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Quand les jeunes Grecs parlent de « guerre civile »
Publie le mercredi 10 décembre 2008 par Open-PublishingLe Temps
Quand les jeunes Grecs parlent de « guerre civile »
GRECE. Une nuit avec des étudiants et des jeunes actifs préoccupés par le manque d’emplois et de perspectives dans une société en crise.
Elise Vincent, Athènes , Le Monde
Mercredi 10 décembre 2008
Leur citadelle n’a pas de miradors, mais des salles de cours. Ils en ont fait leur mur d’enceinte. C’est l’Université polytechnique d’Athènes, 13000 étudiants en temps normal. Trois jours après la mort d’Alexis* Grigoropoulos, 15 ans, tué samedi soir par un policier, à quelques centaines de mètres de là, l’université est devenue la principale place forte de ce que certains d’entre eux appellent déjà leur « guerre civile ».
« Eux », ce sont des étudiants, des jeunes actifs, des garçons, des filles. Des capuches et des foulards qui les protègent des gaz lacrymogènes, dépassent autant de joues barbues que de boucles d’oreilles. Toute une génération, en fait : ils ont entre 15 et 35 ans. Toute une société aussi : des « smicards », des jeunes cadres, des militants d’extrême gauche, et d’autres pas engagés. Leur leitmotiv, c’est la haine des « flics, porcs, assassins », équivalent local de « CRS, SS ». L’université, qui leur sert de camp retranché, a de quoi galvaniser : c’est de là, en 1974, qu’est partie la révolte étudiante qui a précipité la chute du régime des colonels, la dictature militaire qui a été à la tête de la Grèce de 1967 à 1974. Aujourd’hui, la loi interdit aux forces de l’ordre d’y mettre un pied.
Dans ce lieu d’aubaine, ils y rêvent à leur tour de renverser un gouvernement, celui de centre droit de Costas Caramanlis, actuellement au pouvoir. Ce gouvernement, ils le jugent responsable de corruption et d’inégalités sociales. Responsable aussi de leurs salaires de débutants, à 650 euros par mois, de leur obligation de cohabiter, pour beaucoup, jusqu’à 30 ans avec leurs parents. « On n’a pas de job, pas d’argent, un Etat en faillite avec la crise, et tout ce qu’il a comme réponse, c’est de donner des armes aux policiers, résume l’un d’eux. Alors, ce n’est peut-être pas bien, ce que l’on fait, mais au moins, on fait quelque chose. »
Centre-ville ravagé
Les feux de planches auprès desquels ils se réchauffent, à chacune des trois entrées de l’université, finissent en tout cas par éclairer plus leurs cernes que leurs barricades. Car, comme les jours précédents, en plus de combattre, ils ont manifesté, plus tôt dans la journée, dans les rues de la capitale. Lundi, le cortège est parti de la place Omonia, en fin d’après-midi. Mais très vite, comme la veille et l’avant-veille, les événements ont dégénéré. Certains ont choisi la méthode pacifique. Mais parmi eux, les koukoulofori (les « cagoulés ») avaient envie de plus. Cela a été la nuit la plus violente depuis le 6 décembre.
Dans leur sillage, le centre-ville d’Athènes est ravagé. Dans le périmètre de plusieurs kilomètres carrés, qui avait été bouclé pour l’occasion, il n’y a pas 50 mètres de trottoir qui aient échappé à leurs destructions. Ici, un cinéma entièrement brûlé, là, des dizaines de boutiques incendiées. Les cabines téléphoniques sont systématiquement défoncées, comme les abribus. Les vitrines caillassées sont innombrables. Un manifestant hurle dans un haut-parleur : « Du calme, les enfants, du calme ! » En vain.
Vers 22 heures, le cortège s’est dispersé, et beaucoup sont revenus au QG. Là, à l’Université polytechnique, donc, où après plusieurs heures de jeu du chat et de la souris avec les « MATS » (les CRS grecs), on tousse, on crache, la gorge abrasée par les gaz lacrymogènes qui empestent tout le centre-ville. Dans la cour de la fac, la « guerre civile » s’organise méthodiquement. Dans un recoin, à l’abri des regards, une équipe fabrique des cocktails Molotov. Dans un autre, les propriétaires de scooters assurent à tour de rôle des rondes dans les quartiers alentour. Dans un autre encore, c’est le carré des koukoulofori, dans leur tenue noire, et peu causants.
Au dernier et septième étage d’un des bâtiments en fond de cour, même l’administration est là, recluse. Ils sont une dizaine à veiller à tour de rôle. « Au début, on était plus nombreux, mais là, les gens commencent à fatiguer », explique le vice-président de l’université, Gerasimos Spathis. Il veille avec bienveillance, et même avec enthousiasme, sur ce qui se passe dans son enceinte. Notamment parce que, de longue date, le corps enseignant et les directeurs d’université sont profondément opposés au gouvernement, et en particulier à la politique de « privatisation » des facultés.
A quelques pâtés de maisons de la citadelle, au carrefour de quatre ruelles poisseuses et étroites, des fleurs et des bougies se sont accumulées à l’endroit où le jeune Alexis Grigoropoulos est mort après le tir d’un policier. Un bloc-notes de feuilles blanches a aussi été laissé, avec un rouleau de scotch et quatre stylos. Depuis, des dizaines de mots ont été griffonnés et accrochés sur un pan de mur, au-dessus des cierges. Message posthume : « Bon voyage Alexis. Peut-être qu’il fallait que tu partes pour que nous nous réveillions. Tu seras toujours dans nos cœurs, le dernier sang innocent. »
* Nom complet de la victime : Andreas Alexandros Grigoropoulos.