pays à une alliance saddamo-islamiste, serait un danger pour la sécurité des Etats-Unis eux-mêmes. Mais qu’est-ce que la victoire, étant admis (par les généraux eux-mêmes) que la résistance ne peut pas être vaincue militairement ? C’est un état de violence résiduelle qui ne menacerait pas l’existence du gouvernement de l’Irak, après les élections de jeudi. Toutes les fins de guerre sont difficiles, disent les tenants de la nouvelle pensée stratégique. Même au Japon, après la capitulation : les Américains avaient dû accepter le maintien de l’empereur sur son trône, pour ne pas avoir entre les mains un pays incontrôlable.

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