Accueil > Plumes de guerre au Lido
Cadences infernales, statut précaire : pour la première fois, des danseurs du
plus grand cabaret parisien ont osé revendiquer. La dernière revue vient de
se monter sans eux.
Par Judith RUEFF
« Dès que nous nous sommes syndiquées, les pressions ont débuté. » Des
danseuses du Lido a des rivières de strass, des montagnes de plumes
d’autruche et des kilos de perles sur des corps nus. Y a des
porte-jarretelles et des strings, des bas (noirs) sur des jambes forcément
interminables. Y a un temple indien qui se déplie, des chevaux qui crachent
de l’eau à 8 mètres, 23 décors. Et surtout, y a du Bonheur, titre de la
nouvelle revue du Lido présentée aujourd’hui. Mais parmi les filles et les
garçons au sourire radieux, il n’y aura ni Angela, ni Caroline, ni Amber, ni
Frank, ni aucun des meneurs de la révolte contre la direction. Tous
licenciés il y a un an, une quinzaine d’artistes attendent le procès qui les
opposera, en janvier, au prestigieux cabaret parisien. Officiellement, ils
ont été remerciés pour « raisons artistiques liées au nouveau spectacle ».
Traduction : on les trouve trop vieux ou plus assez bons pour lever la
jambe. En réalité, le Lido s’est débarrassé des frondeurs qui ont osé
contester une gestion du personnel très vieille école. Une première dans le
petit monde du cabaret où, depuis des lustres, les danseuses sont belles et
se taisent.
Une petite troupe de « frondeurs »
Eva, 1,78 m et de longs cheveux roux, ne regrette rien, ni le combat mené ni
son statut de star. « Vu du dehors, c’est un boulot très glamour. » Eva et
Julie (1) ont passé cinq ans sur la scène du Lido. En montant sur les
planches du « plus classe » des cabarets français, ces deux Anglaises de 34
ans ont réalisé leur rêve. Six jours sur sept et deux fois par soirée - 21 h
30 et 23 h 45 -, Eva dansait topless parmi les dix filles les plus en vue du
show. Pour 96 euros par soirée, Julie, tout habillée de paillettes et montée
sur une plate-forme, s’élevait dans les airs au-dessus des spectateurs. Le
boulot est prenant mais elles l’aiment. Le Lido les apprécie et reconduit
leur contrat tous les ans. Les ennuis ont commencé avec des revendications,
notamment sur les salaires. « Les garçons étaient mieux payés que certaines
filles, explique Julie en anglais, nous voulions une égalité de traitement.
Et puis, il y avait des problèmes avec la machinerie, ça devenait dangereux.
Personne ne répondait à nos questions. » Avec les deux danseuses, un petit
groupe s’organise. Ils montent une cellule CGT au sein du Lido, impose un
comité d’entreprise. Ils réclament des négociations sur les conditions de
travail et les rémunérations. Toutes choses normales dans une entreprise.
Ils demandent aussi des avantages propres à leur profession : une prime de
réveillon, une demi-heure pour l’échauffement, des soins pour les accidents
du travail qui se multiplient. « En dix ans, le métier a beaucoup changé,
explique un danseur, nous sommes moins nombreux sur scène et l’effort
physique augmente. » Comme partout, les cadences s’accélèrent. Les salaires,
eux, ne bougent plus depuis des années. En moyenne, il faut bosser pour 2
500 euros par mois, avec un seul jour de congé par semaine, et jusqu’à 2
heures du matin.
Rendez-vous aux prud’hommes
Seulement, au Lido, on ne se plaint pas. Comme au Moulin Rouge ou au Crazy
Horse, les jeunes danseuses fraîchement débarquées d’Angleterre, d’Australie
ou d’ailleurs forment le gros de la troupe. Elles signent des contrats de
travail d’un an (CDD dits d’usage), renouvelés ou non, au bon vouloir de
l’employeur et au gré des envies. Boys and girls vont et viennent, le
turn-over est de 30 % par an. Le système permet aux directeurs artistiques
de piocher dans le stock, de changer les têtes, et aussi aux débutants de se
former. Toutefois, il maintient des artistes facilement éjectables dans la
précarité et fournit aux hauts lieux des nuits parisiennes une main-d’oeuvre
docile.
Au Lido, les étrangers sont pourtant au coeur de la jacquerie, au grand dam
des patrons. « Dès que nous nous sommes syndiquées, les pressions ont
commencé, racontent les deux Britanniques. D’abord, le chantage affectif du
maître de ballet "comment pouvez-vous faire ça après tout ce que j’ai fait
pour vous ?" Ensuite, la direction nous faisait comprendre que celles qui
l’ouvraient trop pouvaient être remplacées. Les capitaines qui encadrent les
danseuses faisaient peur aux plus jeunes. » Aux revendications des artistes,
la direction répond par une fin de non-recevoir systématique. Le climat
social dégénère. Une quarantaine de salariés saisissent les prud’hommes.
Leurs motifs sont nombreux : requalification des contrats à durée déterminée
(CDD) en véritables embauches, application de la convention collective avec
le paiement d’un cachet par spectacle et non par soirée. L’intimidation
continue de plus belle. Des danseuses sont accusées de prendre du poids,
l’une d’elles ira jusqu’à faire une grave dépression. Menacés de perdre leur
emploi, la plupart des danseurs retirent leur plainte. Seuls quinze membres
de la CGT, tous dans la troupe depuis plusieurs années, résistent. Ils iront
même jusqu’à faire grève, la première de l’histoire de l’honorable maison, à
l’automne 2002. Ce qui ne les empêchera pas d’être mis dehors en novembre.
« On m’a annoncé mon licenciement à l’entracte. Ils ont refusé de me donner
la moindre explication. Quand je suis remontée sur scène, j’avais la rage »,
se souvient Eva.
La négociation avec le personnel artistique ne fait guère partie des
traditions du lieu. Racheté en 1946 (avec le Moulin rouge) par deux frères,
les Clérico, le cabaret des Champs-Elysées se gère depuis comme une affaire
de famille. « Discuter, ce n’est pas dans la culture de l’entreprise », résume
un syndicaliste. Dans ce milieu, on la ferme ou on s’en va. » En pleine
crise, l’arrivée de deux jeunes directeurs fin 2002 n’a pas changé la donne,
malgré quelques efforts de conciliation. « Avec la direction, ça a été une
guerre permanente pendant trois ans », raconte un délégué du syndicat des
artistes et interprètes-CGT.
Indemnités, rappel de salaires
Une guerre que le Lido peut perdre au prétoire. Et qui risque de lui coûter
cher. Le recours aux CDD d’usage, fréquent dans le monde du spectacle,
s’applique mal à une revue qui ne change que tous les cinq à neuf ans, avec
des danseurs qui passent plusieurs années dans la troupe. Il va donc falloir
payer des indemnités de licenciement. Pour sa nouvelle revue, le Lido s’est
d’ailleurs mis en règle avec le code du travail : il a passé des contrats à
durée indéterminée (CDI) avec les artistes. Autre point de litige : le
paiement du deuxième show nocturne. Les salariés mis à la porte exigent un
deuxième cachet pour cette représentation, comme le prévoit la convention
collective des théâtres privés (étendue à toutes les entreprises de
spectacle « en lieux fixes »). Si le tribunal leur donne raison, le cabaret
devra verser des années de rappel de salaires sur cette base. Des sommes qui
pourraient aller de 20 000 à 50 000 euros, selon les danseurs. Cette année,
la direction a préféré négocier à l’amiable le départ d’une trentaine
d’artistes. Contre indemnités, ceux-ci se sont engagés à renoncer à toute
poursuite judiciaire. « Nous sommes catégoriques : l’application de la
convention collective entraînerait une hausse des coûts inacceptable pour
l’entreprise alors que nos tarifs sont déjà les plus élevés de Paris »,
justifie Carl Clérico. Pour faire du haut de gamme, investir 9 millions
d’euros dans un spectacle comme nous venons de le faire avec Bonheur, et
continuer à ouvrir 365 jours par an jusqu’à 2 heures du matin, il faut un
cadre juridique qui intègre les spécificités de notre métier. » Dans la
profession, tout le monde partage ce constat... Et déplore l’absence des
patrons des grands cabarets quand il s’agit de s’asseoir à une table de
négociation. « Le conflit social est très destructeur, tant pour nous que
pour les danseurs », concède Carl Clérico. Au Lido, le combat s’est terminé
par le KO des salariés : tous les syndiqués ont quitté la maison. Place au
« Bonheur ».
(1) Les prénoms ont été changés.