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Logement : les nouveaux exclus

Publie le mardi 13 juillet 2004 par Open-Publishing


de Corinne Scemama

Des millions de Français ne trouvent pas à se loger. Une crise sans précédent qui frappe non seulement les plus démunis, mais aussi les classes moyennes. Fonctionnaires, cadres, techniciens, etc., ils sont trop riches pour les logements sociaux, trop pauvres pour le privé... Un véritable casse-tête auquel le gouvernement tente d’apporter une réponse

Laure a du mal à s’y résoudre. Elle qui habite le Marais (Paris IVe) depuis son enfance est obligée de quitter ce quartier aussi pittoresque qu’inaccessible. Locataire d’un 3-pièces exigu dont le loyer n’a cessé de monter pour atteindre 1 050 €, cette vendeuse de 45 ans, divorcée et mère de 3 enfants, n’a pu résister à la pression. Et malgré ses 1 500 € mensuels, sans compter ses allocations et sa pension alimentaire, elle ne trouve plus à se loger. Tout comme Pierre, jeune cadre en informatique à Grenoble, contraint de vivre chez ses parents à l’Alpe-d’Huez, ou Mélanie et son mari qui gagnent 3 500 € à eux deux, mais qui ne peuvent plus ni acheter ni louer en proche banlieue parisienne un appartement suffisamment grand pour eux et leurs deux jeunes enfants.

Un déficit de 600 000 habitations

Aujourd’hui, la France est confrontée à une crise sans précédent qui touche non seulement les plus démunis - 3 millions de personnes environ - mais également les classes moyennes, qui ont de plus en plus difficilement accès au logement. « Que ce type de Français souffre aussi est révélateur de la profondeur de la crise », explique Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre. La situation est donc grave, mais « paradoxale, puisque l’on n’a jamais construit autant en France », comme l’affirme Marc-Philippe Daubresse, secrétaire d’Etat au Logement, qui vient de proposer une batterie de mesures dans le cadre du plan de cohésion sociale et a organisé, le 1er juillet, des assises nationales, dans l’espoir de trouver des solutions convaincantes à ce problème dont l’ampleur n’est pas sans rappeler les lendemains de l’après-guerre.

Au début des années 1950, tout était à reconstruire : 500 000 logements avaient été détruits et 1,5 million, endommagés. Les taudis se multipliaient tandis que les classes moyennes avaient du mal à se loger. Un demi-siècle plus tard, « la situation de pénurie s’est peu à peu reconstituée », observe le rapport sur l’état du mal logement en France de la Fondation Abbé-Pierre. A force de réduire la construction sociale à la peau de chagrin - près de 50 000 par an depuis vingt ans, alors que les besoins étaient évalués à 80 000 - le déficit est à présent estimé à 600 000 logements : « Le déséquilibre entre l’offre et la demande, qui s’est amplifié depuis quelques années, est clairement à l’origine de la crise », affirme Michel Mouillard, professeur d’économie à Paris X-Nanterre.

HLM : une rotation minime
Au départ, les HLM avaient été créées pour loger les classes moyennes - fonctionnaires, infirmières ou employés - en mal de logement décents. Aujourd’hui, elles en sont en bonne partie exclues. D’abord parce que la cohorte des plus démunis s’est allongée. L’ascenseur social, que les HLM étaient censées représenter, ne fonctionne plus depuis longtemps. « La mobilité a été stoppée net, le parcours résidentiel vers le haut ne se fait plus », regrette Paul-Louis Marty, délégué général de l’Union sociale pour l’habitat. Ceux qui ont la chance d’habiter le parc social y restent : « Ils y sont enkystés, assignés à résidence. A vie », souligne le patron d’un organisme de HLM. Au fil des années, la population des cités s’est paupérisée : en 2004, plus de 60% d’entre eux sont au-dessous du plafond de ressources. Dès lors, les listes d’attente s’allongent - 300 000 demandes insatisfaites rien qu’en Ile-de-France - la vacance est devenue presque inexistante et le taux de rotation minime.

Actuellement, accéder à ce type de logements est quasi impossible pour les classes moyennes. « Lorsqu’on a un choix à faire, on privilégie bien sûr les ménages les plus modestes », affirme un gestionnaire de HLM. D’autant que certaines familles, que l’on ne peut pourtant pas qualifier de riches, dépassent le plafond de ressources qui donne droit à ces locations à bon marché. « Il n’a pas été suffisamment revalorisé. Nous avons 40% de retard sur l’évolution du coût de la vie », se scandalise Alain Chosson, secrétaire général de la Confédération du logement et du cadre de vie (CLCV).

Trop riches pour occuper des logements sociaux, trop pauvres pour habiter dans le parc privé. Les classes moyennes, de l’instituteur au technicien en passant par le cadre, n’ont plus beaucoup de choix. Comme Marc, parisien employé dans une petite société d’informatique, qui avec ses 1 700 € net, a peu de chances de trouver un logement social à 500 €, mais ne peut pas se payer non plus un appartement à 1 200 €. Trop cher pour lui, trop risqué pour le bailleur. La différence de loyer va en effet du simple au double. Voire plus : « A Paris, certains ménages paient de 3 à 4 € le mètre carré, alors que d’autres culminent à 25 € », observe un expert. Un vrai casse-tête, d’autant que le parc privé a perdu l’une de ses vocations : loger les ménages modestes. Rien qu’en Ile-de-France, près de 1,7 million d’appartements, situés dans ce que les économistes appellent le « parc social de fait », ont disparu en dix ans.

« La mobilité est stoppée,
le parcours résidentiel vers le haut ne se fait plus »

C’est un cercle vicieux. Le manque de logements entraîne davantage de déséquilibre, alors même que les besoins continuent de s’accroître : l’allongement de la durée de vie, le nombre des divorces et la « décohabitation » des jeunes multiplient le nombre de foyers à loger. La construction n’a pas suivi cette évolution sociologique. Et cette pénurie nourrit la flambée des prix. Les hausses sont de l’ordre de 50% dans la capitale et parfois davantage dans les banlieues environnantes, qui accueillent les couples de cadres moyens en quête d’un appartement suffisamment spacieux pour y accueillir une famille. A Pantin, à Montreuil ou à Saint-Denis, les prix ont grimpé de 30% rien qu’en 2003. Les investisseurs institutionnels ne pouvaient pas passer à côté d’une telle occasion : ils se sont séparés massivement de leurs biens locatifs à Paris et sa périphérie. « C’est dommage, car les bailleurs pratiquaient des loyers intermédiaires, au-dessous des prix du marché, qui permettaient aux familles de continuer à habiter Paris », analyse un expert. Maintenant, elles ont du mal à trouver un toit. « Une infirmière ou un instituteur n’ont plus beaucoup de possibilités pour se loger dans Paris », regrette Marc Pietri, patron de Constructa, un promoteur privé. La capitale n’est pas la seule à ne plus pouvoir héberger ses classes moyennes. Toutes les régions, et particulièrement les grandes métropoles, sont touchées : « Je suis contraint de vivre à 40 kilomètres de Grenoble et c’est encore trop cher pour moi », regrette cet agent de sécurité de 34 ans, qui, avec sa femme employée dans la restauration, gagne 2 000 €. A Annecy, les employés municipaux doivent vivre dans des villages à plusieurs kilomètres de leur lieu de travail. Signe d’un malaise certain, de nombreux fonctionnaires choisissent désormais leur lieu d’affectation en fonction de l’offre immobilière. Ainsi, longtemps premier dans le choix des affectations demandées par les enseignants, Nice est aujourd’hui délaissée en raison de ses prix inabordables. « C’est une vraie révolution. Ce n’est plus le logement qui suit l’emploi, mais l’emploi qui suit le logement », remarque Marc Pietri. L’Ile-de-France, « cette région riche peuplée de plus en plus d’exclus » selon Serge Incerti-Formentini, de la Confédération nationale du logement, voit le nombre de ses habitants diminuer d’année en année.

Les classes moyennes ne font plus de projet de vie, elles se limitent à la survie, où trouver un toit - parfois n’importe lequel - devient plus important que tout. Nadine en sait quelque chose. Cadre dans la communication, elle a dû, après son divorce, vendre son appartement acheté il y a dix ans lorsque les prix étaient encore abordables. Ce fut le début d’une longue dérive. Cette mère de deux enfants a commencé par louer un 3-pièces, puis a dû changer lorsque son propriétaire a voulu le revendre. De déménagement en déménagement, elle a vu son loyer doubler, alors que, dans le même temps, son salaire - 2 500 € - n’a pas bougé. A présent, elle consacre la moitié de son budget à son loyer. Cette jeune femme en plein désarroi s’estime prise dans un piège dont elle ne sait pas comment s’échapper.

L’impact de la loi Robien

Cette situation de glissade progressive est partagée par de nombreux ménages. Les dépenses de logement des Français ont, selon l’Insee, fortement augmenté, pour représenter en moyenne 25% de leur budget total. Une part trop importante, porteuse de danger : « Un accident de la vie, une rupture ou le chômage et n’importe qui peut couler et ne plus jamais remonter », s’inquiète une assistante sociale, qui voit de plus en plus de cas dramatiques. « Et ce ne sont plus seulement les personnes plus modestes que touche la misère », souligne le porte-parole d’Emmaüs-France. Dans cet hôtel social propret de la porte d’Orléans, qui accueille pour six mois ou un an des familles dans l’impasse, un couple de techniciens côtoie un employé qui gagne 1 200 € par mois en CDI et un serveur dont les émoluments peuvent dépasser 1 500 €. A Grenoble, ce couple de fonctionnaires n’aurait jamais pensé se retrouver en hébergement d’urgence. Pourtant, après deux ans de mise en disponibilité, ils attendent depuis un an de retrouver leurs postes, désormais occupés.

Cette descente aux enfers, qui n’arrive pas qu’aux autres, aurait dû, depuis longtemps, alerter les pouvoirs publics. Jusqu’à récemment, cela n’a pas été le cas. « L’Etat s’est peu à peu désengagé du logement. Il existe un vrai décalage entre les mesures à court terme des hommes politiques et la vision à long terme du logement », estime un expert. Parfois même, au lieu d’améliorer les choses, le gouvernement aggrave la situation. En 2001, dans un marché déjà porteur, le gouvernement a lancé une mesure, certes salutaire pour le bâtiment, mais qui a donné le coup de grâce aux locataires des classes moyennes : la loi Robien, créée pour encourager l’investissement locatif. Son succès foudroyant a eu une fâcheuse conséquence : elle a fait flamber le foncier. Les promoteurs se sont arraché à prix d’or les terrains disponibles, afin de proposer le plus possible de ces produits fiscaux. Ils n’ont pas manqué d’augmenter leurs prix de vente. Du coup, pour réaliser une opération rentable, les acheteurs, profitant du relèvement des plafonds de loyers fixé par l’amortissement Périssol, offrent des biens à louer à des tarifs élevés : 18 € le mètre carré à Paris, 15 à Pantin et 12,50 à Grenoble. « Ce qui est grave, c’est que tous les bailleurs s’alignent sur ces sommets. Le niveau des prix pratiqués est devenu hors de portée de la majorité des Français », s’indigne Arlette Haedens, de la CLCV à Lille. Un effet pervers qui se retourne parfois contre ces propriétaires : malgré la difficulté à se loger, certains appartements, notamment dans les villes moyennes, ne trouvent pas preneurs.

« Nous assistons à une crise avec logement », note le rapport de la Fondation Abbé-Pierre. En 2003, en effet, le total des constructions en France s’est élevé à 323 000 logements. Un record qui risque même de se reproduire en 2004. Mais ce beau score ne réglera en aucun cas la crise. « Loin de là, insiste Patrick Doutreligne, sur ces milliers de logements, seuls 15% du total sont accessibles aux deux tiers des Français. 85% de la production leur échappe. » L’offre, qui ne fait qu’accentuer le déséquilibre, est donc inadaptée à la demande actuelle. Et l’écart entre les caractéristiques de la construction et la demande réelle se creuse. L’achat, qui aurait pu représenter une alternative à la pénurie locative, se révèle impossible pour une partie de la population, malgré des conditions bancaires exceptionnelles : les jeunes couples sans apport ne peuvent plus acheter, vu le prix des biens et malgré l’allongement de la durée des crédits et la modicité des taux. « Les primo-accédants sont désormais sortis du marché », regrette un agent immobilier.

« A terme, il n’y aura plus que des nantis et des exclus », s’inquiète Marc Pietri. Car le logement est devenu le vecteur privilégié de l’exclusion. La capitale, par exemple, est en passe de devenir une ville de riches, un musée pour les touristes et un lieu de travail pour des employés relégués de plus en plus loin. « Paris ressemblera à Londres, qui repousse ses médecins et ses enseignants à plus de 100 kilomètres à la ronde », déplore un agent immobilier. Le phénomène est déjà enclenché. Et les efforts, louables, de la mairie de Paris, paraissent dérisoires : en quatre ans, elle a acheté 5 600 logements pour les louer à des ménages modestes ou à des cadres moyens. Jean-Yves Mano, adjoint au maire chargé du logement, est fier de ses acquisitions dans les beaux quartiers, comme de ces quelques appartements de la rue Pierre-Ier-de-Serbie (VIIIe), où un 3-pièces loué normalement 1 700 € sera proposé à 500. Pourtant, ces actions spectaculaires ne changent rien à la donne. Saint-Denis tente également de maîtriser le prix de ses locations, malgré l’arrivée de Parisiens bobos qui font monter les enchères. « Nous faisons tout pour garder nos classes moyennes », affirme Stéphane Peu, chargé du logement à la mairie. Des actions notoirement insuffisantes.

Deux logiques difficilement conciliables

Que faire devant une telle crise ? Le gouvernement, qui vient de rattacher le logement à un grand ministère social, a aujourd’hui bien pris la mesure des événements. Le plan de cohésion sociale prévoit la construction de 500 000 logements sociaux en cinq ans. « Une telle mesure, si elle était vraiment appliquée, signifierait que quelque chose de profond est en train de se mettre en route. Et l’immense déséquilibre se réduirait de façon importante », insiste Michel Mouillard. Il faut à la France un véritable plan Marshall. Et plus particulièrement en faveur des couches moyennes. « L’accent doit être mis sur les logements intermédiaires », explique Michel Ceyrac, président du groupe 3 F. Marc-Philippe Daubresse, conscient de l’exclusion progressive d’une population toujours plus nombreuse, a prévu d’augmenter la construction de ce type de logements à loyers supérieurs à ceux des HLM, mais inférieurs à ceux du privé. La démarche ne plaît pas à ceux qui se dévouent pour les familles en grande détresse. « Nous sommes à la confluence de deux logiques : une vision sociale du logement pour les classes moyennes et la pression pour loger en priorité les plus démunis. Les deux courants sont difficilement conciliables », note Claude Sadoun, président du Crédit immobilier de France.

Il n’empêche. Les classes moyennes, dont les soucis émaillent les discours de tous les hommes politiques - ceux de Sarkozy en tête - ne seront pas oubliées cette fois-ci. Le gouvernement prépare une loi Robien bis, plus sociale, qui incitera les investisseurs à pratiquer des prix bas, en échange de déductions fiscales intéressantes. Il est également question de rendre la loi Robien initiale moins attrayante. L’accession sociale à la propriété pourrait également aider de jeunes ménages à sauter le pas : « On veut récréer les conditions pour faire du logement un ascenseur social », martèle Marc-Philippe Daubresse à L’Express. Des incitations fortes assorties de mesures de sécurisation sont à l’étude. Autres sujets de réflexion : la location-accession ou encore la séparation de la maison et du terrain pour alléger les prix. Les propositions ne manquent pas. « On pourrait peut-être créer des logements intermédiaires plus haut de gamme », estime ainsi un professionnel du l’habitat social. Enfin, et c’est la clef de voûte de la réussite du plan, il faut inciter les élus à offrir leurs terrains. « En créant une structure commune entre le secteur HLM et la promotion privée, nous pourrions donner envie aux élus d’investir », assure Michel Ceyrac.

En attendant, Pierre, que personne ne veut prendre comme locataire, malgré son poste stable et son potentiel, patiente dans un hôtel social à Grenoble, tandis que Laure est hébergée par des amis, loin de ses enfants. Les deux sont dubitatifs devant ces belles promesses trop lointaines. Ils ont un peu raison : quels que soient les efforts entrepris, la crise du logement risque de durer encore quelques années. Et les classes moyennes n’ont pas fini d’en faire les frais.

Post-scriptum
Les ménages consacrent désormais 25% de leur budget au logement, qui est devenu le premier poste de dépenses des Français, loin devant l’alimentation (14%).

http://33407.aceboard.net/p-33407-3044-6010-0.htm