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Le salut polonais d’un chômeur allemand

Publie le mercredi 31 mars 2004 par Open-Publishing

En fin de droits, Tassilo Schlicht a franchi la Neisse pour un emploi, devenant un des premiers immigrés allemands en Pologne.

Zazieki (Pologne)

Tant que Tassilo Schlicht pointait au chômage du côté allemand de la rivière Neisse, personne ne s’intéressait à son cas. Mais depuis qu’il a trouvé un travail du côté polonais, le loser de l’ex-RDA est devenu une célébrité locale. Tassilo Schlicht est l’un des premiers immigrés allemands en Pologne. Depuis six mois, il travaille à la station d’essence Apexim-AB de Zazieki, à cinq kilomètres du poste-frontière de Forst. On y arrive par une départementale cabossée. Dans des cahutes en bois, de jeunes Polonais vendent des cartouches de cigarettes pour 11 euros et des nains de jardin pour 7 euros. Sur la route de Jasien, plus au sud, des filles, frigorifiées, font étalage de leurs charmes. Au milieu d’un paysage de fermes délabrées et de panneaux rouillés, Apexim brille dans la nuit comme une bougie capitaliste.

Touristes de l’essence. Devant les dix pompes à essence d’un jaune éclatant, les voitures défilent sans interruption. Rien que des plaques allemandes. « Ce sont les touristes de l’essence, lance Tassilo Schlicht, regard d’enfant, visage marqué. Ils viennent même parfois de Cottbus (25 km), ou de plus loin encore. » A 86 cents le litre contre 1,06 euro en Allemagne, le calcul est vite fait. Dans sa caisse, Tassilo n’a que des euros. Les zlotys sont relégués dans un vague tiroir en bois. C’est déjà un peu l’Europe, ici. Sauf que le personnel polonais parle mal l’allemand. Le jour où Tassilo Schlicht, 46 ans, a appris qu’Apexim voulait recruter un Allemand, il n’a pas hésité longtemps. « Un autre aurait peut-être fait la fine bouche. Mais moi je galère depuis la chute du Mur, alors, ceux qui ricanent, je m’en fous. »

Dans le Brandebourg, le taux de chômage atteint 22,5 %. Deux fois plus qu’en Allemagne de l’Ouest. Et pourtant, « seulement » cinquante personnes ont répondu à la petite annonce d’Apexim. Les « Ossies » (Allemands de l’Est) les plus qualifiés fuient à l’Ouest. Les autres sombrent dans la déprime. Un fils, un père invalide, un frère handicapé... Tassilo ne pouvait pas partir. Après la réunification, ce mécanicien a été licencié de la grande l’usine d’Etat VEB. Entre deux périodes de chômage, Tassilo tâte de tous les petits boulots : vendeur de moquette, employé chez Baumarkt (le Leroy-Merlin local)...

Le temps passe et le trentenaire voit chaque année sa situation financière se dégrader. Il se met à boire. Sa femme le plaque. « Le jardinage et la télévision, cela ne pouvait plus durer. J’étais prêt à n’importe quoi pour sortir de cette situation. » Quand Esso ouvre une station d’essence près de Cottbus, il y donne un coup de main pour apprendre le métier, dans l’espoir d’une embauche. « Pendant cinq mois, j’y suis allé à mes propres frais », raconte-t-il. Au moment où il croit toucher au but, la station doit licencier. Les « Ossies » préfèrent faire le plein en Pologne.

En fin de droits, Tassilo ne touchait plus que 550 euros d’allocation chômage par mois, dont 330 euros partent dans son loyer... Le patron d’Apexim lui a proposé 950 euros net, quatre fois plus que le salaire polonais moyen. Dans cette chaîne de quatorze stations basée à Poznan, c’est évidemment le droit du travail polonais qui s’applique aux 150 salariés (dont 15 Allemands). Quatre jours de repos pour quatre jours à la pompe. Douze heures de travail par jour de 6 heures à 18 heures ou de 18 heures à 6 heures, quatre semaines de congés payés. « Les petits jeunes ne tiennent pas le choc parce que dans les stations d’essence allemandes il y a trois équipes », explique Tassilo. Inconvénient : « En cas de licenciement, je touche le chômage polonais pendant un an. Et c’est tout. »

Gastarbeiter. Car pour l’ANPE allemande, Tassilo Schlicht n’existe plus. Des Allemands qui travaillent en Pologne pour le compte de grandes entreprises allemandes, il y en a. En revanche, des Allemands invités à travailler en Pologne comme de simples Gastarbeiter (travailleurs invités), c’est une nouveauté plutôt ironique. « Si vous trouvez un emploi là-bas, c’est comme si vous ne travaillez plus du tout », a répondu l’agence pour l’emploi de Forst à Tassilo Schlicht qui voulait connaître ses droits. « Aucun accord entre la Pologne et l’Allemagne n’est prévu », confirme l’Agence fédérale de l’emploi à Nuremberg. Un Allemand licencié par une entreprise française a droit aux Assedic en rentrant en Allemagne. Pas un Allemand employé en Pologne.

« Je suis trop honnête, sourit-il. J’aurais mieux fait de ne rien dire. » Plein de bonne volonté, Tassilo Schlicht s’est mis au polonais. Sur ses propres deniers. L’agence pour l’emploi a refusé de lui payer des cours. A un mois de l’élargissement de l’Union, l’Allemagne est surtout préoccupée par l’immigration des travailleurs de l’Est et la lutte contre le travail au noir. Avec l’Autriche, Berlin s’est battu pour obtenir une période de transition de sept ans maximum avant d’ouvrir son marché du travail aux dix nouveaux pays. A ce jour, seulement 98 000 employés de l’Est (pour moitié, des Polonais) paient leurs cotisations sociales en Allemagne (hors travail saisonnier). Selon l’institut DIW, l’élargissement pourrait attirer en Allemagne 220 000 citoyens des nouveaux pays par an.

D’un côté ou de l’autre. Le projet de loi du gouvernement Schröder contre le travail au noir vise également à décourager l’immigration clandestine. La chasse aux femmes de ménage polonaises ou aux ouvriers dans le bâtiment permettra-t-elle de diminuer le chômage à l’Est ? Réponse de l’Ossi miraculé : « La seule chose qui compte, c’est de créer des emplois pour que cette région ne crève pas. D’un côté ou de l’autre de la Neisse... car, après le 1er mai, ce sera de toute façon l’Europe. »

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