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Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation

Publie le vendredi 6 août 2004 par Open-Publishing
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de Philippe Corcuff

Des outils de la sociologie critique à l’hypothèse d’une social-démocratie-libertaire
et écologiste,
communication orale faite au dernier FSE de Paris-Saint-Denis,
pour susciter un débat...

Introduction

Je voudrais établir des passerelles avec ce qu’a dit précédemment Willy Pelletier
 : on passera en quelque sorte de la sociologie politique à la philosophie politique.

Willy Pelletier a mis l’accent sur la pluralité dans l’analyse sociologique des
mécanismes de domination ; sociologie pluraliste dont Pierre Bourdieu a été un
des plus grands systématiseurs "post-marxiste" contemporain.

1 - Une philosophie politique de la pluralité et de l’expérimentation

Je mettrai l’accent aussi sur la pluralité, mais dans l’ordre de la philosophie
politique, dans le registre de la cité la plus souhaitable. Dans les deux cas,
celui de l’analyse et celui de l’exploration de la société la plus souhaitable,
le souci de la pluralité vient heurter la prétention à saisir "le tout", dans
l’analyse, et à bâtir un "tout" maîtrisé intellectuellement et pratiquement.
C’est la catégorie d’inspiration hégéliano-marxiste de "totalité" qui est ici
en cause.Dans deux de ses acceptions : 1e) dans la prétention à englober l’ensemble des rapports sociaux dans un "tout" fonctionnel et systématique (ce qu’on appelle "le système" et à qui ou plutôt à quoi on donne des pouvoirs tout-puissants) ; et 2e) dans la prétention à tenir le point de vue des points de vue - c’est-à-dire ce qu’on va qualifier dans les écrits théologiques de point de vue divin, de point de vue de Dieu. Contre le premier sens, il faut faire droit à la pluralité, aux hétérogénéités, aux discordances, aux singularités, non nécessairement intégrées dans un "tout". Contre le deuxième sens, il faut rappeler les limites de tout point de vue sur le monde - même s’il peut y avoir des points de vue plus ou moins rigoureux, plus ou moins cohérents théoriquement, plus ou moins fondés empiriquement, etc.

Cette rupture avec la notion de "totalité" est aussi une rupture avec la notion d’"absolu". Cela a des conséquences sur notre conception de l’anticapitalisme. Car en tant que composante du mouvement altermondialiste, nous nous définissons comme "anticapitalistes", comme nous nous revendiquons des secteurs anticapitalistes de la tradition sociale-démocrate, des plus "révolutionnaires", comme Rosa Luxemburg, aux plus "réformistes" comme Jean Jaurès, en passant par des secteurs plus intermédiaires comme l’austro-marxiste Otto Bauer. Quand nous parlons d’"hypothèse" d’une social-démocratie libertaire et écologiste, nous nous inscrivons justement dans une conception expérimentale et exploratoire de la politique, rompant avec "la certitude", "la nécessité" et "l’absolu", et intégrant une part d’incertitude, de probabilité et de fragilité.

L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des "communismes" traditionnels, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics ou l’annulation de la dette des pays les plus pauvres). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. On marche vers un horizon sans l’atteindre. L’expérimentation, c’est la voie de la démocratie et de la pluralité dans un espace de contradictions et de conflits assumés comme positifs. Pour l’exploration de nouveaux mondes possibles, l’initiative individuelle et collective, distinguée d’un "esprit d’entreprise" exclusivement mercantile, est indispensable. Le jeu des essais et des erreurs innerve des pratiques politiques qui ne peuvent plus compter sur des garanties définitives (comme Dieu, le Progrès ou le Prolétariat) mais seulement sur des repères révisables (des valeurs issues de la tradition, des apprentissages nés de l’expérience et des intuitions utopiques).

Si notre anticapitalisme a coupé les ponts avec l’absolu, c’est aussi parce qu’il n’y a pas que l’exploitation capitaliste à mettre en accusation. D’autres modes d’oppression sont sources de souffrances dans nos sociétés, comme l’a rappelé Willy Pelletier dans le sillage de Pierre Bourdieu : domination masculine, domination politique, logiques racistes et ethnicisantes, épuisement productiviste de la nature, etc. Et puis l’expérience des totalitarismes dits "communistes" nous a appris que de nouvelles barbaries pouvaient naître, y compris des élans émancipateurs. Adossée à nos faiblesses d’humains, la tâche émancipatrice face aux oppressions existantes et à venir apparaît ainsi infinie. L’anticapitalisme d’aujourd’hui n’aurait pas grand-chose à apporter s’il continuait à analyser le capitalisme comme un absolu et s’il faisait de la critique de cet absolu un autre absolu. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty notait de manière suggestive dans Les aventures de la dialectique (1955) que "les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions".

Cette double rupture avec "la totalité" et "l’absolu" au nom de la pluralité et de l’expérimentation nous conduit à mettre en cause le caractère opératoire de la classique opposition entre "réformes" et "révolution". Nous nous inscrivons dans un "réformisme révolutionnaire" ou démarche "radicale et pragmatique" d’un nouveau type. Plus "réformistes" que les traditionnels "révolutionnaires", tenant des "prises du Palais d’Hiver" ou des "communes libertaires" spontanées, nous n’attendons ni "un grand soir", ni même une occupation de fonctions gouvernementales pour faire avancer des réformes. Nous ne suivons pas pour autant les tenants actuels du seul "contre-pouvoir" et du "small is beautiful", car l’occupation de fonctions gouvernementales, en tension avec l’activité de mouvements sociaux, pourrait offrir des moyens de changement qui ne doivent pas être négligés au nom d’un purisme gauchiste. L’Etat n’est ni pour nous le seul ou le principal outil de changement social, ni un diable dont ont doit nécessairement se tenir à distance dans un "contre-pouvoir". C’est un des outils disponibles du changement, qui a des inerties, des déformations et des pièges, et qu’on doit donc tenter de changer tout en essayant de le mettre au service du changement.

Mais nous sommes aussi plus "révolutionnaires" que les "révolutionnaires" traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après "la prise du pouvoir d’Etat" ou "l’appropriation sociale des grands moyens de production". Même si nous pensons que cette appropriation sociale des grands moyens de production - sous des formes pluralistes de propriété ne se limitant pas à une étatisation et tenant compte des leçons des expériences totalitaires - ce n’est qu’un bout d’un travail infini de lutte contre la diversité des oppressions. Cela ne changera pas nécessairement la domination masculine, la domination politique, les inégalités culturelles, le racisme, l’homophobie ou l’épuisement productiviste de la nature. "Etre radical" écrivait Marx, c’est prendre les choses "à la racine". Or, il y a plusieurs racines emmêlées. Et il serait bien peu radical, et donc trop "réformiste", de ne s’attaquer qu’à une seule racine ; par exemple par l’appropriation sociale des moyens de production.

Notre démarche radicalement pluraliste et expérimentale apparaît tout à la fois plus "réformiste" et plus "révolutionnaire".

Esquisser une posture philosophique adossée aux notions de pluralité et d’expérimentation, récusant celles de "totalité" et d’"absolu", et s’efforçant de casser l’opposition "réformes"/"révolution", ce n’est pas suffisant pour esquisser, même en pointillés, une nouvelle démarche politique. Il me faut aussi mieux situer historiquement l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste comme pointer quelques éléments possibles de son contenu.

2 - Une mise en perspective historique

Depuis la révolte zapatiste au Mexique, le mouvement social de l’hiver 1995 en France et plus largement la montée en puissance de l’altermondialisation à l’échelle internationale, l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour. Certes de manière encore tâtonnante, car le "contre" est beaucoup plus vigoureux qu’un "pour" en pointillés. Mais les résistances multiples à l’hégémonie marchande sont déjà un point d’appui pour renouer avec les fils de l’utopie.

C’est dans ce contexte que la question de l’émancipation, comme arrachement collectif et individuel aux dominations peut retrouver une nouvelle jeunesse. L’hypothèse "sociale-démocrate libertaire et écologiste" prend sens dans ce contexte et par rapport à une analyse historique des enjeux de la période. Schématiquement, la gauche a connu deux grandes politiques d’émancipation : 1e) la politique d’émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d’égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire ; et 2e) dans son prolongement critique, la politique d’émancipation socialiste au sens large (incluant sociaux-démocrates, communistes, anarchistes, etc.), qui ajoute le traitement de la question sociale. Or il pourrait y avoir devant nous le défi de l’invention d’une troisième politique d’émancipation, "post-républicaine" et "post-socialiste", qui puise dans les deux premières tout en répondant à une série de nouveaux problèmes.

Il me semble que la tradition anarchiste déborde la politique d’émancipation socialiste, dans le sens où elle a pris davantage à bras le corps deux questions qui ne dérivent pas directement de l’intégration de la question sociale : la critique du penchant autoritaire des institutions et la promotion de l’autonomie individuelle dans l’association collective. Une double question particulièrement importante en ce début de XXIe siècle, tant à cause de l’écrasement des individualités dans le totalitarisme stalinien que des transformations profondes des relations entre le nous et le je au sein de nos sociétés occidentales devenues individualistes ; ce que le sociologue Norbert Elias a appelé La société des individus (1987). C’est pourquoi la pensée libertaire a, selon moi, un rôle particulier à jouer dans l’émergence d’une éventuelle troisième politique d’émancipation.

Le problème est donc de savoir si l’émancipation dont nous commençons à reparler aujourd’hui est bien la même que celle qu’avaient en tête les Lumières du XVIIIe siècle ou les socialistes des XIXe et XXe siècles ? Ou faut-il faire émerger, à partir des richesses souvent oubliées des traditions émancipatrices du passé, une nouvelle politique d’émancipation ajustée aux enjeux du XXIe siècle ? La réponse est difficile, conjecturale, aléatoire. Certains sont des nostalgiques de l’émancipation républicaine (égalité politique, citoyenneté, souveraineté populaire, etc.), en fétichisant comme "les souverainistes" le cadre de la nation (c’est le cas de Jean-Pierre Chevènement), ou en fétichisant les institutions (comme Arnaud Montebourg). D’autres envisagent un revival de l’émancipation socialiste (justice sociale, appropriation sociale, etc.) débarrassée des horreurs du stalinisme et des accommodements sociaux-démocrates avec l’ordre établi. D’autres encore, comme Jean-Claude Michéa (Impasse Adam Smith, 2002), proposent un retour à "un socialisme ouvrier originel" déconnecté de la politique républicaine et des Lumières. D’autres enfin, comme SELS, font le pari d’une nouvelle politique d’émancipation, à la fois républicaine et socialiste, mais aussi "post-républicaine" et "post-socialiste". C’est-à-dire confectionnée avec des ressources républicaines et socialistes, mais qui aurait aussi à inventer en-dehors de ces ressources pour traiter d’autres questions, comme la question individualiste, la question féministe ou la question écologiste. Or il nous semble que, dans le XXIe siècle naissant, des questions comme la question individualiste, la question féministe et la question écologiste, ne sont pas uniquement traitables avec ces ressources républicaines et/ou socialistes.

Ces interrogations d’ampleur réclament un réexamen approfondi des "logiciels" en usage dans les gauches (socialistes, communistes, Verts, extrêmes gauches marxistes et libertaires) et des confrontations argumentées, dans un rapport avec les mouvements sociaux actuels. Malheureusement, la plupart des partis traditionnels de la gauche ont largement déserté le terrain de la recherche et du débat proprement intellectuel. D’ailleurs, la famille socialiste européenne a majoritairement abandonné les rivages de l’émancipation, et donc son insertion dans la tradition socialiste et sociale-démocrate, en se noyant dans des pratiques sociales-libérales et technocratiques.

Mais peut-on aller un peu plus loin quant à l’identification de cette hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ? Non pas la définition - clés en mains - d’une société idéale - ce qui serait contraire à une démarche expérimentale et pluraliste - , mais la caractérisation de certains des problèmes qu’elle aurait à traiter ; J’avancerai quelques pistes rapides.

3 - Un projet d’"équilibration" de tensions

Le choix de l’expression "social-démocratie libertaire" est d’abord terminologique : "démocratie" pour la question démocratique (héritée de l’émancipation républicaine), "social" pour la question sociale et "libertaire" pour la critique des institutions et l’autonomie individuelle. Ce choix a aussi une composante stratégique : au moment où la social-démocratie européenne s’est largement transformée en social-libéralisme sous le choc de la "contre-révolution libérale" des années 1980, il apparaît important de revaloriser les thèmes du service public et de l’Etat-providence souvent associés à cette social-démocratie. Provocation, me diront certains pour qui "social-démocratie = trahison". Il faut parfois quitter les rivages rassurants de la rhétorique gauchiste pour aborder les enjeux du temps présent avec moins de préjugés. Le mot "social-démocratie", comme les mots "socialisme" ou "communisme", ont eu des histoires compliquées et des usages divers. Notre social-démocratie de référence - avec les figures du socialisme républicain de Jean Jaurès, le socialisme démocratique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg ou l’austro-marxisme d’Otto Bauer - n’a pas la couleur de "la trahison". Mais elle a le sens des chausse-trappes que nous réserve la confrontation avec la réalité et avec l’histoire. Loin de la pureté des identités "révolutionnaires" qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis de la complexité du monde, de peur des éclaboussures, elle a l’intuition des difficultés et des contradictions de la transformation sociale, voire de ses possibilités tragiques. C’est pourquoi elle a le sens du compromis, tout en s’efforçant d’éviter les compromissions.

Dans les tensions que ce projet a à mettre en dynamique, il y a au moins trois grandes contradictions : entre espace commun de solidarité et singularité individuelle, entre représentation politique et critique libertaire de la représentation, entre fonction protectrice de l’Etat social et critique libertaire de l’Etat social :

* La première tension concerne les rapports entre les cadres collectifs et l’individualité. La social-démocratie, comme forme politique, a été historiquement associée à la solidarité collective. La critique anarchiste, quant à elle, a souvent servi de rempart pour préserver les individus contre les empiétements des différents pouvoirs. Leur association dans un projet viserait à mettre en tension justice sociale et singularité individuelle. Une conception de la justice sociale se présente comme un instrument de mesure. C’est ce qui rend des choses et des personnes commensurables, mesurables dans un même espace, dans un cadre commun, à partir de mêmes critères. Et ce qui sert de base ensuite à une répartition équitable des ressources entre ces personnes. C’est une vision de la justice que nous avons héritée de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice , comme John Rawls ou Michael Walzer, qui ont marqué depuis trente ans la philosophie politique américaine et internationale.
Mais en rabattant la question de l’émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c’est-à-dire l’incommensurable, le singulier. Si des théoriciens de la justice comme Rawls travaillent en quelque sorte sur la part "sociale-démocrate" du problème, il laisse de côté la part "libertaire". On rencontre là les limites d’une philosophie politique libérale (au sens du libéralisme politique), comme pensée du limité trop vite effrayée par le surgissement impromptu de l’illimité, par exemple sous la forme d’un slogan déstabilisateur comme le "Soyez réalistes, demandez l’impossible !" de Mai 1968. C’est justement à une pensée de la singularité et de l’infini que se sont attelés des penseurs comme Emmanuel Lévinas. Lévinas a même commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable et non totalisable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle "comparer l’incomparable" (dans Ethique et infini, 1982), ce qui lui apparaît à la fois inévitable et non dépassable dans "une synthèse supérieure", comme dans les dialectiques hégélienne et "marxiste". Cette tension indépassable et dynamique constitue un premier visage pour une hypothétique social-démocratie libertaire.

* La deuxième tension concerne les ambivalences des institutions étatiques. La critique anarchiste de l’Etat a eu raison de mettre l’accent sur les processus autoritaires et hiérarchiques travaillant les institutions étatiques. Elle l’a souvent mieux fait que les "marxistes", car elle était moins soumise qu’eux à une pente économiste. C’est ce qui l’a rendue beaucoup plus lucide sur les dangers de "la prise du pouvoir d’Etat" ; et notamment sur l’autoritarisme bolchévique, puis le totalitarisme stalinien. Mais, en même temps, la critique anarchiste de l’Etat, en ce qu’elle tend à diaboliser l’Etat, apparaît trop unilatérale. Je suivrai ici l’historien Marc Ferro quand il écrit : "On observe ainsi que, dès l’origine des sociétés, l’institution fut un système de pratiques sociales désirées, consenties parce que jugées nécessaires et, simultanément, un ensemble de pratiques ressenties comme aliénation, comme contraintes" (Des soviets au communisme bureaucratique, 1980). La critique libertaire saisit bien la domination des institutions (dont ce que l’on appelle de manière trop homogénéisatrice "l’Etat") sur les individus (le second aspect retenu par Ferro), mais semble insensible à leur dimension positive (le premier aspect retenu par Ferro). On se rend mieux compte de la dimension protectrice de certaines institutions avec l’affaiblissement de l’Etat-Providence provoqué par la "contre-révolution libérale" : on se rend ainsi mieux compte des dimensions protectrices - et même protectrices de l’autonomie individuelle, comme l’ont bien mis en évidence les travaux de Robert Castel - de la sécurité sociale, du statut salarial ou des retraites.

L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire nous met sur une piste politique : la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique libertaire de la domination institutionnelle. Dans cette perspective, la pensée libertaire ne vise pas à diaboliser les institutions (étatiques ou autres), mais à en mener une critique permanente, toujours à renouveler, infinie. Cette inspiration libertaire se distingue du libéralisme économique en ce que l’individualité plurielle qu’elle défend et promeut refuse d’être réduite à l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines.

* La troisième tension concerne la représentation politique. Pierre Bourdieu a identifié le caractère dual des mécanismes de représentation politique (en germe dans la moindre activité militante, associative ou syndicale, impliquant une fonction de porte-parole). Bourdieu écrit ainsi : "Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique" (dans "La délégation et le fétichisme politique", 1984, repris dans Langage et pouvoir symbolique, 2001). Bourdieu nous dit ici deux choses. Premièrement, pour voir ses aspirations prises en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux malades du sida) a besoin de porte-parole ; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole enferme le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole). Bourdieu assume donc la tension démocratie représentative/démocratie directe, apports positifs de la représentation politique/critique libertaire des institutions représentatives.

Avec Bourdieu, notre regard est de nouveau orienté vers une perspective politique sociale-démocrate et libertaire, dans la double nécessité de la représentation et de sa critique libertaire. La représentation n’est pas niée au profit d’un modèle idéal de démocratie directe, mais aiguillonnée de manière permanente par sa critique radicale. Cette configuration suggère un nouvel équilibre entre institutions représentatives, formes participatives et procédures de démocratie directe.

Dans le cas de ces trois tensions, il y a tout à la fois nécessité de la mise en relation de deux pôles et caractère irrémédiable de la contradiction. Cela nous oblige à abandonner l’idéal d’un monde sans contradictions, d’un monde transparent à lui-même et réunifié. Contre la perspective d’un dépassement des contradictions dans des synthèses supérieures, qu’on trouve dans la dialectique de Hegel et de Marx, Proudhon avançait une pensée de "l’équilibration" des tensions non résolvables dans une entité "supérieure" qui aurait "dépassé" ces contradictions (dans Théorie de la propriété, 1865). L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire a, de ce point de vue, quelque chose de proudhonien.

En guise de conclusion

Nous ne sommes pas "marxistes", mais nous gardons notamment de Marx l’hypothèse selon laquelle on ne peut, en matière de transformation sociale, élaborer simplement des projets dans "le ciel pur des idées", mais que ces projets doivent avoir des points d’accroche dans la réalité et être portés par des forces sociales. Dans le cas de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, on a des potentialités de ce type (mais seulement des potentialités) :

* D’abord la vie quotidienne : dans Libres ensemble, sous-titré de manière fort suggestive L’individualisme dans la vie commune, François de Singly (2000) explore un fil sociologique très stimulant. Il observe, sur toute une série de scènes de la vie ordinaire des couples et des familles contemporaines (la cohabitation au sein d’un même espace, la programmation conjugale de la musique et de la télévision, la gestion commune du téléphone ou les aventures de l’extra-conjugalité), les nouveaux espaces d’autonomie personnelle et de négociation avec les proches, dans un équilibre entre le je et le nous. C’est dans ce cadre qu’émergent des tensions comme des compromis inédits entre ce qu’il appelle l’individu "seul" et l’individu "avec". Ne trouve-t-on pas là, à l’état de potentialités, dans les expériences les plus quotidiennes, des éléments intéressants pour une politisation, et particulièrement pour une social-démocratie libertaire ?

* Quant aux mouvements sociaux : Le mouvement altermondialiste, comme rencontre du mouvement ouvrier classique et de nouveaux mouvements sociaux à une échelle internationale, pourrait constituer le creuset d’une nouvelle émancipation plurielle, contre une diversité de dominations. Au sein des mouvements sociaux contemporains, on observe aussi une tension à l’œuvre : est-ce que, depuis l’hiver 1995, une série de luttes sociales n’ont pas porté sur la défense des protections collectives (retraites, sécurité sociale, statut salarial, etc.), tout en activant une méfiance à l’égard des procédures de délégation (dans les modes d’organisation des associations comme Act Up, Droit Au Logement, ATTAC ou des nouveaux syndicats SUD) ? Cette ambivalence vis-à-vis des institutions, qui reconnaît implicitement leur double fonction (protectrice/aliénante), a jusqu’à présent rarement était articulée dans un même projet. Un projet non pas conçu comme une intégration, mais comme une mise en tension dynamique.

* Sur le plan de la politique institutionnelle : A l’encontre d’un revival d’une version soft de "l’anarcho-syndicalisme", pour lequel les mouvements pourraient produire seuls leur propre politique, sans qu’il y ait une place pour des institutions partisanes, dans une logique exclusive de "contre-pouvoir", l’hypothèse sociale-démocrate libertaire appelle tout à la fois : une confrontation avec les institutions (dans un dedans/dehors) et une pluralité d’institutions de transformation sociale (dont les syndicats, les associations, les formes plus ponctuelles d’auto-organisation, les expériences alternatives, des classiques coopératives aux squats autogérés en passant par l’économie sociale et solidaire…mais aussi les partis politiques). De ce point de vue, SELS a fait le pari, depuis sa naissance en décembre 1997, que l’on pouvait transformer l’ancienne "extrême-gauche" en nouvelle gauche radicale. Et que le point d’application principale en France était la LCR. La campagne présidentielle d’Olivier Besancenot a fait de cette hypothèse quelque chose de moins improbable. Il s’agit d’un pari raisonné, par des militants qui ne sont ni "communistes", ni "révolutionnaires", ni "marxistes" ou "trotskistes", qui a quelques atouts dans son jeu. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ne sont pas obligés de faire ce même pari, et peuvent soit parier sur d’autres formes partisanes, soit rester dans l’attente qu’émerge à partir des nouvelles luttes sociales une forme institutionnelle plus adéquate. La politique telle que nous l’entendons ne se guide pas sur des certitudes, mais renvoie à un pari dans des conditions intégrant l’incertitude, et inclue donc la possibilité d’une diversité de paris raisonnés, même quand on partage un horizon similaire. C’est pourquoi le dogmatisme, l’intolérance et les excommunications ne peuvent remplacer le débat contradictoire argumenté et les échanges d’expériences.

Je laisse maintenant la parole à Sadri Khiari de Raid-Attac Tunisie, avec qui nous avons fait l’expérience pratique l’an dernier d’une solidarité altermondialiste Nord/Sud lors d’un jeûne en commun à Tunis visant à protester contre les limitations apportées par la dictature militaire de Ben Ali à sa liberté de circulation. Ce qui a conduit à notre arrestation au bout de trois jours et à mon expulsion, mais qui a débouché après quelques mois sur sa possibilité de sortie de Tunisie. Pendant les trois jours où nous étions enfermés ensemble, on a un peu parlé de "social-démocratie libertaire"…

Forum Social Européen
Ivry-sur-Seine
Jeudi 13 novembre 2003 (14h-17h)
Atelier organisé par la SELS
(Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate)
Avec la participation de Willy Pelletier, Philippe Corcuff et Sadri Khiari
_Email : SELS@wanadoo.fr

Messages

  • Après les anarchistes de droite (Ardisson ...), les libéraux libertaires (Cohn Bendit ...) voici les sociaux démocrates libertaires à la sauce LCR que Corcuff (pas loinde 15 ans au PS, puis les verts, puis la ligue, parcours assez peu commun, en général c’est plutôt l’inverse) ) rabbache à longueur de colloques et dans les pages rebonds de libération.

    Les grumeaux trotskystes et réformistes ont vite fait de transformer cette soupe en une mixture indigeste et nauséabonde

    Voline

    Je réécris ton nom, libertaire

    L’analyse de l’OPA (Opération pirate sur les anarchistes) de la LCR, présentée ici, s’inscrit dans le propos plus large d’un ouvrage paru aux éditions Paris-Méditerranée (Coll. « Les Pieds dans le plat ») : Je réécris ton nom, Révolution.

    Le « petit facteur » de la LCR n’aura pas eu besoin qu’on le sonne deux fois pour annoncer la bonne nouvelle : Le libertaire nouveau est arrivé ! Les prospectus qu’il distribuait, entre les deux tours des présidentielles, au printemps 2002, semblaient pourtant la contredire : Aux urnes, à nouveau, citoyens ! Il faut bouter Le Pen hors des murs de la République ! L’isoloir serait-il devenu un passage obligé pour tout libertaire qui se respecte ? Tel était, en tout cas, le message urgent qu’Olivier Besancenot avait à faire passer, avec l’aide empressée de médias soudainement intéressés, à l’issue d’une tournée des calendriers électoraux pendant laquelle il lui fut donné de sentir d’où viendrait le vent pour les prochaines consultations.

    En fait de vent, il s’agit tout simplement de revivifier d’un « souffle libertaire » le marxisme révolutionnaire, comme nous l’apprend le dernier numéro de Contretemps, revue théorique de la LCR.1 Un changement de cap idéologique périlleux, si l’on songe au passé - pour ne rien dire du présent - de cette organisation. Aussi le pilotage du numéro a-t-il été confié à deux barreurs hors pair : Philippe Corcuff et Michaël Löwy.

    Sociologue, politologue et surtout idéologue tout terrain, le premier nous inflige comme à l’accoutumée, mais cette fois aux dépens de Rosa Luxemburg, un laïus sans consistance truffé de falsifications où il donne libre cours à son penchant pour les mésalliances de mots les plus déconcertantes et prend assez de libertés avec l’histoire pour nous faire oublier pourquoi Rosa et ses camarades finirent par ne voir dans la social-démocratie qu’un « cadavre puant » qu’aucun artifice langagier ne pourrait rendre à la vie. Ainsi en profite-t-il pour nous resservir l’une de ses trouvailles préférées : le « concept » - terme à prendre ici non dans son acception théorique, mais au sens que lui ont donné les publicitaires - de « social-démocratie libertaire ».

    Second pilote à la manœuvre, Michaël Löwy, directeur de recherche médaillé du CNRS et directeur de conscience écouté parmi les adeptes du marxisme lénifiant, se pose en héritier présomptif et surtout présomptueux du mouvement surréaliste pour nous saouler de sa rhétorique sur l’« ivresse libertaire » de Walter Benjamin érigé en maître à tout penser. Une manière comme une autre de montrer que la LCR aurait définitivement rompu avec l’avant-gardisme, l’autoritarisme et le dogmatisme que des esprits aussi chagrins que mal informés persistent à lui imputer.

    Pour prouver que la page d’un certain trotskisme est définitivement tournée, nos experts en détournement n’y sont pas allés de main morte. Le numéro de Contretemps s’ouvre, en effet, sur un scoop de taille : rien moins que la naissance d’une « première Internationale au xxie siècle », une fois dépassées les « vieilles querelles » entre marxistes et libertaires. Exit, donc, la IVe Internationale dont la LCR attestait la survivance en France. Il est vrai que son nouveau porte-parole avait déjà révélé au Monde qu’avant de devenir trotskiste, il avait été « libertaire ». Et qu’il le serait, par la suite, plus ou moins resté. Libertaire, donc, Alain Krivine qui, au soir des élections européennes de 1999, s’écriait avec enthousiasme, en apprenant qu’il avait gagné son ticket d’entrée au parlement de Strasbourg : « On a des élus, c’est le plus important. »2 L’important, pour les rénovateurs trotskistes, ce n’est plus le rouge ni même l’orange qui l’a remplacé sur leurs nouvelles bannières : c’est la couleur des sièges dans lesquels ils allaient pouvoir enfin se caler, à Strasbourg ou ailleurs. Libertaires, le sont, d’une façon plus générale, avec Besancenot, Bensaïd et consorts, toutes les girouettes que leur sensibilité aux trous d’air électoraux pousse à « coller à l’air du temps contestataire », comme le dit si bien Libération qui, à défaut de toujours savoir de quoi il parle, sait à qui il a affaire avec les apparatchiks de la Ligue et ses penseurs attitrés.

    « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? » Sous son allure de sentence faussement interrogative, le titre aguicheur de la revue Contretemps est des plus trompeurs. Car prendre le pouvoir, c’est avoir le pouvoir de changer le monde, et y renoncer revient à le laisser à ceux qui le possèdent déjà. On l’aura pressenti : ce « souffle libertaire » qui émane sans prévenir de la LCR va surtout permettre à la bourgeoisie mondialisée de souffler.

    Le social-opportunisme

    De la part de tous ces néo- ou post-trotskistes spécialistes de l’entrisme à tous crins, le sort - et le tort - qu’ils font maintenant subir au mot « libertaire » n’a rien qui doive étonner. Encore faut-il, pour s’en convaincre, rappeler d’où il vient. Déjà connu après la Commune dans les milieux antiautoritaires, ce néologisme est né à la fin des années 1850 de la plume acide d’un anarchiste, Joseph Déjacque, qui n’eut de cesse de clouer au pilori les compromis et les compromissions de la petite- bourgeoisie républicaine de l’époque.3 Elle avait mené le mouvement révolutionnaire à une série de défaites et nourrissait un respect viscéral pour toutes les procédures de la démocratie parlementaire qui faisait alors ses premières armes en désarmant tous ceux qui opposaient au culte de la légalité bourgeoise l’aspiration à une lutte et à des formes d’organisation nées au sein du peuple même. Au « crétinisme parlementaire », indissociable des pratiques opportunistes de la social- démocratie, s’est donc tout aussitôt opposée la pensée libertaire qui dénie aux délégués élus le pouvoir d’user et d’abuser de l’autorité qui leur est conférée par le vote. Et si le « libertaire » mettait plutôt l’accent sur la dimension individuelle de la révolte, l’anarchie, issue parallèlement du mouvement ouvrier, l’associait à une idée d’organisation collective autonome refusant toute professionnalisation de la politique et, a fortiori, le rôle et le règne des révolutionnaires professionnels. Ce sont donc toutes les formes de la démocratie représentative qui, dès l’origine, seront implicitement et explicitement prises sous le feu de la critique.

    Parole de Besancenot : « Pour nous, l’erreur des bolcheviks, c’est d’avoir sous-estimé la question démocratique [...]. Nous sommes évidemment pour le pluralisme. »4 « Nous », c’est évidemment la minibureaucratie de la Ligue qui, après avoir réussi à se faire une place « à gauche de la gauche » comme supplétive de la « gauche plurielle », découvre qu’elle peut damer le pion au PCF et jouer sa partition dans le concert des grands. Reconnue et réévaluée dans ce contexte, la « question démocratique » n’est autre que celle que l’on soumet d’ordinaire aux étudiants de première année de Sciences Po et à laquelle ont déjà répondu par avance, depuis des décennies, tous les propagateurs de lieux communs sur les bienfaits de l’ordre politique bourgeois. Une réponse qui rejette toute idée d’action révolutionnaire des dominés contre cet ordre, comme non démocratique parce que relevant d’une conception « totalitaire » et, depuis le 11 septembre 2001, « terroriste » de la transformation de la société.

    On peut, de la sorte, sous couvert de se libérer des « pesanteurs idéologiques », se débarrasser tranquillement de tous les principes révolutionnaires gênants, tout en conservant le principe d’autorité du bolchevisme et de la social-démocratie, inhérent à des appareils dont la structure et le fonctionnement sont calqués sur le modèle étatique. On comprend, dès lors, qu’Edwy Plenel, journaliste d’investigation policière toujours prêt à accueillir ses anciens camarades de promotion trotskiste dans les colonnes du Monde, ait lui aussi découvert « ce passage vers une pensée de liberté, vers une idée libertaire de démocratie ».

    Pour dissimuler le sens de leur adhésion au pluripartisme et aux « élections libres », c’est-à-dire à la démocratie de marché, les néo-trotskistes se doivent de dévoiler ce qui aurait été oublié par leurs prédécesseurs, à savoir la dimension subjective de l’individu et son irréductible altérité, de traquer l’aliénation dans tous les domaines du quotidien, de suggérer que les combats des féministes et des écologistes transcendent les luttes de classes - toutes choses qui auraient été mises sous le boisseau par le marxisme qu’ils professaient la veille, quand ils assénaient leur pédante leçon de matérialisme aux analphabètes de toutes confessions, anarchistes, conseillistes et autres « basistes » saisis par le « spontanéisme ». De même leur faut-il intégrer le possible, l’aléatoire, l’utopique et, pourquoi pas pendant qu’on y est, le rêve, la mélancolie et le prophétique dans leur conception de l’histoire, car ils veulent désormais échapper au déterminisme, voire au fatalisme, dont ils auraient été victimes bien malgré eux.

    Dans ces conditions, le sénateur « socialiste » Henri Weber, ex-dirigeant de la Ligue devenu bras droit (ou gauche) de Laurent Fabius était en droit de demander, toujours dans les pages du Monde, à ses anciens camarades ce que le « révisionniste » Eduard Bernstein réclamait jadis de la social-démocratie : qu’elle « ose paraître ce qu’elle est », et qu’elle devait si bien montrer avec son ralliement à « l’union sacrée », en 14-18. Que les soi-disant communistes révolutionnaires de la LCR, donc, osent enfin paraître à leur tour pour ce qu’ils sont, malgré leurs dénégations : « des réformistes de gauche, à peine plus radicaux » que des renégats qui ont simplement poussé plus loin, et plus tôt, l’abandon de leurs positions d’antan, tels Julien Dray, Jean-Luc Mélenchon ou l’inspecteur du travail Gérard Filoche.

    Henri Weber, en vérité, devrait plutôt prier pour que son souhait reste un vœu pieux, car afin qu’il puisse sans crainte paraître lui-même pour ce qu’il est effectivement devenu, un réformateur bon teint, c’est-à-dire rose pâle, il est préférable que les néo-trotskistes continuent de passer pour ce qu’ils ne sont plus : des « rouges ». Inviter la LCR à se dépouiller de son label d’extrême gauche, comme elle l’a d’ailleurs déjà fait en se revendiquant « 100 % à gauche », n’est-ce pas courir le risque, pour Henri Weber et les politiciens de son acabit, de se retrouver, du coup, catalogués à l’extrême centre, tout près du « libéral-libertaire » Daniel Cohn-Bendit et non loin du libéral tout court François Bayrou ?

    C’est pour ne pas avoir à rendre publique leur propre dérive dans ce glissement général vers la droite que les fins stratèges de la LCR ont encouragé l’un de leurs idéologues maison à mixer la social-démocratie avec l’esprit libertaire afin d’en extraire un « concept » aussitôt mis sur orbite médiatique, grâce à leurs multiples accointances avec cette presse qu’ils ont cessé de qualifier de bourgeoise. Sous peine de finir par être confondu avec le social-libéralisme et d’être ainsi suspecté d’accommodement avec le néo-libéralisme honni, le social-opportunisme de facture trotskiste se doit d’apparaître badigeonné d’une couche de « radicalité ». Une touche de vernis « libertaire » fera donc l’affaire.

    Les néo-trotskistes se verraient-ils, dès lors, contraints de défendre simultanément une chose et son contraire : la tradition social-démocrate et un engagement libertaire ? Nullement. Les deux plateaux de la balance sont, en effet, inégalement chargés. Ou, si l’on préfère, les poids et les mesures ne sont pas les mêmes dans l’un et l’autre cas. D’une part, des pratiques : légalisme, électoralisme, étatisme, participation au jeu institutionnel classique de la démocratie représentative. De l’autre, des discours : sur l’autonomie, la révolte et l’insoumission, professions de foi sans cesse démenties par les actes. Bref, d’un côté des positions, de l’autre des postures. Ainsi s’explique que tout ce que le mot « libertaire » exprime d’ordinaire, y compris dans les dictionnaires, se voit associé pour ne pas dire accouplé de la manière la plus obscène à son contraire, la social-démocratie - l’un des piliers les plus solides de l’État capitaliste.

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    Une révolution "sociétale"

    S’il ne fait pas de doute que la revendication « libertaire » de la LCR relève de l’usurpation et de l’imposture, il serait toutefois naïf de n’y déceler qu’un simple cache-sexe « anticonformiste » destiné à masquer la mise en conformité de l’organisation trotskiste avec les normes de la démocratie bourgeoise. Dans son cas comme dans bien d’autres, parler de « récupération » n’a de sens qu’à condition de ne pas oublier qu’à travers des mots ou des idées, ce sont des gens qu’il s’agit avant tout de récupérer.

    Chacun sait, et les dirigeants de la LCR les premiers, qu’il est devenu difficile, en politique, d’attraper les mouches avec du vinaigre, à savoir avec l’image révulsive d’un révolutionnarisme archaïque : références vieillottes, langue de bois, militantisme ascétique, etc. Certes, il n’est pas inutile de reprendre quelques-uns des slogans et des mots d’ordre traditionnels de la lutte anticapitaliste, ne serait-ce que pour ne pas laisser le terrain libre aux rivaux de Lutte ouvrière. Il faut bien répondre, en effet, au moins en paroles, aux attentes et aux intérêts des « déçus de la gauche » dans les milieux populaires. Mais occuper l’espace abandonné par les partis responsables de cette déception ne suffit plus. Pourquoi ne pas tenter de capter, en plus, les voix perdues de cette énorme part de l’électorat potentiel, assez sceptique sur les vertus démocratiques du suffrage universel pour voter souvent blanc ou nul, ou même - horreur absolue ! - se réfugier parfois dans l’abstention ? C’est ce « segment du marché », comme diraient les experts en marketing, que la LCR cherche à « cibler », en laissant un « provocateur-né » style Philippe Corcuff se pousser en avant. On y trouve les lecteurs de Charlie-Hebdo et de Politis, bien sûr, où celui-ci tient tribune. Ceux, également, de Télérama ou des Inrockuptibles, magazines qui ont fait de la « différence » une image de marque d’autant plus soigneusement entretenue qu’elle permet, entre deux pages glacées de publicité pour des produits de luxe, de rejeter dans les bas-fonds du « populisme » tout ce qui émane du peuple sans avoir bénéficié de l’aval sourcilleux du « citoyen » policé. Dans la presse de marché, les déviants institutionnels sont fort prisés, voire courtisés. À Libé et au Monde, par exemple, les rubriques « Rebonds » ou « Débats » ont toujours été généreusement ouvertes aux contestataires installés.

    Tout ce lectorat appartient à une fraction de la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui raffole des personnalités « dérangeantes » pour se donner l’illusion qu’elle n’est pas elle-même totalement rangée. Une couche sociale d’autant plus friande de révolutions labélisées « sociétales » - celles qui touchent aux comportements et aux sentiments, aux désirs et aux plaisirs, aux modes de vie et aux modes tout court - qu’elle a cessé de s’intéresser à la révolution sociale. Il est vrai que celle-ci risquerait de la toucher à son point le plus vulnérable : le portefeuille.

    Le succès du nouveau maire « socialiste » de Paris auprès des « bobos » le confirme : il existe une « classe moyenne urbaine, jeune et cultivée » prête à se laisser séduire par les sirènes électorales pour peu que les prétendants au pouvoir acceptent de remodeler en conséquence leur idéologie et leur langage. Bertrand Delanoë et sa fine équipe de « communicants » ont misé avec brio sur le « festif » pour attirer ces chalands d’un nouveau genre plus soucieux d’épanouissement individuel que d’émancipation collective. La LCR peut espérer, néanmoins, récupérer une partie d’entre eux, en particulier les plus jeunes, pas encore installés et donc plus disponibles et plus désintéressés. Pour ce faire, elle a trouvé la pierre philosophale susceptible de combiner le « social » et le « sociétal », c’est-à-dire le progressisme politique et le modernisme culturel : réactualiser le credo libertaire selon les canons publicitaires.

    De ce point de vue, le jeunisme démagogique d’un Philippe Corcuff s’extasiant devant les platitudes fredonnées d’Eddy Mitchell, ou les pitreries d’un Besancenot s’auto-photographiant à la télévision devant une icône du « Che », peuvent contribuer à élargir l’audience et l’influence de la LCR. Pour croître, elle doit se montrer à l’écoute non plus des « masses » ou des « travailleurs », mais du public ou, plus précisément, d’un certain public. Un public spécifique qui n’entend pas, d’ailleurs, être considéré dans sa globalité anonyme, mais comme une nébuleuse d’« individualités » insaisissables et surtout inclassables, pour reprendre les traits sous lesquels les néo-petits-bourgeois se perçoivent d’ordinaire. Aussi se reconnaîtront-ils peut-être dans le miroir complaisant de la « société de verre » que Philippe Corcuff leur tend, avec toutes leurs « singularités », leurs « fragilités » et, last but not least, leurs « ambiguïtés », ce « lot commun des pauvres humains » qui autorise les rebelles de confort à se dédouaner à bon compte de leur quête incessante d’avoir ou de pouvoir.

    Principe cardinal du nouveau cycle marchand, cette « reconquête par l’individu de son identité », que l’on ne cesse de célébrer en cette ère du conformisme généralisé, vient couronner une tendance déjà présente dans les avant-gardes culturelles et notamment dans le surréalisme artistique. C’est au tour des pratiques quotidiennes de chacun de s’affranchir de tous les carcans religieux, politiques et historiques. La dimension « existentielle » de la critique libertaire donne un semblant - un faux-semblant - de cohérence politique à toutes les formes de contestation que l’individualisme exacerbé a fait apparaître sur le marché de l’anticonformisme estampillé.

    Agglutinant l’ensemble des références théoriques ou littéraires disponibles, y compris les plus saugrenues (les « relectures » désopilantes par Daniel Bensaïd de Jeanne d’Arc et ses envolées sur Péguy sont, à cet égard, anthologiques), dans un ersatz de critique radicale qui romprait avec l’« économisme » et le « sociologisme » des « classiques » du marxisme, le néo-trotskisme peut ainsi constituer un nouveau pôle d’attraction auprès de toutes les catégories sociales dont les manières de vivre et les aspirations se rattachent à ces revendications. C’est au point d’intersection de toutes ces dérisoires « remises en cause » que le « libertaire » intervient, à la manière d’un pivot qui, sous le signe de la « subversion », articule dans un même mouvement l’« autonomie recouvrée de l’individu » à la « redécouverte de la démocratie ».

    La « non-conformité », dès lors, se conçoit dans une perspective inversée. Elle n’a plus de raisons de s’en prendre aux codes et aux normes officiels puisque leur « transgression », institutionnalisée, subventionnée et même sponsorisée, fait dorénavant partie intégrante des formes de la domination. Sera taxée de conformisme, en revanche, l’attitude des « sectaires », des « retardataires », des « primaires » qui s’entêtent à refuser d’être les dupes de pareilles simagrées.

    Que l’on ne s’avise donc pas de détecter dans l’infléchissement en cours de la ligne de la LCR quelque effet en retour des fréquentations mondaines de ses leaders. Rendre de temps à autre, par exemple, des services grassement rétribués aux « ennemis de la classe ouvrière » d’hier, sous forme d’« animation » de séances de « formation » en entreprise, ne saurait, chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté d’en découdre avec eux aujourd’hui. Croire le contraire serait verser dans le travers détestable de ces « anarchistes satisfaits de leur pose face au monde » qui ignorent « la tension productive », donc positive, que ne peut manquer d’engendrer, y compris « en nous-mêmes », le fait d’avoir à la fois un pied dans « des institutions de lutte » et un autre dans des « institutions de gestion ».5 Ignorer le « choc fécond » qui peut en résulter reviendrait, finalement, à se priver de ce « dialogue du réel et de l’utopie » qui fait tout le sel - et le suc ! - de la « social-démocratie libertaire ».6 On l’aura deviné, à l’heure où l’entreprise se préoccupe de changer d’image, la petite entreprise révolutionnaire qu’est la LCR se doit de ne pas être en reste.

    Sur ses fanions, significativement passés du rouge à l’orange - sans doute, parce que le rose était déjà pris -, comme sur la une de son hebdomadaire, dont l’intitulé devrait, soit dit en passant, changer de couleur lui aussi pour être en harmonie, on chercherait en vain trace de la faucille et du marteau qui les ornaient naguère. Au lieu et place de ces outils d’un autre âge, ondoie triomphalement le « 100 % à gauche », symbole éloquent du ralliement des néo- ou des post-trotskistes à la logique du quantifiable, avec ses chiffres, ses statistiques et ses taux, économiques ou électoraux. À voir le racolage tous azimuts auquel se livre une organisation toujours prête à attirer dans ses filets tout ce qui bouge - et qui n’est pas forcément rouge - pour améliorer ses scores, on peut suggérer à ses dirigeants un nouveau logo : le râteau.

    Jean-Pierre Garnier et Louis Janover

    Texte issu du Monde Libertaire n°1319, hebdomadaire de la Fédération Anarchiste archives sur le net :

    www.federation-anarchiste.org/ml

    1. Contretemps, n° 6, février 2003.

    2. Alain Krivine, cité in Libération, 14 juin 1999.

    3. Valentin Pelosse, « Joseph Déjacque et la création du néologisme "libertaire" (1857) », Cahiers de l’ISEA, série S, n° 15, décembre 1972.

    4. Olivier Besancenot, Le Monde, 3 février 2003.

    5. Philippe Corcuff, « Pour une social-démocratie libertaire », Libération, 18 octobre 2000.

    6. Ibid.