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Naples règle ses comptes

Publie le mardi 14 décembre 2004 par Open-Publishing

de Jean-Jacques Bozonnet

Après dix ans d’accalmie, la guerre des gangs a fait près de 125 morts depuis le début de l’année. Les autorités italiennes peinent à rétablir l’ordre.

Le vice-questeur Pasquale Errico est le nouveau chef de la police de Scampia. Arrivé depuis quinze jours seulement dans ce quartier déshérité du nord de Naples, il n’a pas encore eu le loisir d’aménager son bureau, au dernier étage du commissariat. Sur le mur derrière lui, de part et d’autre du crucifix, on devine les traces des gravures emportées à la hâte par son prédécesseur. Le "super-flic" a une mission précise : "Arrêter au plus vite cette guerre qui fait peur aux gens", dit-il en distribuant ses ordres.

En quelques jours, 150 policiers envoyés en renfort ont triplé les effectifs du commissariat, et des voitures de police venues de toute l’Italie sillonnent les rues, sirènes hurlantes, sous la surveillance ronronnante d’un hélicoptère. Mardi 7 décembre à l’aube, un millier d’hommes ont ainsi mis le quartier en état de siège, arrêtant 53 personnes. Le grand jeu, donc, contre un fléau que la ville feignait de croire endormi depuis dix ans : la Camorra, la mafia locale.

Près de 125 homicides depuis le début de l’année, dont 27 dans le dernier mois, Naples est secouée par une onde de violence. Scampia et le quartier voisin de Secondigliano en sont l’épicentre. On y retrouve à intervalles réguliers des corps criblés de balles, torturés à mort ou brûlés, victimes de la vendetta qui déchire le clan mafieux local. Paolo Di Lauro, 51 ans, dit "Ciruzzo le millionnaire", l’un des principaux "boss" de la Camorra, y contrôle un important trafic de drogue, qui s’est étendu à toute la ville. Mais, depuis qu’il a pris la fuite, à l’automne 2002, pour échapper à une arrestation, ses fils peinent à se faire respecter par un groupe de "sécessionnistes". Les revenus de "Ciruzzo le millionnaire" - 500 000 euros par jour, selon un repenti - font des envieux.

Tentée dans un premier temps de "laisser les soldats de Di Lauro et les rebelles s’entre-tuer", la police cherche désormais à rassurer la population. Quand des tueurs s’invitent à l’improviste dans les bars et les pizzerias pour régler leurs comptes, l’écho des détonations parvient jusqu’à Rome, où le ministre de l’intérieur, Giuseppe Pisanu, promet de "rendre coup pour coup". Chaque jour, la presse tient la chronique des perquisitions et des arrestations, celle aussi des appartements et des commerces incendiés. La guerre des clans ne connaît pas de trêve, le business non plus.

Derrière les grilles que la Camorra a érigées en certains points de Secondigliano comme autant de check-points, cocaïne, héroïne, crack et marijuana changent de mains. En particulier aux abords d’une cité assez sinistre pour être surnommée par ses habitants "le Tiers-Monde". De jeunes guetteurs à scooter patrouillent les avenues de Scampia afin de signaler l’arrivée d’inconnus et les convaincre qu’ils se sont trompés de route. Le calme règne autour de la "Vela", HLM dégradé en forme de voile de bateau, connu de tous comme "le supermarché de la drogue". De l’autre côté du boulevard, rebaptisé "rue des toxicomanes", un parc abrite une faune de dealers et de consommateurs.

"Mon père m’accompagne le matin et vient me chercher le soir", raconte une élève du lycée technique Galileo-Ferraris, énorme établissement de 2 300 élèves implanté non loin de là. Les parents ont demandé au proviseur, Vincenzo Ciotola, d’avancer les réunions prévues en soirée. Refus poli, "pour ne pas céder à l’intimidation". Mais personne n’est rassuré dans les rues de Scampia lorsque la nuit tombe. C’est l’un des quartiers de Naples les plus récents, mais il a poussé sans urbanisme véritable depuis 1964. Pas de centre commercial, peu de boutiques, aucun cinéma pour humaniser les barres de béton. "Ici, 20 % de la population sont liés à la Camorra et empêchent les autres 80 % de vivre normalement au quotidien", explique Gaetano Di Vaio, un ancien délinquant du quartier, ex-taulard aussi, qui fait aujourd’hui l’acteur dans des téléfilms.

Militante associative dont le mari, décédé récemment, initiait les jeunes du quartier à l’art de la fresque murale, Mirella Pignatora sourit tristement de la brusque mobilisation policière : "Le mort qui reste sur le trottoir, on le voit. Mais on ne voit pas tous ceux qui meurent un peu plus chaque jour par absence d’espoir." Elle ne croit pas à une volonté politique d’éradiquer la mafia : "Nous savons tous qui sont et où sont les camorristes." Paulo Di Lauro et ses onze enfants ont ainsi vécu pen- dant plus de vingt ans à Secondigliano, dans un logement bunker à proximité de la caserne des carabiniers. Le vice-questeur Pasquale Errico reconnaît une forme d’impuissance : "La Camorra est une pieuvre qui se régénère en permanence, explique- t-il. Quand un chef est arrêté, il sait déjà par qui il sera remplacé."

L’originalité de la mafia napolitaine par rapport à Cosa Nostra, en Sicile, réside dans l’absence d’une structure d’autorité pyramidale. Il n’existe aucun parrain, aucune "cupola", pour centraliser le pouvoir. La Camorra est une juxtaposition de clans qui travaillent en autonomie chacun sur un territoire bien délimité. On retrouve cette organisation éclatée dans la N’Drangheta calabraise, encore plus difficile à pénétrer dans la mesure où le clan coïn-cide avec la famille proche. Contrairement à la mafia sicilienne ou à la Camorra, il n’existe pas de repentis en Calabre...

A Naples, les choses se gâtent quand un boss tente de s’imposer aux autres. En 1981, la tentative d’hégémonie de Raffaele Cutolo avait fait 273 morts.

Une certaine résignation gagne Vincenzo Ciotola dans son lycée modèle, Galileo- Ferraris. Pas de graffitis dans les couloirs, de la discipline dans les classes, du matériel pédagogique payé sur les fonds structurels européens, cette école est un sanctuaire où, rappelle le proviseur, "le dernier vol important remonte à 1997". Mais, reconnaît-il, "que peut-on offrir comme perspective à nos diplômés ? Dans le meilleur des cas, des emplois à 1 500 ou 2 000 euros par mois alors que l’économie facile de la Camorra leur en promet 1 000 par jour". De nombreux intervenants stigmatisent l’absence de l’Etat dans "ces zones où la police n’entre plus". Directeur du quotidien Corriere del Mezzogiorno, Marco Demarco ironise : "Les Napolitains crient au loup quand la Ligue du Nord d’Umberto Bossi parle de partition, mais ils ne se sont pas aperçus que, chez eux, sept quartiers avaient fait sécession."

Ancien curé de Scampia de 1993 à 2000, le sociologue jésuite Domenico Pizzuti confesse un manque de vigilance : "Ce trafic de drogue, on l’a toléré en l’assimilant à la contrebande de cigarettes comme si c’était une compensation à l’absence de développement." Dans le quartier de Forcella, au centre de Naples, autre haut lieu de la Camorra tenu par le clan Giuliano, don Luigi Merola tient un discours vigoureux. "En novembre 2003, j’ai dénoncé et fait arrêter 25 personnes, j’en avais assez de voir des mères désespérées parce que leurs enfants se droguaient,raconte-t-il. En agissant ainsi, je n’ai rien fait de contraire à l’Evangile."

Ce jeune prêtre de 31 ans a encore fait parler de lui fin mars, en se mettant à la tête des protestataires après la mort d’une adolescente de 14 ans, touchée à quel- ques mètres de son église par une balle qui visait le chef mafieux Salvatore Giuliano. Depuis, il est sous protection permanente de trois policiers. Depuis, dit-il aussi, "tout a changé pour le quartier qui a obtenu de l’éclairage public, des trottoirs, de la sécurité, etc.". Don Luigi ne déteste pas la provocation. Il projette aujourd’hui d’investir sur la mauvaise réputation du quartier en ouvrant, avec l’aide de la région, une quinzaine de boutiques, où les jeunes vendraient aux touristes des objets estampillés "Forcella" comme les Siciliens le font avec les produits "made in Corleone".

Pour lui, "la guerre actuelle est providentielle, car elle ouvre les yeux de l’Etat". De fait, Naples est devenue une "priorité nationale" pour Giuseppe Pisanu, le ministre de l’intérieur, qui s’y est rendu deux fois en quinze jours. Dans la salle des opérations de la Questure - "la plus moderne d’Italie grâce aux fonds structurels de l’Union européenne", précise son directeur, Antonio Del Gesù -, des opérateurs en blouse blanche surveillent leurs écrans d’ordinateur. C’est là que sont coordonnés les va-et-vient bruyants des forces de l’ordre sur tout le territoire de cette agglomération de près de 4 millions d’habitants. L’image satellite de Scampia montre des processions de fourmis ; ce sont les hommes de Pasquale Errico en route pour une énième descente... Un travail sans fin, et qui peine à porter ses fruits : samedi 11 décembre, la guerre des clans a fait quatre autres victimes à Scampia.

Pour Naples, le réveil est amer après dix années de calme apparent. Depuis 1993 et l’arrivée du centre gauche à la mairie, puis à la province et à la région, la Camorra semblait avoir disparu. La menace, souterraine et silencieuse était ignorée. Le nouveau maire, Antonio Bassolino, devenu ensuite ministre, puis président de la région, a voulu changer l’image de la ville pour l’ouvrir aux investisseurs étrangers et au tourisme. C’était l’époque du rinascimento de la cité parthénopéenne. "Pendant tout ce temps, nous avons minimisé le rôle de la Camorra parce que nous faisions une analyse politique erronée, explique Marco Demarco -Corriere del Mezzogiorno-. Nous pensions que l’existence de la Camorra n’était justifiée que par la présence d’une droite corrompue qui lui servait de relais. Celle-ci n’étant plus au pouvoir, la Camorra était condamnée à disparaître."

Selon lui, la gauche napolitaine a longtemps vécu dans le confort de ce syllogisme naïf. "Personne n’avait intérêt à soulever le problème", précise le journaliste. Mais le silence des autorités a fait les affaires des dizaines de clans mafieux, petits et grands, qui se répartissent le territoire de la Campanie. L’économie de la Camorra dépasserait celle de toute la région, avec un chiffre d’affaires estimé à 25 milliards d’euros, dont 16,5 milliards pour le trafic de drogue.

Les policiers considèrent que 80 000 à 100 000 personnes travaillent de près ou de loin pour les chefs. La région napolitaine serait devenue une plaque tournante pour toute l’Europe en matière d’héroïne et de cocaïne. Ciruzzo le millionnaire, tout-puissant qu’il est, n’est qu’un revendeur, alors que le vrai pouvoir serait détenu par les importateurs et les transformateurs. D’où la crainte que ces derniers, gênés par l’irruption de la police sur leurs terres, veuillent mettre fin eux-mêmes à la guerre du clan Di Lauro, en allongeant la liste des victimes.

Amato Lambertini, président de la province de Naples jusqu’à cette année, a décidé, vendredi 3 décembre, de faire renaître l’Observatoire régional sur la Camorra qu’il avait créé au début des années 1980. Cette expérience, qui avait permis de créer une base de données très éclairante sur le phénomène camorriste, a été arrêtée en 1993, quand M. Lamberti est entré en politique. "Une bonne analyse du phénomène est indispensable pour des actions adaptées", insiste le patron du Corriere del Mezzogiorno, partenaire de l’opération. A Scampia, où le camorriste est un voisin, pas besoin de longues études ; un groupe de rap local le dit dans une chanson, et l’écrit parfois sur les murs : "Tu habites en face de moi. Mais moi je ne vis pas comme toi."

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