Accueil > Philosophie publicitaire ?
Grâce à Robert Redeker, la philosophie a réussi cette tâche qui semblait
auparavant impossible : légitimer la publicité. Certes, l’auteur du point de
vue publié par Le Monde daté 11-12 avril reconnaît quelques dangers à
l’activité publicitaire : la colonisation commerciale de l’ima- ginaire, la
volonté d’évacuer de l’humain sa complexité et sa profondeur. Mais ce sont
des aspects secondaires : le bilan de la publicité est bel et bien
globalement positif.
Par exemple, nier la publicité revient à "nier les avantages de la
mondialisation" : en effet, la publicité "décloisonne et déterritorialise
les sociétés et les hommes bien plus que toute autre pratique". Il ne donne
pas d’exemples, mais on pourrait avancer celui-ci : grâce à la publicité de
McDonald’s, les différentes pratiques culinaires cloisonnées et
territoriales sont remplacées par une seule, planétaire : n’est-ce pas
formidable ? Les altermondialistes croient naïvement que leur mouvement,
leurs Forums sociaux mondiaux sont une pratique qui rapproche les hommes et
les femmes au-delà des frontières et des cultures ; or la publicité de
Coca-Cola - ou de n’importe quel autre produit planétaire - est bien plus
efficace, puisqu’elle forme "une sorte de liant universel, de colle par
laquelle les hommes tiennent les uns aux autres". Coca-Cola colle les
humains : n’est-ce pas une évidence ? "Buveurs de Coca-Cola de tous les
pays, unissez-vous !" pourrait donc remplacer bien avantageusement le mot
d’ordre des manifestants de Seattle, "Le monde n’est pas une marchandise".
Comme le montre si bien M. Redeker, les anti-pub sont au fond des
adversaires sournois de l’ordre capitaliste libéral. Un monde sans publicité
serait un monde "sans circulation des marchandises", sans "créativité
industrielle", bref, la fin du monde (capitaliste). Or, comme l’on sait
bien, tout ennemi du système capitaliste libéral ne peut être qu’un partisan
du "socialisme réellement existant", ce monde où la publicité avait été
abolie au profit de la propagande. Margaret Thatcher l’avait définitivement
argumenté : "There is no alternative" : si l’on ne veut pas le goulag, il
faut accepter le capitalisme libéral - et donc les bienfaits de la
publicité, rouage indispensable du système.
Autre argument important avancé par le philosophe : "suscitant du désir, la
publicité humanise, nous rendant, au même titre que la raison, plus hommes".
Pourquoi seulement les hommes ? La publicité humanise aussi les femmes, en
les montrant dans les plus diverses positions commercialement et
publicitairement avantageuses : dénudées ou habillées, à quatre pattes dans
un pré, à cheval sur une machine à laver, etc. Seuls des esprits chagrins et
des partisans du voile islamique pourraient voir dans ces beaux exercices de
l’art publicitaire une dégradation du corps féminin et une agression sexiste
contre les femmes.
En fait, le combat des militants anti-pub est une double guerre "contre les
images - réinvestissant les clichés d’une vieille iconoclastie - et contre
les corps". Leur plus ardent désir c’est de "couvrir nos villes, nos
couloirs de métro d’un voile de monocolore tristesse". Certains de ses
militants argumentent qu’ils n’ont rien contre les images, mas seulement
contre leur manipulation commerciale par la publicité ; ils voudraient que
les couloirs du métro soient couverts de peintures, de poèmes et d’autres
formes d’expression artistique - comme c’est le cas par exemple, à Mexico
City. Cela ne fait que révéler ce que notre philosophe appelle le
conformisme "hautain" des intellectuels, qui refusent obstinément de
reconnaître la qualité esthétique et intellectuelle de la publicité. De
toute façon, comme leur projet est utopique, les deux seules possibilités
sont : la beauté publicitaire dans nos rues et nos métros, ou "le manteau
gris de tristesse des pays totalitaires".
En dernière analyse, observe Redeker, ce qui motive les publiphobes c’est la
haine de la gaieté (c’est d’ailleurs le titre du point de vue) : "celle du
corps, celle des villes et des murs du métro". Bien vu ! Les adversaires de
la pub sont des individus obtus, incapables de saisir la gaieté des
interruptions publicitaires de films à la télévision ; ou la gaieté des
innombrables prospectus multicolores qu’on trouve tous les matins dans sa
boîte aux lettres ; ou la gaieté des magnifiques panneaux publicitaires de
dizaines de mètres carrés, qui cachent nos tristes paysages, nos grises
forêts et nos monotones fleurs sylvestres.
C’est sans doute la haine des corps qui inspire leur opposition à la
publicité des boissons sucrières et autres produits alimentaires qui
contribuent à l’obésité des enfants et des adultes. Il faut être un partisan
des "formes les plus morbides de l’ascétisme" pour ne voir dans l’entreprise
publicitaire, si gaie et si joyeuse, qu’une insidieuse manipulation
commerciale des esprits, des consciences et des désirs.
Bref, il faut être un de ces utopistes ringards et archaïques, disciples du
"mythe primitiviste du bon sauvage", qui croient encore qu’un autre monde
est possible, pour pouvoir s’imaginer qu’un monde sans agression
publicitaire soit possible.
Je pense que si les entreprises publicitaires distribuaient tous les ans un
Prix de la philosophie publicitaire, Robert Redeker mériterait certainement
cette distinction. Je ne vois personne qui puisse lui disputer la première
place dans une telle compétition.
Michael Löwy est directeur de recherche au CNRS, membre de l’association
Résistance à l’agression publicitaire.