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« Les cellules pénitentiaires sont dotées d’un tableau d’affichage ». Jean-Marc Rouillan, extraits d’infinitif présent.

Publie le mardi 30 novembre 2010 par Open-Publishing

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"Existe-t-il en prison un principe existentiel tel le principe d’Archimède ?
Tout corps plongé au plus profond d’un cachot reçoit une poussée de
haut en bas d’intensité égale au poids de son inexistence de condamné ?"

Infinitif Présent, P 13

collage de Joëlle Aubron

"Les cellules pénitentiaires sont dotées d’un tableau d’affichage, il s’agit souvent d’un cadre vissé de guingois sinon un élémentaire carré de contreplaqué. Ici, l’encadrement d’un mètre sur soixante centimètres chevillé entre l’armoire et la fenêtre aux larges barreaux de béton se compose d’une dizaine de carreaux de liège que ceinture une fine baguette vernie. Autour, la peinture épouse les scarifications du coffrage. A quelques détails près, le mobilier carcéral est immuable. Dans les centres de sécurité, le lit métallique est fixé au sol, comme la haute armoire où dans certaines prisons, faute de place, nous rangeons côte à côte nourriture et vêtements. La nôtre comprend cinq étagères de rangement et une penderie à double battant. L’ameublement est complété par une chaise en plastique gris et une table d’un modèle identique depuis les années soixante-dix, fabriquée à la chaîne à l’atelier de menuiserie du centre de détention de Muret.

Dans les établissements de haute sécurité où règne un silence monacal, les taulards enfilent des balles de tennis aux pieds de la chaise et parfois à ceux de la table. Ainsi un maladroit peut à loisir les traîner sans qu’elles produisent le crissement sinistre qui mettra en pétard les voisins un étage plus bas.

Au contraire, à toute heure du jour et de la nuit, les grandes maisons d’arrêt bourdonnent, pareilles à des ruches. Le brouhaha des télés répond en écho aux arpèges orientaux dégoulinant des radios. "T’as du tabac,", "Mets moi ce que tu sais dans le yoyo", "J’ai vu Yasmina au parloir". Les rondes entraînent les files d’arrivants traînant leurs baluchons sur le dos comme les escargots transbahutent leurs coquilles. Les verrous claquent. La tournée des infirmiers livre les poudres de perlimpinpin et la came estampillée marchand de sable. "Bonne nuit, les petits !" En guise de Nounours, le gaffe veille à ce que le gars ne planque pas ses cachets de Tranxène sous la langue pour mieux en recracher quelques mesures dans un flacon, et ainsi la refourguer dans la cour de promenade à un plus junkie que lui. Avec la dose qu’ils lui ont refilée, il ne verra pas le jour avant le repas de midi.

Dans les centrales à effectif limité, le silence agit sur le défilement du temps et son oubli. L’été passe, l’automne, l’hiver en suivant, un nouvel été et un troisième ... il semble que nous venons de débarquer et simultanément que nous avons toujours été entre ces quatre murs. Que nous sommes les ombres à peine troublée d’un reliquat de vie.

La dissolution des êtres se conjugue au calme impavide et trompeur de leur cohabitation obligatoire. Existe-t-il en prison un principe existentiel tel le principe d’Archimède ? Tout corps plongé au plus profond d’un cachot reçoit une poussée de haut en bas d’intensité égale au poids de son inexistence de condamné.

Pour le reste de l’aménagement, il n’est question que de débrouille et de patience. Les plus habiles bricolent des rayonnages de carton ou de bois. Lorsqu’une cellule se vide, une silhouette récupère le placard mobile. Le plus malin emporte en douce la table informatique et les deux ou trois planches servant d’étagères. Il suffit alors de colle à chaussure, de bouts de fil de fer et de ficelle pour agencer le tout. Même dans la plus moderne des prisons, ils n’empêcheront jamais les ratiers de passer des heures à visser et à clouer, comme si cet aménagement de bidonville nous permettait de rendre le lieu moins carré, moins clapier, moins boîte de conserve à viande humaine.

Coller des photos en dehors du tableau d’affiche est plus ou moins toléré. C’est selon le régime intérieur. Comme au temps des anciens QHS, les matons prennent un malin plaisir à déchirer les photos de famille débordant de ce cadre réglementaire. Bien sûr, ils ne préviennent jamais le nouvel arrivant. Ils le laissent s’installer et coller une ou deux photos. Et un jour, ils sévissent. Au retour de promenade ou d’une instruction au Palais de justice, les photos ont été arrachées. Le gars les retrouve posées sur la table quand la chance lui sourit. Autrement, il fouille la poubelle et passera des heures à les recomposer parce qu’elles ont été déchirées avec une minutie de dentellière. Les surveillants espèrent une réaction de colère, peut-être des injures ou pire. Ils pousseront l’avantage jusqu’à l’expédier manu militari au quartier disciplinaire.

Cette idée de de devoir afficher là où ils nous le commandent, m’a toujours fait enrager ...."

C’est ainsi que commence le livre de Jean-Marc Rouillan, Infinitif présent. C’est au départ explique-t-il plus loin, le projet d’une nouvelle. Ce panneau d’affichage longtemps resté vierge car l’on ne décore pas le lieu d’un supplice, renvoie à l’album qui lui, le suit, ou plutôt l’accompagne. Il renferme (quel mot symbole dans ce lieu d’enfermement) les photos qui lui sont proches et qu’il ne partage pas avec l’oeil des matons Et les photos renvoient à des souvenirs, qui pour lui sont toujours des moments de combat, de lutte. Y avait-il des choses à dire, à ne pas dire, certainement, puisque ses souvenirs s’associent nécessairement à d’autres, qui ont leur vision, leur vécu de ces mêmes moments. Pourtant ce livre est sans aucun doute iun hommage à tous ceux qui on partagé son combat et étroitement lié à la disparition de Joëlle Aubron, qui rejoint dans l’histoire de ces combats, celle de Puig Antich.

Alors le livre se termine par une dernière évocation, par cette dédicace à tous ces révolutionnaires disparus, à ceux qui au fil de l’histoire ont pris les armes.

"Pour mes frères coupables, ceux qui ont allumé l’incendie"

" J’ai l’impression que le sang coule moins vite dans mes veines. Je n’arrive plus à suivre ce que je vois sur l’écran et qui s’agite vainement. Je voudrais arrêter l’instant. Cette réflexion me tire malgré tout un sourire. Je coupe la télé et finis par fixer le panneau d’affichage. La houle cesse. Je scrute les différentes photos. Devant le peloton d’exécution, l’esprit de Fortino Samano se détache de son enveloppe de chair et d’appréhension. Il accueille la mort prochaine, les mains dans les poches. Plus haut, autour de Pancho Villa, les cartouchières de ses compères insurgés brillent d’une étrange flamme. La crosse des fusils est posée à terre. Au fil de l’histoire, des hommes et des femmes ont pris les armes comme les Communards de la barricade du Faubourg du Temple. Ils ont brisé les tabous comme on casse des miroirs : "Sept ans de malheur." Qu’importe ! Vive la Sociale ! Ils ont connu l’effroi parfois, la souffrance souvent. Mais tout cela s’efface devant le bonheur insondable d’avoir échappé au rythme monocorde de la soumission. A la voie de l’obéissance et à l’ordre de rester à sa place. "Oui, mon bon maître !". Oui ! Toujours oui ! Il est si facile de s’accorder à la perpétuelle résignation. De la naissance à ces heures perdues sur les bancs de l’école communale, à l’usine, au bureau, aux trois-huit, aux bouchons du mois d’août sur les autoroutes, et parfois à l’armée, aux départs à la guerre, et pour les survivants, le retour à l’usine devant la machine jusqu’à la retraite et les mouroirs. Le système produit les doses mortifères nécessaires. Les docteurs en morale et en savoir-vivre dictent les posologies.

collage de Joëlle Aubron

Nous quatre (avec les autres, les anciens et nos compagnons), nous nous sommes libérés un instant (un instant, il est vrai) de la misère des sans-vies. Paul Nizan a écrit pour conjurer la lliturgie des petites gens : "L’homme n’a jamais rien produit qui témoignât en sa faveur que des actes de colère : son rêve le plus singulier est sa principale grandeur, renverser l’irréversible." Mais il a oublié de mettre en garde lorsqu’on suit la recette. Gare à la punition ! Le système ne fait pas de cadeau. "Au nom du peuple français", il ne supporte pas la véritable contradiction. Il double et triple les posologies. La mort. Toujours la mort.

Pour Sabino et à sa suite l’armée des fantomes révolutionnaires ... comme pour Gianfranco agonisant dans une cellule grise de la centrale de Tran.

Pour Wolfgang et son hémorragie, allongé sur le ballast de la gare de Bad Kleinen.

Pour Salvador et son espoir au pied de l’échafaud (espérance sans lendemain après la mort de Franco).

Pour Ulrike, le regard sombre de la poétique insurgée dans son uniforme gris de prisonnière.

Pour Ciro et son éclatant sourire à la terrasse d’un bar de Villiers. Je lui pose la main sur l’épaule : "Tout ira bien". Quelques instants plus tard, sa gorge ne sera qu’un flot de sang.

Pour Farid et son salut de la main sur le quai de la gare du Nord. Les flics le tabasseront à mort dans les caves du secrétariat central d’Helsinski.

Pour tous les autres, les plus connus et les anonymes.

Pour Gramsci, sur son catafalque cellulaire.

Pour les disparus algériens et sud-américains.

Pour les réclusionnaires de Cayenne.

Pour nos compères communards à la suite de Ferré, géants fusillés, à l’étroit dans leurs costumes de sapin.

Pour les résistants palestiniens, libanais et irakiens.

Pour les guérilleros colombiens.

Pour les révoltés avant l’heure. Pour les plus pressés que les autres et qui n’ont jamais attendu que l’heure ait sonné pour se réveiller.

Pour Blanqui, le héros blanchi sous l’astre pâle des exils pénitentiaires.

Pour le résistant. Pour le déserteur allemand mort dans le maquis, pris au piège au fond d’une grotte de Normandie.

Pour tous ceux emprisonnés à cause (et pour la cause) d’idées incompatibles.

Pour mes frères coupables, ceux qui ont allumé l’incendie. Ceux qui se sont réjouis du bruit de l’explosion. Ceux qui ont été les bourreaux d’une poignée de puissants dans les années soixante-dix et quattre-vingt. Mais aussi pour les innocents parfois. Ceux qui n’ont eu d’autre choix que de se laisser emmener comme des ballots. Pendus aux balcons de Tulle ou piétaille fagottée des cérémonies expiatoires de l’antiterrorisme postmoderne.

Pour les camarades du camp de Gurs alignés le long des baraques, ceux des barricades de juillet 1936, des tranchées du front d’Aragon, ceux de toutes les révolutions et des guérillas, leurs bouches réunies soufflent le message de l’histoire : "Survivre et résister jusqu’au bout de la souffrance des hommes"

Pour le Seguiremos adelante du Comandante Ernesto. Pour ses yeux demeurés ouverts et dans lesquels on devine encore les traits de ses assassins.

Pour le "Malgré tout" de Karl Liebknecht prononcé lors de son dernier discours à Berlin début janvier 1919.

Pour tous les "malgré tout" de tous les nôtres qui ont passé l’arme à gauche.

L’espérance se lèvera demain soyons-en certains..."

collage de Joëlle Aubron

Et c’est sur les mots de Joëlle écrits au dos d’une carte

accrochée sur le fameux tableau d’affichage que se termine un livre :

Qui reste un hommage à ceux qui luttent

en replaçant leur lutte au sein des combats menés, au fil de l’histoire,

pour la libération de l’homme par l’homme.

Et qui fait ainsi de tous ceux qui y sont cités les tenants de cette histoire.

C’est aussi et bien entendu un hommage à Joëlle Aubron disparue ...

luxemb

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