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NEW YORK : L’IMAGE DE LA VILLE

Publie le jeudi 16 juin 2005 par Open-Publishing

de Fabrizio Violante traduit de l’italien par karl&rosa

"L’air serait même bon, s’il n’était pas vicié par nos haleines qui se font concurrence et par le monoxyde de l’envie. Les fenêtres sont fermées, nous travaillons dans l’air filtré des climatiseurs dans une espèce de serre aux piliers de béton, où les architectes ont voulu réaliser leur idéal de transparence du pouvoir". Christine Grän

La protagoniste du roman Bastarda de Christine Grän se déplace au sein de la rédaction d’un journal "enfermée" dans un édifice moderne de Münich, mais ses mots pourraient décrire la claustrophobie de n’importe laquelle des dites fabriques bureaucratiques qui s’érigent dans leur présomptueuse verticalité par les métropoles du monde entier.

Quoique aujourd’hui le gratte-ciel soit une typologie architecturale répandue de partout, et particulièrement dans les nouvelles capitales économiques d’Asie, il est essentiellement lié à l’histoire et à l’image de la ville américaine, représentant - parmi les différentes symboliques qu’on lui a attribuées dans sa désormais plus que séculaire existence - avant tout le geste le plus éclatant du rêve américain, selon lequel tout est possible : "Dans ses lignes verticales nous reconnaissons le vrai symbole d’un peuple infatigable et aventureux. Un peuple qui ne connaît pas de répit, plein de bonne volonté et confiant en sa propre force et en son propre pouvoir" (Cass Gilbert, 1928).

Il ne fait aucun doute que l’architecture de ces "enfers de cristal" est dominée par le commercialisme : célébrés au début comme le symbole de la créativité américaine, les gratte-ciel sont en réalité les enfants naturels du capitalisme immobilier. Nés sur les cendres de la ville de Chicago, détruite par l’incendie de 1871 - et des intuitions de pionniers tels que Jenney, Richardson et autres Sullivan (et de tous les autres ingénieurs et architectes qui firent l’histoire de ce qui a été défini ensuite comme l’ "école de Chicago"), qui surent conjuguer la recherche formelle et l’évolution technique -, les gratte-ciel, par leur développement multi étages de plus en plus poussé - résolvent essentiellement l’exigence qu’ont les spéculateurs d’exploiter au maximum les zones centrales.

En effet, Louis Sullivan écrivait dans son Autobiographie d’une idée de 1926 que : "Le haut bâtiment commercial surgit de la pression des valeurs des terrains, les valeurs des terrains de la pression de la population, la pression de la population de la pression extérieure [...]. Mais il était inhérent au type de construction en maçonnerie de fixer à son tour une limite en hauteur, puisque ses murs qui étaient en train de grossir de plus en plus, dévoraient de l’espace et du terrain d’une valeur de plus en plus grande", c’est pourquoi on adopta : "une armure en acier qui supporterait toute la charge [...]. Les jeux étant fait, quelque chose de nouveau sous le soleil prit rapidement corps". La naissance du gratte-ciel donc : "Il fut question d’une vision de l’art de vendre basée sur l’imagination et sur la technique des ingénieurs"...

Bientôt les gratte-ciels de Chicago furent dépassés, en hauteur et en caractère spectaculaire, par les tours de Manhattan, qui donnèrent force à l’image de New York ville moderne par excellence, le "mythe métropolitain du vingtième siècle", la ’shock city’ où "tout peut arriver et peut arriver juste maintenant", "le lieu où un enfant rencontre toujours ce qu’il veut être quand il sera grand" (Louis Kahn).

New York est la ville du Woolworth Building de Cass Gilbert, qui fut défini comme ’la Cathédrale du Commerce" ; du Chrysler Building, chef d’œuvre de l’Art Déco ; de l’Empire State Building, ’le gratte-ciel de King Kong’ ; du Rockefeller Center, que Koolhaas a qualifié de "chef d’œuvre sans génie" ; du Palais des Nations Unies, le gratte-ciel ’manqué’ de Le Corbusier ; du Seagram Building de Mies van der Rohe, prisme raréfié de métal et de verre, point d’arrivée de l’abstraction miesienne, modèle répété et ’banalisé’ jusqu’aux années soixante-dix ; des Twin Towers de Yamasaki et Roth qui, avec leurs 411 mètres de hauteur avaient dépassé l’Empire, redevenu l’édifice le plus haut de la ville après le 11 septembre ; de l’AT&T Building de Johnson, image symbole du gratte-ciel post-moderne ; de la Freedom Tower de Libeskind, attendue et sous plusieurs aspects décevante, présentée comme "un point d’exclamation" dans le skyline de la ville.

Toute l’architecture verticale qui se lève imposante de la grille orthogonale des rues de Manhattan a contribué à créer le mythe de New York ; un mythe auquel le monde des médias a donné beaucoup de corps, c’est pourquoi l’image de la ville n’est faite que du paysage physique créé par ses architectures vertigineuses, mais surtout du paysage mental évoqué par la musique, la littérature, la photo, le cinéma.

S’il est vrai que "la réalité surgit dans le spectacle et que le spectacle est réel" (Guy Debord), alors l’image la plus réelle de New York est celle qui est imprimée dans les millions de photogrammes des innombrables films qui y ont été tournés. L’image de la ville que le cinéma a créée est tellement vraie qu’on peut tourner un film à New York sans être à New York : Stanley Kubrick, par exemple, a situé son Eyes Wide Shut à Manhattan, mais en en tournant les extérieurs dans une Londres ’réadaptée’.

Les réalisateurs qui ont évolué entre les rues et les histoires de New York sont nombreux, dont sûrement Woody Allen et Martin Scorses, qui y ont situé la plupart de leur filmographie.

New-yorkais tous les deux, ils incarnent et évoquent des âmes et des mondes différents de la ville : Allen est le typique intellectuel juif qui habite Manhattan, il cite Freud, Groucho Marx, Bergman et la ’sophisticated comedy’ ; Scorsese, au contraire, qui a grandi à Little Italy, vit la ville nocturne, la ’pomme pourrie’, il décrit la folie métropolitaine dans un style halluciné et anti-classique, loin de celui du vieil Hollywood.

Allen a souvent déclaré son amour pour la ville : "New York commence à me manquer dès que je quitte Manhattan", et sa "Symphonie einer Grosstadt" personnelle est sûrement Manhattan, un chef d’œuvre de 1979 pour lequel la critique américaine le qualifia de ’fiancé de New York’.

Dans ce film, le réalisateur ne célèbre pas tant la ville physique, où circulent les personnages typiques de ses histoires, mais celle de l’âme ( filmée - ce n’est pas un hasard - en noir et blanc), le lieu intime de la mémoire, de la peur, des névroses, de l’amour et de la mort. La ’filature’ du protagoniste génère un regard subjectif, loin de la narration objective du néoréalisme italien, qui est pourtant parmi les références de l’auteur : la Manhattan de Allen existe dans ses films, comme la Rimini de Fellini complètement reconstruite en studio dans le film Amarcord.

Allen, le plus "européen" des réalisateurs américains, aime sa ville intellectuelle, et l’oppose, dans tant de réparties de ses films, à la grossière dimension physique de Hollywood : "J’aime Antonioni, Bergman, Mahler et Wagner, comment pourrais-je aimer la Californie ?".

Le début de Manhattan constitue l’un des plus beaux films sur New York de l’histoire du cinéma, une sorte de reportage intérieur : les gratte-ciel, les enseignes lumineuses, la circulation, les ouvriers au travail, le port, Park Avenue, la Cinquième Rue, le Guggenheim, Broadway, le Yankee Stadium, le skyline nocturne illuminé par les feux d’artifice pour la fête du 4 juillet, photographiés en un très beau noir et blanc plein de clairs-obscurs, au son de la Rhapsody en Blue de Gershwin, tandis que le monologue hors champ s’achève avec les mots : "New York était sa ville et le serait toujours"...

Scorsese aussi aime sa ville, mais il en raconte surtout le côté sombre : "Je hais la violence. Mais elle est en moi, en vous, en chacun de nous et moi, je veux l’explorer". Ses personnages sont souvent violents et en même temps en quête de rédemption, selon l’image la plus habituelle des Italo-américains, enfants de deux patries, la mafia et l’église : "J’ai grandi avec eux, les gangsters et les prêtres. Voilà tout".

Scorsese décrit la fin du rêve américain et en ce sens sa déclaration d’intentions est claire depuis son célèbre court-métrage de 1967, The Big Shave : en filmant un personnage anonyme occupé à se raser dans une salle de bain immaculée qu’il finit par remplir de son sang en se coupant la gorge avec son rasoir il hurle son horreur de la guerre, qui était à l’époque celle du Vietnam et qui est aujourd’hui la guerre permanente qui fait suite au 11 septembre.

Hormis quelques rares exceptions, le réalisateur narre dans ses films l’autre histoire de l’Amérique et particulièrement de New York : de la révolte de Five Points décrite dans Gangs of New York, sorti en 2001, à la métropole trouble et peu sûre du début des années quatre-vingt-dix qu’on voit dans Au-delà de la vie, un film de 1999, qui semble traduire en images les mots de Henry Miller : "La nuit, les rues de New York reflètent la crucifixion et la mort du Christ" (Tropique du Capricorne, 1939).

Le Manhattan de Scorsese, nocturne et halluciné, est un enfer métropolitain : ayant grandi dans un quartier qu’il décrit comme "un monde où la peur était érigée en mode de vie, de survie", dans la scène finale de Gangs of New York, avec la ville qui grandit à partir des pierres tombales, jusqu’au dernier photogramme avec les Twin Towers, il nous livre l’image d’une New York amorale, représentation de la mauvaise conscience du monde occidental.

La géométrie verticale du skyline new-yorkais célèbre l’aristocratie de l’argent et est fille d’une architecture qui, au moment où elle choisit de devenir spectaculaire, perd toute signification idéale. Ainsi l’image du World Trade Center, temple du capitalisme devenu fou, est représentée par les Twin Towers : deux monolithes spéculaires, deux prismes purs, un accouchement gémellaire de cette architecture aux limites de l’incommunication, qui décharne la forme en la réduisant à une pure fonction.

Jean Baudrillard, dans La violence du global, conférence tenue à l’Institut du Monde Arabe, affirme : "le fait qu’il y en ait deux signifie la fin de toute référence originale[...] : seul le redoublement du signe met vraiment fin à ce qu’il désigne. [...]Il ne reste plus qu’une espèce de boîte noire, une série conclue avec le numéro deux, comme si l’architecture à l’image du système, ne procédait désormais que du clonage ou d’un code génétique immuable".

Si les Twin Towers et l’ensemble des architectures verticales de Manhattan représentent donc le système des valeurs occidentales, leur destruction le 11 septembre 2001 a aussi signifié une attaque à ce type d’architecture et au "système mondial qu’elle incarne. Dans leur pure modélisation informatique, bancaire, financière, comptable et numérique, elles en étaient en quelque sorte le cerveau et, en frappant là, les terroristes ont frappé au cerveau, au centre névralgique du système".

Puisque la ville physique est donc le reflet de la ville sociale et de ses valeurs, la contestation violente du modèle capitaliste passe aussi par la destruction de l’architecture qui le représente.
Pour Baudrillard, l’échec de cette architecture est telle qu’elle lui fait dire : "l’effroi, pour les 4000 victimes, à mourir dans ces tours est inséparable de l’effroi à y vivre et à travailler dans ces sarcophages de béton et d’acier". De plus, la gémellité des gratte-ciel du WTC rajoute une signification supplémentaire à l’évènement terroriste : "double agression à quelques minutes d’intervalle. Suspense entre les deux chocs.

Après le premier, on peut encore croire à un accident. Ce n’est que le second choc qui signe l’acte terroriste. [...] L’écroulement des tours est l’évènement symbolique principal. Imaginez qu’elle ne se soient pas écroulées ou qu’une seule se soit écroulée : l’effet n’aurait pas été le même. La preuve éclatante de la fragilité de la superpuissance mondiale n’aurait pas été la même".

Dans l’empire médiatique l’image se substitue à l’évènement. Et pourtant, le cinéma américain, qui s’est abondamment nourri de situations catastrophiques, renonce au lendemain du 11 septembre, dans un choix unanime des grandes maisons de production de cinéma, à ce rémunérateur processus de substitution, effaçant l’image des Twin Towers de tous les films sortant en salles : la singularité de l’évènement réel s’est imposée, au-dessus des scénarii tragiques virtuels créés par les effets spéciaux de l’industrie hollywoodienne.

Certains commentateurs ont souligné la façon dont le président Bush a dû comparer le 11 septembre à l’attaque de Pearl Harbour, pour ramener le spectateur, habitué à des films où la peur et la mort sont partout, à un plan de réalité désormais perdue. Et pour Hollywood, la seule façon de donner sens à cette nouvelle réalité a été de la bannir.

Aujourd’hui encore, à presque quatre ans de distance, les films qui racontent le New York frappé au cœur le 11 septembre sont très peu nombreux.
La chute des deux tours, ou plutôt l’ombre de celle-ci, ne se voit que dans le très bel épisode de Sean Penn dans le film collectif 11-9-2001 qui se termine sur le cadrage d’une plante flétrie qui refleurit quand l’écroulement lui restitue enfin la lumière du soleil. Mais c’est La 25ème heure de Spike Lee qui est la réflexion la plus désolée et la plus passionnée d’un New-yorkais sur sa ville survivant à l’attaque terroriste.

Le signe de la tragédie et un sens du précaire pénètre chaque scène, chaque atmosphère, chaque personnage : dés le début avec les images de Ground Zero et des deux rayons de lumière qui s’élèvent vers le ciel à la place des deux tours, griffant la nuit new-yorkaise. Un signe éclatant et pourtant évanescent qui confirme le vide plus qu’il n’évoque les gratte-ciel perdus.

Edward Norton interprète le personnage principal, un christ raté, condamné à sept ans de prison pour trafic de drogue, durant ses dernières vingt-quatre heures de liberté, un chemin de croix personnel durant lequel il rencontrera les amis, les histoires, les amours de sa ville lacérée.

Sombre et désenchanté, le film voit sa scène principale dans le dialogue entre les deux amis du personnage principal, un professeur d’anglais et un agent de change de Wall Street, cadrés devant une fenêtre qui s’ouvre sur l’épouvantable vide de Ground Zero, des dizaines de mètres plus bas : " la caméra demeure comme pétrifiée face à cette avant-scène privilégiée au-dessus de l’horreur. Tragédie privée (dans le dialogue) et universelle (dans l’image) se concilient en un plan fixe infini qui semble annihiler le temps" (Dante Albanesi).

La ville de Spike Lee qui essaie de récupérer sa propre vérité parmi les décombres est très différente de la Manhattan de Woody Allen et pourtant ce film aussi est une déclaration d’amour à New York, à la ville contemporaine qui vit le rêve d’une ’25 ème heure’ où tout pourrait être différent...

http://www.archphoto.it/northamerica/violante.htm