Accueil > Les mille visages de l’altermondialisme
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Ils refusent la "gouvernance mondiale" des pays les plus riches, dénoncent les inégalités et réclament d’autres modèles. Par dizaines de milliers, les altermondialistes se sont donné rendez- vous dimanche autour du lac Léman pour faire entendre, dans toute leur diversité, leurs voix face aux dirigeants du G8. Ils témoignent.
DEPUIS plusieurs jours déjà, ils arrivent à pied, à vélo, chargés comme des bourricots. En voiture ou par car. Ou encore par le train. Sur les affiches, dans la région : "Ils sont huit, nous sommes des milliards". De la gare, à Annemasse, les autorités ont prévu une navette pour qu’ils se rendent à l’aérodrome, converti en camping et centre de convergence. Un peu plus loin, dans les bois, quelques miliers ont choisi la vie dans des camps "alternatifs" autogérés : le village intergalactique d’un côté, le village anticapitaliste et antiguerre de l’autre. Il y a aussi le Point G, le camp non mixte des féministes. Et ce n’est que pour Annemasse.
Tout autour du lac Léman, côté suisse ou français, les troupes altermondialistes se retrouvent, ce pont de l’Ascension, pour s’opposer au G8, réuni à Evian - le "directoire du monde", disent-ils, le sommet des dirigeants des huit pays les plus industrialisés. Ils ont prévu des débats, des forums, des concerts, un contre-sommet - le sommet pour un autre monde. Et des actions symboliques : des brasiers devaient être allumés, samedi soir, tout autour du lac.
Il y a deux ans, à Gênes, 200 000 personnes avaient convergé contre la tenue du G8. Manifestations et violences. Répression policière. Un manifestant avait été tué. L’année d’après, le G8 s’était exilé à Kananaskis, dans une petite station des Rocheuses canadiennes.
Désormais, les rendez-vous "altermondialistes" se multiplient. Contre le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC. Ou lors des réunions des Forums sociaux. Pour apaiser les craintes, côté français, les organisateurs anti-G8 avaient prévu une première petite manifestation "festive", qui a eu lieu jeudi 29 mai à Annemasse. La veille, le village intergalactique avait invité les riverains de Cranves-Sales à boire l’apéritif. "A quoi cela sert de lutter contre le capitalisme, si c’est pour passer mon temps au supermarché à préparer cet apéritif", constatait, ironique, un jeune "alternatif". A l’image des personnages qui témoignent ici, le monde bariolé de l’altermondialisme se retrouve aujourd’hui sur les rives du lac Léman.
MARIE-EVE ET SON "COMBAT"
Née à Genève dans une famille franco-suisse, Marie-Eve Tejedor, 27 ans, est éducatrice. Elle a commencé son "combat" il y a cinq ans avec des associations d’étudiantes et l’a élargi à toutes les questions sociales. Elle s’est beaucoup investie ces dernières semaines dans le mouvement antiguerre.
"Notre message est simple : le G8 est illégitime. Les huit chefs d’Etat ont été, plus ou moins, démocratiquement élus, mais ils n’ont pas été élus pour diriger le monde et pour décider du sort des populations. Il faut les combattre. Je dénonce le pillage des pays du Sud par les pays du Nord, les directives de la Banque mondiale, du Fonds monétaire internationale et de l’Organisation mondiale du commerce, qui œuvrent contre les peuples. Ces structures ne peuvent plus continuer. Nous, les altermondialistes, sommes pour un autre monde, un monde plus juste, un monde où la vie des peuples est prise en compte, un monde où les multinationales n’ont pas tous les droits."
NOEL, LE MILITANT BRITANNIQUE
Noel Douglas, 32 ans, enseigne les beaux-arts à mi-temps à University College, à Londres. Il milite activement au sein du mouvement britannique anticapitaliste Globalise Resistance.
"Je prépare depuis des mois notre participation aux manifestations de Genève. Je me suis rendu sur place déjà plusieurs fois. Les billets d’avion Londres-Genève sur EasyJet, ne sont, heureusement, pas trop ruineux. C’est l’ironie du capitalisme, ce capitalisme qui, pour moi, reste l’ennemi principal, en particulier celui qu’incarne l’Amérique de George Bush. Je viens d’un milieu populaire. Ma première manifestation remonte à 1989. C’était la fin du règne de Margaret Thatcher. Je protestais alors avec des milliers d’étudiants contre le remplacement des bourses universitaires par des prêts. Ensuite, je me suis intéressé à l’histoire, à la philosophie. J’ai lu Marx. Je me suis senti proche de tous les penseurs qui voulaient changer le monde. En préparant mes diplômes, j’ai rejoint le mouvement anticapitaliste. J’appartiens à Globalise Resistance depuis le début. J’ai participé à tous les grands rendez-vous protestataires contre l’impérialisme : Prague, Gênes, Séville. Je suis un fervent lecteur du Monde diplomatique.
J’ai été très impliqué dans le mouvement contre la guerre en Irak et la gigantesque manifestation du 15 février qui a rassemblé à Londres plus d’un million de personnes. Outre leur refus de la guerre, beaucoup de ces marcheurs protestaient contre l’impérialisme sous toutes ses formes, économique autant que militaire. La protestation antiguerre a confirmé l’existence d’un immense vivier de mécontents du système. Nous croyons aux mouvements de masse. C’est formidable, lorsque nous manifestons en Italie ou en Espagne, de voir les gens à leur fenêtre qui nous saluent, nous soutiennent. Nous n’avons pas de temps à perdre pour instaurer un nouvel ordre qui tienne compte des besoins de chacun, où les gens puissent avoir leur mot à dire. Surtout lorsqu’on voit la poussée des forces irrationnelles, du fascisme, du fondamentalisme. Nous n’avons qu’une ou deux générations pour changer les choses."
OLIVER, L’"ÉVOLUTIONNAIRE" ALLEMAND
Queue-de-cheval, barbe courte, Oliver Moldenhauer fait figure, à 28 ans, de vieux routier de l’agitation politique. Présent à Göteborg, Gênes et Porto Alegre, il a été en 2000 l’un des fondateurs de la branche Attac dans son pays après avoir passé une dizaine d’années chez les Verts. Pacifiste non violent et tiers-mondiste, ce Berlinois ne se reconnaît plus dans les partis traditionnels.
"Les partis n’agissent pas parce que leurs adhérents sont mécontents d’eux ou porteurs d’idées qui les dérangent. Notre travail est de créer de nouvelles dynamiques pour forcer les dirigeants à changer d’orientation. Chez les Verts, j’ai remarqué que l’on n’essayait plus de faire passer des idées, mais que l’on cherchait davantage à éviter la pression en essayant de s’y adapter.
Le G8 est illégitime et symbole d’injustice. Venir à Evian, c’est protester contre l’idée que huit chefs d’Etat ou de gouvernement s’arrogent le droit de diriger le monde. C’est un moyen de pression dirigé contre nos politiciens pour qu’ils comprennent que s’ils veulent être réélus, ils doivent agir.
Je me considère comme un "évolutionnaire" et non pas un révolutionnaire. Autrement dit, je suis un réformiste radical. Je ne suis pas un gauchiste et je pense qu’il est nécessaire d’avoir des mécanismes forts de marché avec une part importante de redistribution des richesses. Il est irréaliste de mettre en place un seul et unique contre-projet à la globalisation pour accoucher d’une autre société."
RICARDO, CONTRE LA PENSÉE UNIQUE
Ricardo Garcia Zaldibar, 55 ans, urbaniste, a participé à la fondation d’Attac Madrid, dont le site Internet reçoit 15 000 visites par mois.
"Je me suis toujours intéressé aux relations internationales, à la misère, à la pauvreté. Mon travail m’amène à beaucoup voyager et dépend de ce qui se passe. J’ai milité dans les années 1970 pour la gauche et puis dans les années 1980, j’ai pris mes distances et commencé à lire des romans plutôt que des essais. A cette époque, dans nos pays développés, nous étions revenus à l’individualisme, chacun cherchait à construire son petit coin de paradis personnel.
Mais, au milieu des années 1990, je me suis rendu compte que les grands pactes sociaux-démocrates des années 1970 se modifiaient pour des raisons de capitalisme financier, un capitalisme de plus en plus agressif. Un des catalyseurs a sans doute été la chute du mur de Berlin : nous avons baissé la garde au plan idéologique, nous ne nous sentions plus capables de changer le monde, de transformer la société, les mouvements de libération nationaux disparaissaient et on ne voyait pas d’alternative à opposer aux think tankseuropéens et américains du néolibéralisme.
Nous étions totalement démobilisés, désarmés par la pensée unique, dans une société refermée sur elle-même. Il n’y avait plus d’opposition, pas de discours alternatif. Privatisations et flexibilité avaient bonne presse, on nous disait que le privé fonctionnait bien et que le secteur public était inefficace.
C’est ce discours de la société de marché, qui allait contre mes convictions, qui m’a poussé à me remobiliser. Les jeunes refusaient cela aussi de manière intuitive, viscérale. Beaucoup intégraient des ONG, des mouvements. Porto Alegre a prouvé qu’on pouvait articuler un autre discours et agir."
JULIE, AMÉRICAINE, ANTICAPITALISTE ET ANTIGUERRE
Julie Nahrjanj, 23 ans, née dans une petite ville du Texas, fait ses études à la prestigieuse London School of Economics, un peu l’équivalent britannique de Sciences-Po.
"Mon premier choc politique, je l’ai eu à San Antonio, où j’étais arrivée à l’âge de 19 ans pour poursuivre mes études universitaires. J’ai découvert le contraste scandaleux entre deux mondes, celui des riches Texans et celui du prolétariat, composé, pour l’essentiel, des travailleurs migrants venus du Mexique voisin, dont beaucoup n’avaient même pas accès à l’eau courante. J’ai pris conscience des injustices et de la nécessité de les combattre. Je suis devenue ce qu’on appelle aux Etats-Unis une activiste politique radicale. Après le 11 septembre 2001, j’ai réagi en rejoignant ceux qui s’opposaient à la guerre en Afghanistan. La situation terrible qui règne dans ce pays m’incite à croire que nous avions raison. J’ai bien sûr été engagée à fond, à Londres, dans le mouvement contre la guerre en Irak. L’objectif de cette guerre était stratégique et économique. Il s’agissait de contrôler les richesses pétrolières et les matières premières d’une région. Pour l’instant, je me considère avant tout comme anticapitaliste. Le néolibéralisme, avec son cortège de privatisations, fait des ravages et engendre la pauvreté dans le monde entier. Je suis hostile au jeu du libre marché, comme à l’existence de lourdes bureaucraties étatiques. Les social-démocraties à la scandinave sont sans doute ce que je trouve de plus proche de l’idéal dont je rêve. En septembre, je retourne aux Etats-Unis. Je militerai pendant six mois dans une ONG qui s’est fixé pour objectif de combattre le traité établissant la zone de libre-échange pour les Amériques (ZLEA). Nous ferons du lobbying auprès du Congrès, qui doit examiner ce projet en novembre."
OLIVIER, LE SEXAGÉNAIRE CONTESTATAIRE
Figure de proue du Forum social lémanique, en Suisse, Olivier de Marcellus, 60 ans, américain d’origine française, a quitté la Californie à 23 ans pour éviter d’être envoyé au Vietnam. Genevois depuis 1966, ce psychologue a été activiste, manifestant et contestataire, de tous les combats.
"Depuis que les chefs d’Etat des pays industrialisés se réunissent pour soi-disant améliorer le sort de l’humanité, les choses vont de mal en pis. Dans les années 1970, aux Etats-Unis par exemple, l’écart des salaires entre un ouvrier et un PDG était de 1 à 30. Aujourd’hui, il est de 1 à plus de 300. Le salaire du PDG de Nike est 500 000 fois supérieur à ce que peuvent gagner les gens qui fabriquent les chaussures en Indonésie. Nous dénonçons ces inégalités. Les gens nous accusent de ne pas offrir d’alternative. Mais c’est le G8 qui n’a pas d’alternative ! Leur alternative, c’est après nous le déluge. Nous représentons la majorité silencieuse face aux pays riches et, tant qu’ils ne changeront pas leur discours, on va continuer à les harceler. Les mesures radicales que nous proposons contre les institutions internationales vont peut-être servir à les réformer. L’OMC défend les intérêts des multinationales. La dette étrangle les pays du Sud. Nous dénonçons aussi les promesses du G8 non tenues, comme sur le sida par exemple. Les Américains ont versé 6 % seulement de ce qu’ils avaient promis de verser au Fonds mondial contre le sida. C’est un scandale."
AXEL, LE CYBER PUNK PACIFISTE ALLEMAND
A 19 ans, Axel Rüweler, allemand, vient d’avoir son bac et promène sa silhouette de baba cool dans les concerts de rock alternatif, les manifestations contre l’extrême droite et les réunions d’anciens hackers et nouveaux artistes informatiques de la scène alternative de Bielefeld (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Il ne fait partie d’aucune organisation politique.
"Pour le moment, je vis ma militance dans les manifestations. Cela a commencé il y a deux ans au moment de l’exposition critique consacrée à la Wehrmacht, à Bielefeld, contre laquelle ont défilé des néonazis.
Je suis descendu dans la rue pour m’y opposer. Je suis aussi un "computer fanatiker" et m’intéresse de près aux questions touchant aux libertés des individus sur le réseau, à la protection des données. C’est par ce biais que j’ai glissé vers la politique. La démocratie est une bonne chose, mais je me sens très éloigné du système des partis, des luttes internes qui reposent davantage sur des conflits de personnes que sur des questions de fond. En cela, je ne pense pas être très différent des jeunes de ma génération. Les partis sont trop loin des nos réalités.
L’Internet permet de s’informer davantage qu’en devenant membre d’une organisation politique. On peut découvrir facilement des petits groupes politiques et entrer rapidement en contact avec eux. Je dois être un peu utopiste. Si je n’avais pas en moi cette croyance de pouvoir changer tout cela, je ne serais pas à Annemasse."
DAMIEN, DE L’AUMÔNERIE AU COMMERCE ÉQUITABLE
A 23 ans, Damien Lesca sort de l’Ecole supérieure de commerce de Lille. Il s’est occupé de septembre 2002 à janvier 2003 du rassemblement européen de la communauté de Taizé à Paris. Habitant Bourg-en-Bresse, il a rejoint Annemasse à vélo avec un ami étudiant et s’est installé dans l’un des deux campements "alternatifs", le village intergalactique, un lieu de convergence de réseaux internationaux allant du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) aux libertaires néerlandais de Biozone.
"Je n’ai jamais vraiment été militant. Mais j’aimais déjà les discussions thématiques à l’aumônerie du lycée. Je me suis vraiment intéressé aux questions du développement Nord-Sud en effectuant un stage, dans le cadre de mes études, pour la Plate-forme pour le commerce équitable, puis j’ai continué de m’y intéresser par le biais de la Maison de l’économie solidaire, à Lille. Maintenant, j’aimerais bien pouvoir avoir une expérience de travail au Sud pour comprendre ce qui se passe, de leur point de vue, là-bas.
Il y a un mois, avec mon ami qui milite à Attac, nous sommes déjà venus manifester à Genève, contre l’OMC, ces organisations qui proposent un libre-échange en truquant les règles. Tout devrait passer maintenant par l’ONU, mais il faudrait redéfinir les représentations. Et changer quelques manières de pensée. Quand on parle d’un produit de qualité, on ne voit souvent, pour le moment, que l’aspect qualitatif - ce qui est bon pour le corps. Alors qu’on devrait penser qu’un produit de qualité est aussi celui qui est bon pour le producteur ou pour l’environnement."
CLAUDIA, URUGUAYENNE, ET L’ENVIE DE FAIRE COMPRENDRE
Uruguayenne, 27 ans, claudia a étudié les relations internationales à l’université de montevideo. elle travaille depuis trois mois à amsterdam dans une ong néérlandaise, corporate european observatory, chargée d’étudier et de traquer les menaces que font peser les grandes compagnies internationales sur la démocratie et la justice sociale. elle arbore un sac du forum social mondial de porto alegre, où elle s’est rendue deux fois.
"Mon combat prend sa source dans celui que je menais jadis dans mon pays, lorsque j’étais étudiante, contre la volonté du gouvernement de privatiser l’éducation. Seuls les riches pouvaient faire des études. En Amérique latine, la résistance me semble avoir commencé bien plus tôt, dès 1994, avec les luttes pour l’amélioration des systèmes de santé et d’éducation. L’"antiglobalisation", ça me paraît être un mot et un concept bien d’ici ! C’est important que la société civile européenne se rende compte de ce qui se passe au Sud. Cela ne pourra pas continuer comme cela. Les privatisations, la libéralisation, la dérégulation sont allées bien trop loin. Les pays du Nord ne sont pas à l’abri non plus de catastrophes comme cela s’est produit en Argentine et en Uruguay, même s’ils disposent d’un système de protection sociale différent. La présence de toute cette police, ici, autour du lac, reflète certainement l’importance qu’a prise le mouvement. Cependant, ça ne suffit pas de protester, même si cela est bien, car avant personne ne disait rien. Le vrai défi, c’est de faire en sorte que chacun ait les moyens de comprendre comment le système fonctionne ; de faire en sorte que chacun se sente plus impliqué personnellement, et puisse dire que cette manière de produire ne peut plus continuer."
LAURENT, L’INFORMATICIEN LIBERTAIRE
Informaticien, Laurent Scapin, 32 ans, milite à Alternative libertaire (AL) depuis huit ans. A Annemasse, au village alternatif anticapitaliste antiguerre (VAAAG), il anime les débats de la Convergence des luttes anti-autoritaires et anticapitalistes (CLAAAC G8), qui regroupe, entre autres, diverses organisations anarchistes et libertaires.
"Je suis venu au mouvement libertaire un peu avant l’élection présidentielle de 1995, quand j’étais étudiant. Je me demandais comment je pouvais vivre dans un pays qui était prêt à élire Balladur au premier tour ! Ce qui me plaisait, c’était cette confrontation permanente entre la théorie et des choses quotidiennes et concrètes. Par exemple, avec Droit au logement, on pouvait articuler un projet de société et se dire : "Demain, il faut ouvrir un lieu pour reloger des personnes." Ensuite, j’ai fait Prague, en septembre 2001, contre le FMI et la Banque mondiale.
Au fur et à mesure des luttes contre ces institutions ou le G8, nous nous sommes rendu compte - entre différents mouvements proches - que nous travaillions bien ensemble, sur place, à 1 500 kilomètres, et qu’en France nous retrouvions nos sectarismes et nos querelles de chapelles. Tout cela manquait d’efficacité. Nous avons commencé à nous coordonner et à voir ce qui nous rapprochait. Il y avait Evian. On s’est dit qu’il fallait passer la vitesse supérieure. Ici, je sens la montée de la répression et de la violence policière. Quand je vois toutes ces magasins barricadés ! Et le flot d’immondices que l’Etat déverse sur nous en commettant des amalgames. Moi, je ne me définis pas comme anti ou altermondialiste, mais en positif et internationaliste. Je veux défendre un projet de société fondée sur une solidarité internationale entre tous les exploités. Je suis pour une mondialisation des luttes et des solidarités."
FRANCESCO, LEADER DES DÉSOBÉISSANTS NAPOLITAINS
Chômeur âgé de 28 ans, Franceso Caruso est le leader des Disubbedienti à Naples - mouvement de désobéissance civile et non violente.
"J’ai commencé à militer à 18 ans dans les centres sociaux (foyers autogérés par les jeunes où s’expriment leurs révoltes contre l’injustice). Dans ma ville de Naples, tant de droits sont niés : celui d’avoir une maison, un travail, une école, celui de pouvoir se soigner. Au cours de ces dix ans de lutte, nous en sommes venus à revendiquer ces droits bafoués en manifestant dans la rue, mais aussi à nous les réapproprier. Je vis dans un squat. En nous autogérant, nous faisons des cours pour les gamins, nous allons chez le maire et à la région pour réclamer l’eau qui manque parfois dans certains quartiers, pour exiger un travail pour chacun, ou pour défendre l’environnement mis à mal. Nous avons fini par comprendre que tous ces problèmes pour lesquels chacun se battait dans son coin ont une matrice commune. Que, pour vaincre, il fallait nous attaquer au plus haut de ces contradictions sociales, se battre contre les sommets mondiaux.
Mais le mouvement évolue. Il doit affronter maintenant la guerre globale qui a commencé le 11 septembre 2001. Il doit lutter contre l’aspect le plus brutal de cette globalisation, celle de la terreur, de la violence, des bombes et de la mort. Pour un Disubbediente comme moi, il faut ancrer notre lutte dans notre quotidien. Ces grands raouts à l’occasion des G8 et autres sommets sont devenus un rituel qui n’attaque en rien les processus réels de la domination et de l’exploitation. Il nous faut une action concrète, c’est la seule forme de désobéissance efficace. Témoigner, nous avons fini par le comprendre, ne change rien contre la guerre, ces messieurs de la globalisation ne nous écoutent tout simplement pas. Ce dont nous avons besoin, c’est d’action."
CÉDRIC, DU MOUVEMENT LYCÉEN À LA COORDINATION ANTI-G8
Cédric Durand, 27 ans, a fait une thèse d’économie sur la transformation de la métallurgie russe sous l’impact des réformes libérales entre 1991 et 2001 à Paris. Aujourd’hui à la Ligue communiste révolutionnaire, il a consacré, ces derniers mois, près de la moitié de son temps à la préparation du village intergalactique, l’un des deux campements alternatifs à Annemasse.
"Mon engagement remonte au mouvement lycéen de 1991, puis à Ras l’front. Il y eut aussi le mouvement de décembre 1995 et les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR). En 2001, je suis allé à Québec protester contre le projet de zone de libre- échange des Amériques (ZLEA). Il y avait aussi un grand forum social, avant les manifestations. Cette année, à Porto Alegre, j’ai appris à connaître les réseaux sud-américains. On voyage beaucoup, on essaie de coupler cela avec des vacances. Après la chute du mur de Berlin, les alternatives de l’Est sont mortes à tout jamais. Les sociaux- démocrates, ça n’avance plus. Les modèles nationalistes du Sud, ce n’est pas la panacée.
Le mouvement altermondialiste, c’est une grande marmite pour des alternatives pour changer la société. Ici, sur le village intergalactique, le spectre des idées est large... du CCFD aux libertaires néerlandais de Biozone. Avec la LCR, on a d’autres liens avec d’autres réseaux, des syndicats. Il n’y a pas que des jeunes cools ! On fonctionne beaucoup par Internet, par listes de discussion ou listes de diffusion. C’est beaucoup plus souple qu’un militantisme traditionnel. Et le mécanisme de prise de décision force à marcher au consensus. La première tâche, c’est la résistance. Mais on devrait pouvoir aller plus loin. Développer d’autres pratiques, comme la désobéissance des Italiens."
ROGER, QUI DÉFEND LA NOBLESSE DE L’ACTION POLITIQUE
Roger Vioud, 47 ans, adjoint au maire d’Annemasse, chargé de l’urbanisme, des travaux et de l’environnement, arbore le brassard jaune des bénévoles au Sommet pour un autre monde coordonné par le Centre de recherche et d’information pour le développement (CRID). Militant depuis vingt ans, il représente le Parti socialiste au sein du Collectif haut-savoyard de résistance au G8 (CHARG8).
"Quand je suis arrivé au collectif, ce n’était pas facile. J’étais le social- traître de service aux yeux des autres partis de la gauche plurielle ou des associations. On me disait qu’on n’était là que pour faire de la récupération politique. Et puis, comme toujours, après, on apprend à se connaître. Je suis issu d’une famille de droite. Cette prise de conscience des inégalités, cela fait longtemps que je l’ai eue. C’est ce qui m’a fait naturellement tomber à gauche. Je trouve scandaleux qu’en France des gens crèvent de faim. Ici, nous vivons dans l’une des zones les plus riches, avec pourtant des écarts de revenus colossaux. Il y en a qui vivent avec à peine 10 euros par jour et d’autres, qui travaillent à Genève, dans les organismes internationaux, dont le salaire tourne autour des 10 000 euros mensuels.
Bien sûr, je sais que le Parti socialiste peut être critiqué. Pourquoi ne pas le dire si on le pense ? Mais il me semble qu’il valait mieux que la gauche soit au pouvoir que si elle n’y avait pas été. Certains ont la mémoire courte. La gauche continue de porter des valeurs. L’action se fait dans le temps, la réflexion et la régularité. Je considère qu’il n’y a rien de plus noble que l’action politique - celle au sens grec - celle qui fait corriger les choses. L’articulation avec le mouvement altermondialiste doit se faire avec les partis politiques, qui sont appelés à gouverner. Le rêve porté par cette nébuleuse doit pouvoir être décliné par ceux-ci et nourrir leur action. Ce sont les rêveurs qui font évoluer les sociétés."
Propos recueillis par Jean-Michel Dumay à Annemasse, Afsané Bassir Pour à Genève, Jean-Pierre Langellier à Londres, Danielle Rouard à Rome, Martine Silber à Madrid et Nicolas Bourcier.