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Noël : contes de l’hypocrisie ordinaire

Publie le samedi 25 décembre 2004 par Open-Publishing


de Lea Melandri

Quand Noël approche on va généralement en quête d’histoires édifiantes, pour pouvoir se convaincre, au moins à cette occasion, que la bonté existe. Toutefois cette année les faits divers ne semblent offrir aucun soutien. A Milan les illuminations éclaircissent un des cieux les plus pollués d’Europe ; à côté des enseignes invitantes des boutiques passent des bus surchargés de gens qui pestent, on ne sait si c’est parce qu’ils sont contraints à une proximité presque animale avec leurs semblables ou parce qu’ils participent malgré eux à une frénésie collective dont on ne connaît ni l’origine ni le sens. Tout autour, dans le monde, des scénarios de violence et de guerre en tout genre, des catastrophes environnementales et des bouleversements climatiques, dont il est de plus en plus difficile exclure les responsabilités "humaines".

Mais du vaste répertoire des maux qui affligent désormais de façon endémique notre civilisation, émergent à juste titre - même si c’est souvent avec une mauvaise interprétation - des épisodes qui, même dans leur particularité de "faits de la vie", apparaissent symptomatiques d’une décadence profonde du sens de la justice, de l’amour, de la solidarité, par rapport à l’autre.
Je me réfère à trois informations qui, justement parce qu’elles contrastent fortement avec l’atmosphère édulcorée de Noël, sont arrivées ces derniers jours à la une des journaux et que je suis tentée d’appeler, d’une façon provocatrice, "contes de l’hypocrisie ordinaire".

Il y a environ dix jours, non loin de Rome, on a découvert un hospice où vingt vieillards, presque tous frappés par la maladie d’Alzheimer et la démence sénile, étaient gardés dans des conditions de saleté, de dénutrition, de différentes maltraitances et sans aucune assistance médicale. La responsable, au moment de son arrestation, donne une explication qui ne peut sonner cynique que si l’on croit à la stupeur et à l’exécration des gendarmes, des parents, des reporters vis-à-vis d’une barbarie qui émerge périodiquement, selon un rythme à peu près régulier, tel que personne peut dire ne l’avoir jamais vue ou imaginée.
"Je ne fais que du bien à ces pauvres gens, moi. Sans moi - dit-elle - ils seraient dans la rue". Ce n’est pas une justification, certes, mais elle mériterait peut-être d’être prise indirectement comme une secousse à ce mur d’hypocrisie qui permet aux familles, à la collectivité, aux institutions, de se libérer de vieillesses encombrantes, en faisant semblant de ne pas savoir ce qui se passe derrière les grilles d’une prometteuse "Villa Elisa".

S’il est vrai, comme l’ont écrit les journaux, que les parents venaient en visite une fois par mois, et que à ces occasions personne d’entre eux s’est aperçu, pendant longtemps, de l’effet des sédatifs et des signes laissés par les lacets aux poignets et aux jambes, cela veut dire que l’horreur a au moins deux visages liés l’un à l’autre : l’abandon et l’exploitation de personnes qui ont besoin d’aide et qui sont sans défense, tels que les vieillards qui ne sont plus autosuffisants, un résidu de population mal toléré et grandissant, qui doit être en quelque sorte "refoulé", en attendant qu’il s’en aille.

Un intolérance analogue frappe tous ces groupes sociaux qui, aux yeux d’une majorité productive, aisée et en bonne santé, risquent d’apparaître, pour utiliser une belle expression de Virginia Woolf, des "déserteurs", à savoir les pauvres et les malades en phase terminale. Sur la jeune Roumaine, qui a été trouvée morte dans le quartier milanais de Niguarda, écrasée par le couvercle d’un conteneur de la Caritas pour les vêtements usagés, on a prodigué de plusieurs côtés un piétisme sentimental teinté, pour l’occasion, d’une coloration de fable : le froid d’une nuit avant Noël, une "petite vendeuse d’allumettes" pauvre et sans domicile fixe qui, plutôt que de guetter dans les maisons des riches l’intimité des affects, fouille désespérément dans leurs déchets. Une histoire pitoyable, qui aurait peut-être fait sourire même la protagoniste, deux fois victime : de l’émargination injuste de la parte des institutions et de l’indifférence inhumaine de ceux qui, en l’ayant entendu crier cette nuit-là, n’ont pas estimé devoir l’aider, se justifiant peut-être par la pensée, exprimée publiquement par l’adjointe milanaise Tiziana Majolo, qu’elle "était une voleuse".

A quelques jours près est sortie la nouvelle selon laquelle, à l’hôpital de Lecco, une infirmière a provoqué la mort, même pas si "douce", si l’on considère les effets d’une piqûre d’air dans les veines, d’un nombre de malades graves qui se modifie chaque jour de façon impressionnante : dix huit, peut-être. Dans ce cas aussi, l’ "horreur" est de celles qui se renouvellent de temps à autre, et en fait les journaux en dressent une liste précise à côté de la nouvelle. Mais évidemment la mémoire n’aide pas, quand le geste homicide, ou si l’on préfère la pathologie individuelle, interprète à la lettre les phantasmes, les désirs inavouables de tous ceux -médecins, infirmiers, parents, amis - qui sont appelés à s’occuper d’un malade sur lequel pèse la sentence de mort ; en accélérer le départ, lui rendre plus "douce" un passage désormais inévitable, s’arracher du cœur un poids que la civilisation des clients des gymnases clubs, des présentatrices de charme, des chirurgies esthétiques prêt-à-porter, des "survivants" fameux d’improbables naufrages télévisuels a rendu, si non justifiable, de quelque façon "compréhensible". Dans le recueil de jugements "cliniques" plus ou moins dignes de foi sur la protagoniste - besoin de se mettre au centre de l’attention, de se rendre utile - brille celui du criminologue : il s’agit - dit-il - d’une omnipotence qui s’acharne sur les plus faibles. Peut-il y avoir une définition plus appropriée pour un système de vie qui va des plus hauts pouvoir économiques, militaires, politiques du monde jusqu’au regard que le plus modeste des citoyens jette sur le mendiant dans la rue, en souhaitant que cette vue inquiétante puisse un matin lui être miraculeusement épargnée ? Comment est-il possible que dans un hôpital passe si longtemps inaperçue une séquence de morts "inexplicables", et pourtant toutes marquées de manière évidente par les mêmes symptômes ? Comment l’aggravation soudaine du malade peut-elle avoir échappé au regard empressé d’un parent ?

La proximité de Noël allume dans les villes des illuminations embrumées par une couche épaisse de smog, éclaircit les nuits sombres de la campagne par des arbres d’ampoules, mais où et quand on ne veut pas voir il n’y a aucune lumière naturelle ou artificielle qui compte.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=6902