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MYTHOLOGIE DE LA LIBERATION

Publie le jeudi 2 décembre 2004 par Open-Publishing

de K. Tule

Cet été 2004 est à marquer de la pierre grise de la monotonie
bourgeoise. Il est vrai que tout l’art des festivités étatiques est de
faire crever d’ennui les esprits libres. Passe encore que, pour honorer
les résistants, on fasse défiler policiers et soldats : cela amuse les
enfants, et le plus bel Etat du monde ne peut offrir en spectacle que ce
qu’il a, c’est-à-dire rien de bien. Passe également que pour fêter « 
Paris libéré », la capitale soit quadrillée par la police et l’armée,
même si ce paradoxe devrait faire sourire jaune.

Non, ce qui est radicalement ennuyeux, c’est de toujours et encore voir
les mêmes grosses ficelles de la propagande étatique se dérouler sans
cesse sous nos yeux, comme si elles sortaient d’une pelote gigantesque
sur laquelle il y aurait marqué « on vous prend pour des cons ».
Pardonnez la trivialité de l’expression ; mais, mieux qu’aucune figure
de rhétorique ne pourrait le faire, elle rend compte avec exactitude de
l’esprit du siècle qui n’est autre que celui de la vulgarité
triomphante, représentée en premier lieu par des intellectuels
prétentieux à la solde de l’Argent. Cela ne mérite pas mieux
effectivement pour le dire qu’une expression « incivile » !

A l’occasion du soixantenaire de la Libération donc, politiciens et
médias ont été fidèles à la loi du genre : les discours étaient un
galimatias de platitudes redondantes, destinées, comme dans n’importe
quelle « République bananière », à récupérer l’histoire dans le bon sens
et à nous faire intégrer, par la force d’un flot continu d’insinuations,
d’approximations et d’inexactitudes voulues que « tout va pour le mieux
dans le meilleur des pays ».

LES FRANÇAIS LIBERES MALGRE EUX

On a presque honte d’avoir à le rappeler, tellement cette vérité
historique est bien établie : la police parisienne et plus largement
toutes les corporations étatiques françaises -magistrature en tête- ont
collaboré et aidé les nazis à persécuter les juifs, les homosexuels, les
gitans et tous les opposants politiques.

Charles de Gaulle, qui avait une vision claire des nécessités de la
sauvegarde de ces institutions pour préserver le fonctionnement du
système capitaliste a été -avec la complicité du Parti Communiste
Français- le principal instigateur du mythe de la nation en armes contre
l’occupant. Répétons-le : avant 1944, la Résistance a été le fait de
marginaux, la plupart étrangers. L’un d’entre eux, l’humoriste Pierre
Dac a très précisément résumé ainsi la situation : l’ensemble de la
population française a surtout résisté à l’envie de résister. Le coup de
l’occupation de la Préfecture de la Seine à Paris par les agents de
police le 19 août 1944 s’apparente à l’attaque du Palais d’Hiver à
Petrograd l’hiver 1917. C’est un grand coup symbolique et politique,
décidé par une minorité, et destiné à justifier ce qui allait suivre :
la prise du pouvoir par les gaullistes... et de faire d’une pierre deux
coups. Ce formidable retournement de veste de la police allait en effet
permettre à la masse des politiciens, magistrats et autres
fonctionnaires gravement compromis dans la collaboration avec les nazis,
de rejoindre ces résistants de la 25ème heure qu’ont été les flics
parisiens. Et tout ce petit monde a pu de la sorte s’auto blanchir
collectivement. En conséquences de quoi, par exemple, M. Papon, auteur
de crimes contre l’humanité, a pu poursuivre une longue carrière dans la
préfectorale puis devenir ministre sans que la justice ne « pense » à
lui demander des comptes pendant presque un demi-siècle.

Œuvre d’une minorité, la Résistance devient dès la libération, par la
grâce d’une grossière réécriture de l’histoire, œuvre de tous. Il s’agit
de produire la cohésion nationale nécessaire à la relance de la vie
économique. Au mot d’ordre national chauvin « A chacun son boche » du
P.C. fait alors suite la propagande de la C.G.T. qui, en relayant
l’appel à se « retrousser les manches » veillait à remettre « la France
au travail » et à étrangler tout départ de grève... jusqu’au
déclenchement de la guerre froide, date à laquelle le discours
communiste prit un nouveau virage. En attendant, cette union sacrée
entre la droite -représentée par le gaullisme- et une certaine gauche
 incarnée par le parti communiste- permit d’écraser les idéaux
révolutionnaires qui auraient pu être véhiculés par les véritables
combattants de l’ombre. Et, par la grâce de l’alliance
gaullistes-communistes, le pouvoir étatique lamentablement échoué par sa
politique de collaboration avec les nazis, se retrouva presque aussitôt
remis à flots. Là-dessus, flonflons et musette, et le tour est joué. Si
bien qu’on nous le ressert 60 ans après.

LES ANARCHISTES ESPAGNOLS : ENTERRES EN 1944, DETERRES EN 2004

Parmi les résistants, il y en avait d’immédiatement présentables lors de
la Libération : ceux de droite et les français du P.C. Mais il y en eut
qui furent privés du droit aux honneurs car la seule mention de leur
existence aurait fait désordre dans la mythologie cocardière. Non
seulement ils n’obtinrent pas les honneurs -ce dont ils se fichaient
d’ailleurs généralement- mais parfois ils n’obtinrent même pas la
moindre considération comme, simplement, la nationalité française ! Leur
conduite héroïque face aux nazis n’effaçait pas la tache indélébile
d’être des juifs-étrangers communistes ou pire encore, des anarchistes.
Ainsi, dans tout le sud de la France, les anarchistes espagnols ont
fourni les gros bataillons des maquis, pour être aussitôt oubliés.

Pour être exacts, il faut dire que le mouvement anarchiste espagnol en
exil en France était divisé en 1939 sur la question de la résistance
armée. Il y eut des polémiques sur la question, mais, nécessité faisant
loi, elles ne firent pas long feu. Chacun donc fit ce qu’il put pour
résister au massacre organisé par les grandes puissances.

Dans toute la France, dans les bombes et les embuscades qui éclatèrent
bien avant 1944, on pouvait reconnaître la patte des Compañeros. Cet
engagement massif des libertaires espagnols dans la Résistance fut le
résultat d’une réaction viscérale, individuelle et collective, face à
l’oppression fasciste, et non, comme cela devrait être le cas dans un
mouvement anarchiste, le fruit d’une démarche collectivement réfléchie.
C’est là un constat. On ne peut que regretter bien sûr cette absence de
stratégie collective, qui a facilité l’élimination de l’anarchisme du
champ social dans tout l’après-guerre. Mais il faut rappeler que les
compagnons de la CNT espagnole n’étaient arrivés sur le sol français que
depuis quelques mois. Ils y étaient en exil, le plus généralement « 
accueillis » dans des camps de concentration (français), après avoir
réalisé une révolution, mené une guerre de trois ans, et s’être fait
balayer par la coalition des dictatures d’Europe avec la complicité des
« démocraties ». Difficile dans ces conditions de mettre au point une
stratégie ! Au moins avaient-ils leurs idées suffisamment chevillées au
corps pour refuser toute collaboration et résister partout où ils le
pouvaient à une époque pendant laquelle, rappelons-le encore, un tel
comportement était une rareté.

Sans se glorifier de l’entrée dans Paris, en tête de la 2ème D.B., du
char « Durruti », sans se gargariser de la geste héroïque d’innombrables
militants de la CNT et de la FAI dans la lutte clandestine contre la
Wehrmacht, force est de dresser ici aussi un constat : ces résistants de
la première heure, l’Etat français les a tout bonnement enterrés en
jouant de tous les rouages médiatiques et intellectuels -y compris ceux
qui se proclamaient de gauche. Il lui était ainsi plus facile par
exemple de laisser assassiner par les brutes franquistes le « Commandant
Raymond » (de son vrai nom Capdevila) que de demander des comptes à Franco.

Et voici que, soixante ans plus tard, on découvre au grand public que la
Compagnie de Drone [1] -la première compagnie de la 2ème D.B. à avoir
pénétré dans Paris, c’est dire la portée symbolique de la chose- était
composée d’anars espagnols ! Cette « découverte » curieusement tardive
devrait faire réfléchir les esprits critiques sur la « compétence » des
universitaires et des journalistes qui ont traité pendant soixante ans
le sujet de la libération de Paris en long, en large et en travers, mais
toujours en oubliant ce petit « détail » ! On mesure bien là la
complicité qui unit la gent universitaire, quel que soit le plumage
politique dont elle se pare, à la main qui la nomme et la nourrit ainsi
que celle de la gent journalistique à la main qui la contrôle in fine,
l’Etat.

Soixante ans après, historiens et journalistes peuvent bien rétablir un
pan de la vérité. Les protagonistes ne sont plus là ni pour dire leurs
motivations politiques du moment ni leur analyse du présent. Leur mort
physique permet d’annexer l’anarchisme à l’union sacrée de 2004 autour
de cette commémoration. Ce qui tombe bien : le pouvoir, pour se
maintenir, a besoin de l’accord de tout le monde. On a vu, lors des
élections présidentielles de 2002, l’importance qu’il accorde à ce
consensus national. Tout est bon pour cela, que ce soit le matraquage
psychologique intense -au nom de l’antifascisme- entre les deux tours de
la présidentielle [2], ou l’annexion de l’anarchisme dans les
réjouissances du soixantenaire de la Libération.
SOMMES NOUS LIBRES ?

En fin de compte, cette indigestion d’éphémérides, distillées et
célébrées à grande pompe tous les jours de l’été écoulé est destiné à
évacuer cette question fondamentale : sommes-nous libres ? Puisque, nous
assène-t-on, la France a été libérée il y a 60 ans, nous n’aurions même
pas à nous la poser...

Et pourtant... pendant que l’Etat français se gargarise de la
Libération, son Journal Officiel publie au quotidien de nouvelles lois
pour restreindre les libertés de l’individu [3] et augmenter le pouvoir
de l’argent [4]. Inscrit dans une spirale répressive, l’Etat fait
exploser le nombre de prisonniers. La contradiction entre les faits et
le discours a ainsi atteint des sommets. Pour ceux qui auraient encore
un doute, qu’ils se rappellent que pendant que d’une main le pouvoir
flatte la Résistance et la lutte contre l’antisémitisme, de l’autre, un
des rarissimes prisonniers qu’il trouve à libérer n’est autre que
Maurice Papon, anti-résistant notoire, responsable de la déportation
vers les camps de la mort de centaines d’enfants juifs.

K. Tule

[1] : Le capitaine Drone en question, chef de cette compagnie, a
totalement et volontairement « oublié » dans ses mémoires parues dans
l’après-guerre de décrire l’origine de ses combattants. Il semble que
cela lui ait été demandé par sa hiérarchie.

[2] Le front commun appelant à voter Chirac allait de la droite dure à
l’extrême gauche à l’exception de LO, en passant par certains « 
anarchistes ». Le score extraordinaire obtenu par Chirac grâce à cet
ensemble lui a bien entendu laissé les mains libres. Très rares ont été
ceux qui, comme « Le Combat syndicaliste de Midi-Pyrénées » ont appelé à
l’abstention pour le premier comme pour le second tour.

[3] un simple exemple : des jeunes ont été envoyés en prison simplement
pour être resté dans le hall de leur immeuble.

[4] Chaque fois qu’il y a une réforme financière (impôts...), c’est pour
faire un cadeau aux possédants.

http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=1031