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Pourquoi Sharon veut tuer Arafat

Publie le samedi 20 septembre 2003 par Open-Publishing

Pourquoi Sharon veut tuer Arafat
http://www.nouvelobs.com/articles/p2028/a215509.html

C’est en réalité à la liquidation physique du président de l’Autorité palestinienne, et non seulement à son expulsion, que pense le Premier ministre israélien. Son objectif : annexer dans la foulée une bonne partie de la Cisjordanie et en chasser les habitants palestiniens...
Yasser Arafat a été condamné à mort. Pas par un tribunal, comme c’est la coutume dans un pays démocratique comme l’Etat d’Israël, où même les terroristes arrêtés sur le lieu de leur crime sont jugés par une cour qui délibère et décide, après avoir entendu les témoins, le réquisitoire du procureur et le plaidoyer de la défense. Le président de l’Autorité palestinienne a été condamné à mort par un haut fonctionnaire et deux hommes politiques israéliens. Sans juges et sans avocats.

La scène peut sembler surréaliste ou, comme on dit aujourd’hui, virtuelle. Il y a d’abord la mise au point d’Avi Dichter, chef du Shin Beth (services de sécurité généraux d’Israël), précisant qu’entre les deux solutions - expulsion ou liquidation - sa préférence va à la « liquidation », c’est-à-dire à l’élimination physique de Yasser Arafat. Vient ensuite la déclaration du ministre israélien de la Défense, l’ex-général Shaoul Mofaz, préférant lui aussi la « liquidation ». Enfin, l’ancien maire de Jérusalem, Ehoud Olmert, vice-Premier ministre d’Israël, considéré comme un fidèle porte-parole de Sharon, confirme dans une interview à CNN qu’il est bel et bien en faveur de l’élimination physique d’Arafat. A la journaliste interloquée qui s’étonne que l’on puisse aussi légèrement envisager de tuer le président librement élu de l’Autorité palestinienne, le vice-Premier ministre réplique que « le monde entier sait qu’outre ses attributs de leader politique Arafat est aussi et avant tout un chef de gang terroriste » et qu’en tant que tel Israël, en état de légitime défense, a le droit de le tuer…

Le monde entier sait… Eh bien, justement, le « monde entier » - y compris le peuple israélien - ne sait précisément pas en quoi consiste l’activité terroriste présumée d’Arafat, puisque aucun procès n’a eu à statuer sur ce point. Et le gouvernement Sharon, s’il avait songé à arrêter le président de l’Autorité palestinienne pour le traduire en justice, aurait craint qu’un procès du « terroriste Arafat » ne devienne celui de l’occupation israélienne. D’où sa préférence pour d’autres mesures, conduisant au résultat souhaité : se débarrasser de la présence encombrante du chef de l’OLP.
En attendant de passer aux actes, Sharon sème la confusion, comme c’est son habitude, pour mieux cacher ses véritables intentions. Et la presse israélienne abonde en articles savants dont les auteurs se penchent sur les mérites et les risques comparés d’une expulsion ou d’une liquidation d’Arafat. Pour l’instant, le gouvernement israélien s’est contenté d’adopter, la semaine dernière, une résolution sur le principe de l’expulsion d’Arafat. Les modalités n’ont pas été discutées. Le jour et l’heure de l’expulsion éventuelle seront décidés par Sharon.

Expulsera-t-il Arafat ? Ce n’est pas prendre un grand risque que de répondre par la négative à cette question. Il ne le fera pas non seulement parce que les Etats-Unis s’y opposent mais parce qu’une expulsion ne servirait pas l’objectif politique qu’il poursuit, inlassablement, depuis son accession au pouvoir : détruire l’Autorité palestinienne et repousser vers l’est la frontière d’Israël, afin d’inclure un maximum de colonies juives dans ce territoire gagné sur la Cisjordanie. La plupart des Palestiniens habitant ces régions annexées seraient alors expulsés. Sharon sait fort bien que pareille expulsion massive est aujourd’hui impossible, car elle provoquerait à travers le monde - Etats-Unis compris - une levée de boucliers sans précédent. Mais ce qui est difficile, voire impensable, à froid, dans une situation de calme relatif, devient possible, réalisable, au cours d’un affrontement militaire sérieux.

L’opération prévue atteindrait trois objectifs à la fois : 1) éliminer définitivement la possibilité de créer un Etat palestinien, ce qui mettrait fin aux rêves d’une paix israélo-palestinienne fondée sur la formule « deux Etats côte à côte » ; 2) annexer un maximum de terres palestiniennes peuplées d’un minimum de Palestiniens ; 3) assurer la survie dans les meilleures conditions possible des colonies juives chères à Sharon.
Voici le scénario envisagé : après un attentat suicide palestinien particulièrement révoltant, une unité spéciale, qui s’entraîne d’ores et déjà dans ce but, prendrait d’assaut ce qu’il reste des bâtiments de la Mouqataa défendus par les miliciens d’Arafat. Dans les affrontements entre soldats israéliens et combattants palestiniens, Yasser Arafat serait tué par une « balle perdue ». Sa mort provoquerait des manifestations anti-israéliennes violentes, peut-être même armées, dans divers pays arabes et musulmans mais surtout en Cisjordanie et à Gaza. Il est faux de croire, comme le font certains commentateurs israéliens et étrangers, que Sharon n’est pas conscient du danger de cette explosion potentielle ou qu’il le minimise. En réalité, il fait semblant d’ignorer les mises en garde des spécialistes, tout en espérant que les réactions palestiniennes à la mort d’Arafat seront particulièrement sanglantes, afin de justifier - aux yeux de l’opinion israélienne et du public américain - une large opération de représailles israélienne. Sous couvert de cette opération, il sera plus facile, pense-t-il, de chasser des milliers de Palestiniens et d’annexer leurs terres, le tout au nom du droit à l’autodéfense d’Israël.

Cet inquiétant « scénario du pire » a le soutien d’importants secteurs de ce qu’on appelle « la communauté des services secrets » d’Israël, comprenant le Shin Beth, le Mossad (contre-espionnage à l’étranger) et les Renseignements militaires.

Et l’opinion publique ? La plupart des Israéliens savent par expérience que les assassinats de dirigeants palestiniens, terroristes ou non, n’ont jamais réussi à endiguer le terrorisme. Au contraire. Ils savent que les militants éliminés par les tueries extrajudiciaires sont rapidement remplacés par d’autres hommes, encore plus haineux, encore plus résolus à se venger. Près de 60% des Israéliens sont convaincus, d’après plusieurs sondages récents, que seule une solution politique, c’est-à-dire négociée avec les Palestiniens, peut mettre fin au cauchemar. Pourquoi, alors, soutiennent-ils Sharon ? Parce qu’ils sont déboussolés, affolés par les attentats suicides. Parce qu’ils acceptent l’argumentation officielle de Sharon et de ses partisans selon laquelle il n’y a pas, en face, de partenaire pour des pourparlers de paix. Parce que Yasser Arafat, en ordonnant ou en autorisant le déclenchement de la seconde Intifada armée, avec son sillage d’attentats sanglants, s’est discrédité en tant que partenaire d’une négociation éventuelle. Aujourd’hui, 60% des Israéliens interrogés par un sondage du quotidien « Yediot Aharonot » estiment qu’il faut expulser ou tuer Arafat : 37% choisissent la « liquidation », 23% préfèrent l’expulsion ; 21% jugent qu’il ne faut rien changer à sa situation actuelle et 15% seulement pensent qu’il devrait recouvrer sa liberté de mouvement et qu’Israël doit négocier un règlement de paix avec lui.
Il faut l’admettre : c’est aussi parce que aucun programme de paix crédible ne leur est proposé par les autres responsables politiques que les Israéliens soutiennent Sharon. Ils ne croient évidemment pas à ses promesses répétées et jamais tenues de « déraciner » le terrorisme, mais ils lui laissent les mains libres pour « faire quelque chose ». Découragés, résignés d’avance au nouveau cycle infernal attentats-représailles-attentats-représailles….

« Par notre sang, par notre âme, nous te défendrons » : c’est ce que des milliers de Palestiniens sont venus clamer, face aux ruines de la Mouqataa, à Ramallah, où Yasser Arafat est confiné depuis près de deux ans.Alors que sa popularité était en chute libre, les menaces qui pèsent sur lui depuis la semaine dernière ont soulevé l’indignation de la communauté internationale et provoqué, dans les territoires occupés, un véritable sursaut de solidarité patriotique.
Plusieurs membres du gouvernement israélien, notamment le ministre de la Défense Shaoul Mofaz et le vice-Premier ministre, Ehoud Olmert, ancien maire de Jérusalem (ici, à droite d’Ariel Sharon), n’hésitent plus aujourd’hui à affirmer, comme le chef des services de sécurité intérieure, Avi Dichter qu’il faut « liquider » Yasser Arafat.Option que l’ancien président travailliste du Parlement juge « infantile et dangereuse ».

Victor Cygielman