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Noël Mamère fait condamner la France pour violation de la liberté d’expression

Publie le mardi 7 novembre 2006 par Open-Publishing

70ème condamnation de la France depuis le 1er janvier 2006...

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

numéro 669 07.11.2006

Communiqué du Greffier

ARRÊT DE CHAMBRE
MAMERE c. FRANCE

La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre 1 dans l’affaire Mamère c. France (requête no 12697/03).

La Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Le requérant n’ayant formulé aucune demande de satisfaction équitable, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui allouer de somme au titre de l’article 41. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

1. Principaux faits

Noël Mamère est un ressortissant français né en 1948 et résidant à Paris.

Membre et responsable du parti écologiste « Les Verts », le requérant est aussi maire de la ville de Bègles et député de la Gironde. Il a par ailleurs exercé la profession de journaliste, notamment, de 1977 à 1992, sur la chaîne de télévision publique « Antenne 2 » où il présentait le journal télévisé.

En octobre 1999, le requérant participa à l’émission de télévision « Tout le monde en parle » animée par Thierry Ardisson. Au cours de cette émission, un autre invité évoqua l’accident nucléaire de Tchernobyl et fit part de l’émotion qu’il avait ressentie à la lecture d’un ouvrage consacré aux victimes de cette catastrophe ; enchaînant sur ce sujet, le requérant parla de M. Pellerin, alors directeur du SCPRI2 (Service central de Protection contre les rayons ionisants), qu’il qualifia de sinistre personnage « qui n’arrêtait pas de nous raconter que la France était tellement forte - complexe d’Astérix - que le nuage de Tchernobyl n’avait pas franchi nos frontières ».

M. Pellerin cita directement le requérant ainsi que la société nationale de télévision « France 2 » et son directeur de la publication, Marc Tessier devant le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation publique envers un fonctionnaire, délit prévu et réprimé par les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Le 11 octobre 2000, le tribunal condamna M. Tessier et le requérant à notamment une amende de 10 000 francs chacun, soit l’équivalent de 1524,49 euros. La cour d’appel de Paris, saisie par le requérant, confirma cette condamnation le 3 octobre 2001 : elle considéra que les propos de M. Mamère étaient diffamatoires car ils portaient atteinte « à l’honneur et à la considération » de M. Pellerin en ce qu’ils lui imputaient d’avoir, à plusieurs reprises, « en tant que spécialiste des problèmes de radioactivité, donné, en connaissance de cause, des informations erronées voire mensongères quant au problème grave tel que la catastrophe de Tchernobyl, qui pouvait avoir des incidences sur la santé des français » ; elle conclut à l’absence de bonne foi, au motif que l’intéressé avait manqué de modération car il avait insisté fortement et de manière péremptoire sur le fait qu’en toute connaissance de cause, M. Pellerin avait fait preuve d’une volonté réitérée de mentir et n’avait cessé de fausser la vérité ; la cour estima en outre que le requérant avait affublé M. Pellerin de « caractéristiques péjoratives » en usant de l’adjectif « sinistre » et en disant qu’il souffrait « du complexe d’Astérix ».

Le 22 octobre 2002, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant, M. Tessier et France 2.

M. Pellerin fut mis en examen pour « tromperie aggravée » en mai 2006 dans le cadre d’une instruction ouverte à la suite du dépôt d’une plainte contre X par des personnes atteintes d’un cancer de la thyroïde, la commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) et l’association française des malades de la thyroïde (AFMT) ; les plaignants allèguent notamment que les services officiels ont menti et sous-évalué les contaminations des sols, de l’air et des aliments à la suite de l’accident de Tchernobyl.

2. Procédure et composition de la Cour

La requête a été introduite devant la Cour européenne des Droits de l’Homme le 11 avril 2003.

L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :

András Baka (Hongrois), président,
Jean-Paul Costa (Français),
Riza Türmen (Turc),
Mindia Ugrekhelidze (Géorgien),
Elisabet Fura-Sandström (Suédoise),
Danutė Jočienė (Lituanienne),
Dragoljub Popović (Serbe), juges,

ainsi que de Stanley Naismith, greffier adjoint de section.

3. Résumé de l’arrêt3

Griefs

Invoquant l’article 10, le requérant dénonçait sa condamnation par les juridictions françaises pour complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire.

Décision de la Cour

Article 10 de la Convention

La Cour relève que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, laquelle ingérence était prévue par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse et poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation d’autrui.

La Cour note ensuite que l’on se trouve en l’espèce dans un cas où l’article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression : d’une part, les propos tenus par le requérant relevaient de sujets d’intérêt général, à savoir la protection de l’environnement et de la santé publique, et d’autre part, l’intéressé s’exprimait sans aucun doute en sa qualité d’élu et dans le cadre de son engagement écologiste, de sorte que ses propos relevaient de l’expression politique ou « militante ».

La Cour rappelle que les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci. En l’espèce, les propos litigieux tenaient du jugement de valeur mais aussi de l’imputation de faits, si bien que le requérant devait se voir offrir cette double possibilité.

Pour ce qui est de l’imputation de faits, les actes dénoncés par le requérant remontant à plus de dix ans, la loi de 1881 l’empêcha de rapporter la preuve de la véracité de ses propos. Or, si en général, la Cour perçoit la logique d’une telle limite temporelle, elle estime que lorsqu’il s’agit d’événements qui s’inscrivent dans l’Histoire ou relèvent de la science, il peut au contraire sembler qu’au fil du temps, le débat se nourrit de nouvelles données susceptibles de permettre une meilleure compréhension de la réalité des choses.

Par ailleurs, parce qu’il repose exclusivement sur le constat discutable du défaut de modération des propos litigieux, le raisonnement suivi par la cour d’appel quant à l’absence de bonne foi du requérant ne convainc pas la Cour. En effet, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle il est permis à une personne s’engageant dans un débat public d’intérêt général de tenir des propos quelque peu immodérés. En l’espèce, les propos de M. Mamère étaient certes sarcastiques, mais restent dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles et la Cour n’y voit pas de termes manifestement outrageants.

Dans son appréciation, la Cour tient également compte du fait que la personne mise en cause était un fonctionnaire public. Cependant, à l’époque où le requérant a tenu les propos jugés diffamatoires, le SCPRI n’existait plus et M. Pellerin, âgé de 76 ans, n’était plus en activité. Par ailleurs, la question de la responsabilité tant personnelle qu’« institutionnelle » de M. Pellerin s’inscrit entièrement dans le débat d’intérêt général dont il est question, dès lors qu’en sa qualité de directeur du SCPRI, il avait accès aux mesures effectuées et était intervenu à plusieurs reprises dans les médias pour informer le public du degré de contamination, ou plutôt, pourrait-on dire, d’absence de contamination, du territoire français.

Dans ces circonstance et eu égard à l’extrême importance du débat d’intérêt général dans lequel les propos litigieux s’inscrivaient, la condamnation M. Mamère pour diffamation ne saurait passer pour proportionnée, et donc pour « nécessaire » « dans une société démocratique ». Dès lors, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

***

Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

Contacts pour la presse

Emma Hellyer (téléphone : 00 33 (0)3 90 21 42 15)
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La Cour européenne des Droits de l’Homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950.

1 L’article 43 de la Convention européenne des Droits de l’Homme prévoit que, dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothèse, un collège de cinq juges examine si l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles ou encore une question grave de caractère général. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrêt définitif. Si tel n’est pas le cas, le collège rejette la demande et l’arrêt devient définitif. Autrement, les arrêts de chambre deviennent définitifs à l’expiration dudit délai de trois mois ou si les parties déclarent qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.

2 Placé sous la double tutelle des Ministères de la santé et du travail, le SCPRI avait notamment pour mission de surveiller le niveau de contamination du territoire et d’alerter ses ministères de tutelles en cas de problème ; il a été remplacé en 1994 par l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI).

3 Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.

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