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Les jeunes des cités existent-ils ?

Publie le jeudi 28 décembre 2006 par Open-Publishing
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de Eric Marlière Sociologue, Historien. Chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

Mon mémoire de DEA de sociologie portait sur la fin du monde ouvrier à Gennevilliers, selon une approche socio-historique. Gennevilliers faisait partie de ce que l’on appelait auparavant les banlieues rouges. J’ai effectué ma thèse de sociologie sur le devenir de la dernière génération d’ouvriers du lieu, et donc en partie des enfants d’immigrés. La partie socio-historique de mon mémoire figurait dans ma thèse mais n’a pas été publiée dans mon livre. Je concluais cette partie sur ce constat : la ville de Gennevilliers n’offre plus de travail aux enfants d’ouvriers et d’immigrés à partir des années 80.

Dans les années 80, le quartier de Gennevilliers dans lequel j’ai grandi constituait un repère de bandits d’une grande violence. Nous avons aussi connu l’arrivée de la drogue dure à la fin des années 70 et au début des années 80. Le climat s’est progressivement amélioré à partir du début des années 90, ce quartier ayant été le deuxième de France à bénéficier des politiques de la ville en 1982, après les émeutes des Minguettes en 1981.

Le livre publié se compose de deux parties. La première traite de l’hétérogénéité des parcours des jeunes du quartier objet de mon étude. Je suis retourné dans mon quartier d’origine, en immersion totale, durant six mois pendant lesquels j’ai pu observer les pratiques spatiales de ces jeunes. J’ai noté l’existence de sept groupes de jeunes différents qui occupaient ou non l’espace de cette petite cité HLM rénovée, qui a plutôt l’air résidentiel actuellement. J’ai opéré cette classification en fonction de différents paramètres tels que le niveau scolaire.

Ainsi, j’ai évalué à 40 % la proportion de jeunes diplômés de l’université dont un groupe dont je ne traiterai pas dans mon exposé, que j’ai appelé « les invisibles ». Je fais moi-même partie de ce groupe, composé de jeunes à la moyenne d’âge de trente ans, ayant suivi des études de très haut niveau ou qui ont fréquenté les grandes écoles de commerce.

J’ai repéré un autre groupe de jeunes, celui des « musulmans pratiquants », qui, dans ce quartier, affichent un très bon niveau d’études, beaucoup d’entre eux ayant suivi un parcours scientifique. Ils approchaient la trentaine à l’époque. 60 % de ces « musulmans pratiquants » ont un niveau d’études équivalent à Bac +5. Ils pratiquent un islam plus ou moins assidu et se réclament de la mouvance salafiste cheikhiste. Ils se distinguent donc des salafistes jihadistes et des Takfir.

J’ai identifié un troisième groupe d’individus approchant la trentaine également, à l’époque de mon étude, celui des « jeunes de la galère », plus connus médiatiquement. Ceux-ci n’ont pas effectué d’études longues et ont connu des processus d’exclusion plus ou moins rapides. Ils sont impliqués dans des activités de trafic de cannabis, de recel, généralement et travaillent parfois par le biais de sociétés d’intérim. Ce sont ceux que la droite appelle avec ironie les « intermittents du travail ».

Les autres groupes sont constitués d’individus plus jeunes. Les « Marocains sud » sont des jeunes gens qui occupent l’espace sud de la cité et sont issus, pour la plupart, des familles d’Agadir. Ils ont réussi un parcours scolaire plus ou moins intéressant et possèdent généralement un BTS ou un DUT, ce qui leur permet d’entrer plus ou moins rapidement sur le marché du travail. J’opposerai ce premier groupe avec les jeunes issus de familles algériennes, de Grande Kabylie en particulier, qui subissent des processus d’exclusion et de délinquance semblables à ceux que connaissent les galériens. Un autre groupe est constitué d’individus plus jeunes, qui viennent de franchir l’âge de la majorité juridique. Ils ont donc 18 ans à ce moment-là et sont légèrement plus âgés que les émeutiers de 2005. Certains fréquentent le lycée quand d’autres sont entraînés dans un processus de délinquance. Ils baignent dans cette culture post adolescente, et sont donc un peu plus voyants que les autres, ce qui ne plaît pas toujours aux plus âgés engagés dans de petits trafics. Ces jeunes sont souvent en voie d’indécision. Il est intéressant de constater qu’ils ont une culture de la flexibilité beaucoup plus rapide que celle des trentenaires. C’est-à-dire qu’ils sont en mesure de passer leur Bac, tout en assurant une petite activité de trafic de cannabis et, dans le même temps, de participer à des activités d’animation sociale et culturelle.

J’évoquerai enfin un dernier groupe : celui de la génération de 80. Beaucoup, parmi les premiers toxicomanes, sont décédés. Il s’agit donc d’une génération très déchirée, plus réellement jeune. Ces individus constituent en quelque sorte la mémoire collective des jeunes. Ces individus ont parfois fait partie du monde ouvrier mais en ont été exclus rapidement, les usines fermant à l’époque.

A l’issue de cette première partie du livre, je conclus mon propos en affirmant qu’un « jeune de cité », au sens médiatique du terme, n’existe pas.

La deuxième partie de mon livre s’oppose de manière dialectique avec la première. J’ai en réalité constaté l’existence d’une culture commune à tous ces groupes, liée au passé ouvrier. Certains jeunes se réclament du monde ouvrier quand ils clament qu’ils sont fils ou filles d’ouvrier. Il est à noter que la rénovation de cette cité HLM, dans les années 80, avait donné lieu à des inaugurations et au tournage de films, caractéristique que nous ne pouvons pas généraliser à tous les quartiers. Je précise que cette cité HLM a été construite pendant la période de l’entre-deux-guerres, de 1926 à 1927. Les jeunes sont donc liés par un passé commun, ce qui n’est pas le cas pour toutes les banlieues.

Ces jeunes sont aussi réunis par la pratique culturelle véhiculée par un islam urbain et individuel. Beaucoup d’entre eux se retrouvent autour de la pratique d’un islam, certes pas aussi orthodoxe que celle des barbus. Des fêtes comme le Ramadan sont souvent partagées par ces jeunes. La pratique de l’Islam a toujours eu cours dans cette cité certes, mais était moins visible chez les parents de ces jeunes gens.

Les pratiques culturelles et traditions des pays d’origine de ces jeunes les lient aussi. Je ne les qualifierai de méditerranéennes plutôt que de maghrébines exclusivement. Comme en Espagne et en Italie, on assiste à des élans de machisme. J’ai d’ailleurs essentiellement centré mon travail sur les hommes. Étant moi-même un ancien résidant de la cité, il ne plaisait pas toujours aux hommes que j’interviewe leurs mères ou leurs soeurs. Le sociologue rencontre malheureusement sur son terrain des obstacles sociaux à la recherche, qu’il convient d’expliciter. Je préciserai ici que les femmes sont très peu présentes dans l’espace public. J’ai eu la chance, à l’époque de mon DEA, d’être entré en contact avec une jeune fille dont l’objet d’étude portait sur les jeunes femmes. J’avais donc pu tirer de la matière des entretiens qu’elle avait effectués auprès de ces jeunes filles. Nombre d’entre elles refusaient de se retrouver à traîner au bas des barres d’immeubles, aux côtés des « galériens » et des jeunes qu’elles méprisaient.

Je préciserai que ces jeunes sont aussi intégrés à la société française. Ils maîtrisent les institutions et ont une certaine connaissance des enjeux, une bonne maîtrise de la langue. Ce sont les jeunes que l’on voit dans les médias, happés par les processus de délinquance, qui s’inscrivent dans des phases d’exclusion. J’ai donc constaté que ces jeunes sont aussi liés par leur intérêt pour la culture consumériste. Ils sont également enrôlés dans la course à la compétition. Les marques de voiture et les belles vacances, par exemple, retiennent leur intérêt. Il est d’ailleurs à noter que nombre de ces jeunes voyagent certainement plus à l’étranger que les franco-français. Ils effectuent des séjours en Thaïlande, par exemple, et retournent souvent dans leur pays d’origine. A ce propos, je me déplace régulièrement en Tunisie et au Maroc en ce moment. J’ai pu constater que ces jeunes sont mal perçus dans ces pays et souffrent d’un véritable rejet. Ils se sentent davantage de la planète « immigrée » qu’Algériens ou Marocains, etc. Je préciserai cependant que le nationalisme développé par les Algériens est plus prégnant que celui des autres. J’ajouterai que ces jeunes portent également un certain intérêt à leur corps. Ils pratiquent des sports populaires tels que la boxe ou le football mais également la course à pied. J’ai pu observer que certains de ces jeunes surveillaient leur ligne. La tenue vestimentaire est également importante à leurs yeux.

Mon livre comporte un chapitre sur les institutions vues par les jeunes. J’ai en effet pu les interroger de manière informelle et pratiquer l’analyse en situation ou en conversation. Ils portent un regard très sombre sur la société, en général, et les institutions, en particulier. La police fait partie de ces institutions. Les plus jeunes entretiennent un rapport de défiance envers les forces de l’ordre. J’ai d’ailleurs assisté à des jeux « au chat et à la souris » entre ces jeunes et les policiers de la BAC. Même les individus qui ont réussi leurs études portent un regard que je qualifierai de marxiste sur la police de l’Etat ou des bourgeois. J’ai constaté que les éducateurs étaient également très mal perçus dans ce quartier. C’est en parti dû à un historique local. Ces éducateurs sont en quelque sorte assimilés à des agents des RG. Si le quartier en question n’est pas violent aujourd’hui, certains éducateurs m’ont dit que ces jeunes évitaient de leur adresser la parole ou leur lançaient des réflexions sarcastiques telles que « Alors, t’es venu nous espionner, t’as une fiche sur nous ? ». Quant à l’animateur municipal, même s’il est issu de l’immigration maghrébine, il est perçu comme un pion ou un cobaye ou comme quelqu’un ayant renié ses origines. Je soulignerai également que ces jeunes ont également une vision du politique assez sombre. Ils développent parfois une théorie proche de celle du complot. J’entends souvent de la bouche de ces jeunes, même diplômés, que le « député est franc maçon », ceux-ci ajoutant même parfois qu’« il a fait allégeance au sionisme » et « dépend de l’Etat d’Israël ». C’est généralement un regard assez sombre qui est porté sur la société. Dans certaines communes, les jeunes me disent que leur ville est dirigée par un maire de droite qui est moins souple envers eux. Un jeune sociologue, Olivier Masclet, a publié, voilà trois ans, un livre intitulé La gauche et les cités : enquête sur un rendez-vous manqué. Il a basé son étude sur un autre quartier de la ville de Gennevilliers. J’ai, de mon côté, constaté que même les jeunes militants se sentaient trahis par le parti communiste. C’est donc un rejet encore plus important de la politique que j’ai pu constater. J’ai ainsi entendu les propos suivants : « Que ce soit Jean-Marie Le Pen ou un maire communiste, qu’est-ce que ça change pour nous, finalement ? ».

J’ai récemment contribué à un ouvrage collectif intitulé Quand les banlieues brûlent. Je souhaitais recueillir le sentiment des habitants de ces quartiers sur les émeutes. Le quartier dans lequel j’ai mené mon enquête et la ville de Gennevilliers, en général, n’avaient pas connu de violences urbaines depuis près de vingt ans.

Certains jeunes m’ont affirmé que « la ville de Gennevilliers [ressemblait] plus à la Suisse à présent ». Hormis les trois catégories de population que je n’ai pu interroger, soit les néofascistes qui ne souhaitent pas parler à un sociologue, les musulmans pratiquants qui ne souhaitent pas s’exprimer sur les émeutes qu’ils ne soutiennent pas, et les personnes âgées, j’ai recueilli les témoignages et le sentiment d’un public varié.

J’ai ainsi écouté les propos de mères de familles qui sentent subir le racisme du directeur d’école. Les pères de famille immigrés, las d’avoir travaillé aussi dur, se demandent aujourd’hui s’ils ont fait le bon choix en venant s’installer en France et conçoivent une certaine peur pour leurs enfants qui ne se sentent ni vraiment Algériens ou Français. J’ai également interrogé des ouvriers, « français depuis plusieurs générations », qui, s’ils ne soutiennent pas les émeutes, estiment que les politiques et les institutions les ont abandonnés. Ils constatent qu’il n’y a ni travail ni usine ; certains ont été mis en préretraite et ne touchent qu’une pension de 400 euros. J’ai aussi interviewé les « grands frères » qui observent « qu’il y a vingt ans, [eux] aussi subissaient les violences policières mais n’en faisaient pas tout un plat ». J’ai également pu recueillir le témoignage de quelques jeunes au profil proche de celui des émeutiers. N’ayant pas participé aux violences, ils disent cependant comprendre ceux qui ont pris part aux évènements.

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