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Le nomadisme affirmatif du mouvement des intermittents
Publie le mardi 9 septembre 2003 par Open-Publishingpar Valérie Marange
Ce sont donc quelques milliers d’acrobates et de jongleurs qui ont réussi ce
que n’avaient pû produire, au printemps, des professions plus puissantes et
plus protégées : non pas encore une victoire mais, ce que redoutent
par-dessus tout les pouvoirs, un événement. L’annulation du Festival
d’Avignon en est un qui vaut bien celle du baccalauréat, en ceci surtout
qu’elle relie, gommant la traditionnelle trève estivale, les mobilisations
du printemps à celles qui s’annoncent. Effet d’emploi du temps sans doute,
puisque les intermittents travaillent aux loisirs (actifs) des autres, mais
aussi effets de subjectivités très singulières et occupant dans les formes
sociales actuelles une place (ou non-place) tout aussi spécifique.
Les intermittents du spectacle et de l’audiovisuel sont des travailleurs
précaires d’un secteur particulièrement important pour l’économie actuelle.
Et il y a, Act up le disait au moment du mouvement des chomeurs, une
"fierté" propre au précaire, qui constitue la base de toute éthique digne de
ce nom, aujourd’hui si ce n’est en tout temps. La précarité, si elle n’est
pas réduite à la peur ou au ressentiment, est la seule noblesse en ces temps
de dictature du risque, comme intégration vraie de la finitude et condition
d’ouverture à la puissance, qui n’est pas pouvoir. London chantait déja ce
nomadisme affirmatif fuyant sous le talon de fer, que nous apprennent aussi
les Gitans, comme mon ami Angel, musicien que j’eu le plaisir de retrouver
dans une manif d’intermittents porteur d’un drapeau de sa "nation",
m’expliquant les formes de redistribution sociale, dans les villages gitans
d’andalousie, des gains de quelques musiciens à succès...
De cette fierté du
précaire, ces travailleurs-là sont particulièrement porteurs, puisqu’
engagés dans une auto-valorisation pour accéder à des métiers
intellectuels-créatifs autrefois réservés aux rentiers, généralement peu
désireux d’accéder à des emplois permanents, mais pas résignés pour autant à
la paupérisation . La précarité, beaucoup d’entre eux l’agissent comme part
d’autonomie vis à vis des appareils de capture institutionnels ou
économiques, comme le font d’ailleurs à plus bas prix des Rmistes investis
dans la vie associative et culturelle, des "intellos précaires" de
l’université ou de la presse qui travaillent sans couverture sociale, et
autres transfuges des grands partages du savoir, du pouvoir et du sensible.
Pour ces différentes raisons, à la jonction du monde du travail précaire et
de celui des valeurs immatérielles, ils expriment un mixte détonnant, d’une
autre manière que ne le fit autrefois "l’aristocratie ouvrière", mais
reprenant de celle-ci quelque chose d’essentiel : la conviction qu’égalité
et singularité, bien loin de se contredire, se potentialisent.
A la
différence de leurs prédécesseurs, ce n’est pas seulement de leurs "métiers"
particuliers, comme le croient les syndicats, qu’ils tirent leur "fierté",
mais de l’intermittence elle-même comme capacité à inventer sa vie entre
contraintes et liberté, ce qui implique un vrai savoir faire, et une forme
de foi au sens de Kierkegaard : mixte de fini et d’infini de nécessaire et
de possible. Et exprime l’aspiration commune à la composition esthétique des
forme de vie de tout un chacun, ainsi qu’à des garanties collectives non
normatives. Ce mixte est à la fois la raison de l’attaque du Medef-CFDT
(finissons en avec ces fainéants heureux tout en laminant la production
culturelle minoritaire), et celle d’une résistance éthique et vitale ,
apparemment non prévue par les "partenaires sociaux"., ni par bien des
intermittents eux-mêmes.
C’est pourquoi la proclamation de vitalité du mouvement des intermittents à
cette rentrée 2003 est un levier important pour la suite, pour arreter de
jouer comme disent les coordinations. C’est à dire pour atteindre des zones
de communication et d’organisation plus immanentes pour l’accès au commun.
Un des résultats imaginables pourrait être la formation de coordinations
dans d’autres secteurs. En tous cas cette mobilisation introduit une
transversalité porteuse de contamination, de changement de style. En
témoigne peut-être la déclaration d’Attac, organisation jusqu’à présent
rivée à la "valeur travail" ou du "plein emploi" et qui, dans un communiqué
de soutien au mouvement des intermittents, affirme qu’il pose une question
d’intérêt public, celle de dissocier le temps de travail de la rémunération,
pour un accès de tous au temps libre lui aussi créateur de richesses.
Micro-révolution culturelle à gauche dont on espère qu’elle ne sera pas sans
lendemain, au moment ou Raffarin tente d’allier à sa manière les promesses
du libéralisme avec celle du travaillisme jospinien de "l’impot négatif".
Tout ceci, bien sur, est assez fragile. Les tentations corpo, que portent
les syndicats du secteur culturels même oppositionnels (fédérations des
professionnels du spectacle, syndicats d’auteurs, groupements de
cinéastes...) sont bien présentes qui sacrifieraient l’essentiel : la
"porosité" de l’intermittence redoutées des experts libéraux, sa zone
d’indiscernabilité . Ces tentations se sont aussi exprimées dans les
coordinations, avec la peur de la non-reconnaissance, qui réactive les
pulsions hiérarchiques. Mais ces coordinations, parce qu’elles regroupent
aussi des multiplicités de situations et de compétences, ont aussi commencé
à créer une capacité d’auto-affirmation et d’expertise des valeurs établies
Nous retracerons dans le prochain numéro cette histoire et ces agencements
dans leur beauté chaotique et efficace . En attendant, nous avons choisi de
publier un texte de travail d’un atelier de la coordination des
intermittents et précaires d’Ile de France qui tend à démonter les illusions
de l’exception culturelle, du statut de l’artiste et du droit d’auteur. Ce
que nous ferons non sans évoquer les analyses de Foucault mettant en cause
la figure de l’auteur, ni sans proposer pour rire quelques détournements de
Duchamp ou de Lacan : ceci n’est pas un (statut de l’) artiste ; ou encore :
l’exception culturelle n’existe pas. Car il y a belle lurette, comme nous le
rappelle le texte ci-dessous, que l’oeuvre est toujours expression de forces
qui dépassent l’artiste comme individualité et que l’économie, l’art et la
vie, ont partie liée dans une économie générale du désir et du besoin où ils
ne sauraient être en rapport d’exclusion.