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On ne croit plus aux miracles à Qana...

Publie le dimanche 18 avril 2004 par Open-Publishing

Qana, lieu du premier miracle du Christ ;

Qana, lieu du dernier haut-fait de l’armée israélienne le 18 avril 1996 : le massacre de 100 civils, principalement vieillards, femmes et enfants réfugiés dans un site de la FINUL (Force Intérimaire des Nations-Unies au Liban).

Qana, symbole des douleurs des Libanais, de la tragédie du Proche-Orient : 50 ans de massacres, de malheurs, de destructions.

Jusqu’à quand ?

Récit d’une visite, par Lucie Heymann.


On ne croit plus aux miracles à Qana...

Près de deux mille ans après ses célèbres noces, Qana est loin de ressembler à un tableau de Véronèse : situé dans une région très pauvre du Sud-Liban, au coeur de terres arides et cependant ô combien convoitées, cet illustre village déçoit d’emblée. L’ensemble n’est qu’une succession de bâtisses informes en béton nu, dont la construction semble s’être arrêtée il y a des années. Seul édifice récent, un petit cimetière au "beau" milieu de la ville : les tombeaux, identiques, en marbre sombre, nous tendent des portraits. Ces clichés, aux couleurs blanchies par le soleil, pourraient sortir tout droit d’un vieil album. Il n’en est rien : c’est dans ce lieu, dont seul le nom pourrait encore faire rêver, qu’en avril 1996 un bombardement israélien faisait 107 morts et des centaines de blessés, tous civils. Les victimes reposent là, à côté du lieu de leur supplice transformé en véritable sanctuaire. Il faut s’approcher de la sépulture du centre pour comprendre la signification de chacun des objets qui y ont été déposés : un cèdre fictif, dont les branches figurent des corps enveloppés dans des linceuls, un obus évidé qui sert de vase à quelques fleurs de tissu, des éclats de métal fondu. Aux murs, des photos qui bien qu’abîmées restent insoutenables : des casques bleus tenant dans leurs bras de petits corps sanguinolents, des cadavres désossés, des amas de chair dont on ne saurait déterminer la provenance. On ressort du cimetière incrédule, gêné par cet inhabituel spectacle de mort.

La zone est contrôlée par l’ONU, et le village de Qana abrite un camp de la FINUL occupé par des casques bleus fidjiens. Leur camp actuel jouxte le petit cimetière, et nous sommes cordialement invités à faire la visite des lieux. Un libanais d’une quarantaine d’années nous sert de guide, et se présente avec ces mots : "je suis un survivant du massacre". Nous déambulons au milieu des baraquements, des tranchées et des ambulances : le camp sert de dispensaire pour les parages. On est étonné par l’exiguïté de la position, à peine plus grande qu’un terrain de football, ce qui correspond mal dans notre imaginaire occidental à l’idée qu’on peut se faire d’un camp pour réfugiés... Mais le camp de la FINUL ne l’a en fait jamais été, et c’est par nécessité qu’il a dû accueillir les 800 civils d’avril 1996 : des constructions en dur avait dues être aménagées tant bien que mal, et on imagine aisément l’entassement qui devait y régner.

"On pense qu’il n’y a eu qu’un massacre à Qana, ce qui est faux." commence notre guide en s’arrêtant devant une tranchée profonde bordée de sacs de sable. "Il y en a eu deux. L’un s’est produit ici, et 55 personnes y ont trouvé la mort. Le bâtiment a été rasé parce qu’il se trouvait au milieu du camp et que les odeurs, même après quelques jours, demeuraient insupportables. Une autre bâtisse a été touchée, à côté de là où se trouve maintenant le cimetière, et celle-là a été laissée telle quelle, mais hors du camp, pour que les gens puissent venir s’y recueillir." Il nous emmène à l’extrémité du cantonnement d’où on aperçoit ladite bâtisse. Il s’arrête, soupire : "Le 12 avril, les habitants de Qana et de trois autres villages voisins ont commencé à affluer chez nous à cause de l’intensification des tirs d’artillerie. Cette population civile, essentiellement des femmes et des enfants, bien que très nombreuse, s’est mise à vivre à peu près normalement. Les femmes cuisinaient et les enfants jouaient au football dans les allées. Le sureffectif était difficile à gérer, mais le moral était bon, d’autant que les tirs passaient au dessus de nous sans jamais nous atteindre, et que le camp avait déjà été un refuge très sûr lors d’attaques israéliennes similaires en 1993. " "Ils étaient installés depuis 7 jours lorsque le bombardement a eu lieu. Il s’agissait bien de tirs d’artillerie, même si les gens ont cru sur le moment qu’il s’agissait de salves tirées depuis des hélicoptères. Des obus à fragmentation ont commencé à s’abattre sur les deux abris : un ou deux tirs auraient pu être des erreurs, mais l’une des maisons a reçu pas moins de 35 obus en l’espace d’une vingtaine de minutes ! " L’homme se tait et lève son index pour nous demander de tendre l’oreille. Au loin, des échos de tirs viennent appuyer ses derniers mots. Un sourire las apparaît sur son visage : "Ils recommencent !" "J’ai moi-même été blessé" glisse t-il en effleurant du pouce le bas de sa chemise, suivant la cicatrice qu’elle cache. "Les gens qui ont survécu à ça ne peuvent plus vivre normalement. Certains sont même incapables de manger de la viande... En 16 ans de collaboration avec l’ONU, c’est la chose la plus effroyable qu’il m’est été donné de voir. Mais j’écris un livre sur le sujet, je crois que cela peut m’aider."

Nous approchons de la bâtisse conservée : juste à côté, une autre maison, intacte, donne une double idée de la force de l’attaque mais aussi de son implacable précision. Des murs, il ne reste que la base en béton sur une cinquantaine de centimètres de hauteur, la maison semble avoir été décapitée. Le sol est uniformément noir. En fixant son regard sur cet amas de cendres, on découvre des formes : des boîtes de conserve, des effets personnels, cette chaussure autrefois portée par une femme et qui colle maintenant littéralement à la terre, le talon fondu. Je repense aux dernières paroles de notre guide, à ces histoires qui prennent vie dans nos esprits par l’horreur de la mort qu’elles contiennent. Celle des 22 membres d’une même famille, dont 3 seulement sont sortis vivants de cet enfer. Celle d’un groupe réfugié sous des couvertures, et protégé par les corps des autres occupants. Et tous ces autres chiffres encore, ces bilans, ces enfants morts avant d’avoir neuf ans, ce nouveau-né décapité à quatorze jours seulement. Sur les tombeaux du cimetière de Qana, les portraits décolorés des défunts me regardent à présent, et je me fais la promesse de ne pas oublier. Après une telle visite, comment pourrait-on ?

Qana est un lieu de mémoire important. Le fléau qui s’est abattu sur lui, dans l’indifférence la plus générale, et ce il y a si peu de temps, nous confronte directement à ce qu’il existe de plus terrible pour des événements tels que celui-ci : l’oubli. Et pourtant le calvaire de Qana soulève les questions élémentaires que nous devrions nous poser quant à notre implication internationale réelle, au delà de notre engagement illusoire aux Nations Unies. Il s’agit d’un massacre volontaire de civils ayant pourtant cherché la protection de la force d’interposition internationale présente sur place. Ce massacre a été perpétré en utilisant des armes volontairement meurtrières et mutilantes, interdites par la plupart des pays développés. Les autorités israéliennes ont elles-mêmes reconnues qu’il s’agissait d’une action préméditée dans le cadre de l’opération militaire au sud Liban, les "Raisins de la Colère". Ces aveux, où aucune forme de regret n’est exprimée, ajoutés au rapport accablant de l’ONU pour Tsahal, n’ont nullement ébranlé la conscience de la communauté internationale. Qui est donc Israël pour s’indigner du terrorisme aveugle qui frappe sa population, alors qu’il assassine de manière organisée des femmes et des enfants ? Le terrorisme d’un État est-il moins atroce que celui d’un groupe de fanatiques ? Nous nous indignons à raison de la passivité du gouvernement algérien, sans doute satisfait du climat de terreur qui règne au sein de son pays et qui permet l’installation d’un pouvoir dictatorial sans qu’aucune contestation ne puisse l’empêcher. La notion de meurtre, ou de complicité de meurtre s’évaporerait-elle avec l’implication de L’Etat dans le crime ? C’est bien la triste conclusion que nous offre Qana. L’échec en cours du processus de paix dans la région, voulu par un gouvernement israélien suffisamment puissant pour rejeter les critiques qui se font pourtant vives à son égard, est celui plus criant encore de l’ONU. Il y a un an, des enfants mouraient dans les bras de ceux que NOUS -les citoyens du monde par l’intermédiaire des Nations Unies- avions désigné pour les protéger. Jamais l’ONU n’avait été rempart plus chimérique et jamais l’oubli n’avait autant caché la honte de notre impuissance.

Lucie Heymann - Liban

http://ourworld.compuserve.com/homepages/ckastoun/qana.htm#RecitLucie