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Petits arrangements, grandes misères et système D dans le spectacle

Publie le jeudi 15 janvier 2004 par Open-Publishing

C’est l’univers des petits arrangements. Un monde où le droit du travail est une notion floue, et ses règles souvent bafouées. Où il n’est pas rare qu’un travail effectué au mois de mai 2003, pour une chaîne de télévision, soit payé au mois d’octobre. Où les heures supplémentaires, de dix heures à minuit, sont négociées d’arrache-pied et apparaissent, finalement, sur le bulletin de salaire, sous la forme d’un cachet. Les intermittents du spectacle qui travaillent dans l’audiovisuel, mais ailleurs aussi, peuvent passer des heures à raconter ces tours de passe-passe, où les intérêts des salariés et des employeurs se retrouvent parfois, mais pas toujours.

Chef opérateur et ingénieur du son pour le prix d’un seul.

Arthur, 26 ans, est assistant opérateur. Il travaille pour France 3 Lille, participe à la réalisation de documentaires, de films, de clips... Quand on lui parle d’"abus", il pointe aussitôt le décalage entre le temps de travail déclaré, et le temps de travail effectif. "Pour un clip, on va nous payer 8 heures par jour. En réalité, on est sur le pont à 7 heures du matin, pour mettre en place le matériel, et jusqu’à 21 heures, pour le démontage." Une autre pratique consiste, pour un intermittent, à faire le travail de deux personnes pour le prix d’une : fin novembre 2003, Arthur est parti travailler quinze jours en Arabie saoudite, comme assistant opérateur. "Au dernier moment, l’ingénieur du son a fait faux bond. J’ai donc fait le son, au même tarif, sans être payé davantage" Un tarif qu’il n’avait "pas bien négocié" au départ. "C’est un milieu très individualiste. La plupart du temps, on accepte les conditions qu’on nous propose. Car on sait qu’avec trois longs-métrages on aura les 507 heures", seuil requis pour avoir accès au système d’assurance-chômage.

Les indemnités de l’Assedic sont évidemment précieuses. Non seulement elles compensent l’absence de salaire entre deux missions, mais elles permettent aussi à Arthur de travailler "gratuitement" sur des projets qui l’intéressent. "J’ai pris une semaine pour aider un ami qui préparait une adaptation de Pasolini, raconte-t-il. On a monté le film, j’ai appris mon travail à fond, et on a eu la preuve, avec ce copain, qu’on pouvait créer ensemble."

600 heures déclarées, mais combien d’effectives ?

"Si au moins on nous payait la moitié du temps de travail effectif", soupire Farida, qui réalise des reportages pour une société de production, sous-traitante de France 3. Son revenu net est composé "pour un tiers de droits d’auteur, pour un tiers de salaire, et pour un tiers d’assedic". Elle souhaiterait que toutes ses heures travaillées soient payées, "le plus possible en salaire", ce qui lui permettrait de cotiser davantage et d’ouvrir des droits. Selon elle, la réforme, qu’elle critique vivement, n’incitera pas les employeurs à déclarer "les jours de travail effectifs". Quand elle a fait cette réclamation, elle s’est entendu dire : "C’est impossible. Notre enveloppe globale n’a pas changé." Farida, qui déclare entre 600 heures et 800 de travail par an, précise qu’elle en fait "trois fois plus en réalité". Et pourtant, elle redoute, à terme, de sortir du système. "La réforme favorise, notamment, ceux qui déclareront des revenus réguliers dans le temps. Or, dans le documentaire, le volume de travail est aléatoire. On peut avoir trois mois sans activité, puis deux mois remplis."

Un directeur de production à plein temps, mission impossible.

Que dit-on, côté employeur ? Sophie Goupil est productrice indépendante et dirige, depuis 1989, la société Les Poissons Volants qui produit des documentaires, des longs métrages, et de la video d’artiste. Elle décrit un environnement difficile à tel point, dit-elle, que des producteurs seraient désormais tentés de se regrouper, pour mutualiser les frais. "Le problème numéro un, évidemment, est le sous-financement du secteur, affirme-t-elle. On est obligés de demander des sacrifices aux techniciens, aux réalisateurs". Il n’est pas rare, explique-t-elle, que des techniciens travaillent gratuitement sur des court-métrages et gagnent leur vie sur des spots publicitaires, où les cachets peuvent atteindre des montants très élevés.

A la télévision, les débouchés diminuent : "Avant, on travaillait avec Canal Plus, La Cinq, France 2, France 3 et Arte. Plus ça va, plus le chiffre d’affaires se concentre sur Arte et La Cinq", témoigne-t-elle. Surtout, "la télévision nous demande de changer de regard. On ressent un formatage". Elle n’a pas les moyens, "pour l’instant", d’employer son directeur de production en contrat à durée indéterminée. Elle le sollicite donc " au coup par coup", et déplore les "rigidités" du droit du travail, qui limite le nombre de contrats à durée déterminé (CDD) consécutifs, pour un même salarié. Elle ne peut pas, non plus, avoir "une écurie permanente de réalisateurs, pour sortir un film tous les deux ans".

Aux Poissons Volants, seules deux seules personnes sont en contrat à durée indéterminé, le comptable et Sophie Goupil.

Quand un intermittent interpelle Raffarin...

...il perd son emploi. Olivier B., cameraman, vient d’en faire l’expérience. C’était le 13 novembre, au pavillon Elysée-Lenôtre, avenue des Champs-Elysées, à Paris. Une cérémonie était organisée en l’honneur de Joël Robuchon, qui allait recevoir la Légion d’honneur. Olivier, qui préparait "un 52 minutes" sur le chef cuisinier, était de la partie. Jean-Pierre Raffarin et quelques ministres aussi. En fin de soirée, Olivier a réussi à remettre au premier ministre une enveloppe contenant les propositions alternatives de la Coordination des intermittents. "Ne le jetez pas à la poubelle", demande Olivier à l’hôte de Matignon. "Je le lirai avec attention, je vous promets", répond ce dernier. L’employeur d’Olivier, producteur, qui vu la scène, n’a pas apprécié : "C’est la dernière fois qu’on travaille ensemble." Conclusion, dit Olivier, "dans ce métier, ce n’est pas facile de l’ouvrir".

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