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Qui se trouve derrière la tuerie de chiites ? Robert Fisk

Publie le samedi 13 mars 2004 par Open-Publishing

Si un violent mouvement sunnite souhaitait expulser les Étatsuniens d’Irak -et il existe vraiment une résistance qui lutte avec beaucoup de cruauté pour l’obtenir-, pourquoi voudrait-il que la population se retourne contre lui, alors que celle-ci est constituée de 60% de chiites ?

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CURIEUX, n’est-ce pas ?

Il n’y a jamais eu de guerre civile en Irak.

Jamais je n’ai entendu quoi que ce soit qui me démontre l’animosité entre sunnites et chiites en Irak.

Al Qaeda n’a jamais lancé de menace contre les chiites, bien que l’organisation soit composée exclusivement de sunnites. Les autorités d’occupation étasuniennes nous parlent néanmoins depuis des semaines d’une guerre civile et ont même fait connaître la lettre d’un commando d’Al Qaeda qui parle d’un conflit entre sunnites et chiites. Des journalistes qui se comportent généralement comme des personnes cohérentes ont repris avec enthousiasme ce thème : la guerre civile.

Certains faits me portent à ne pas le croire. Non, je ne pense pas que les Étasuniens se trouvent derrière la tuerie de ce mardi [2 mars] à Bagdad et Kerbala, malgré les cris accusateurs des survivants irakiens. Mais ce qui m’inquiète par contre ce sont les groupes irakiens en exil qui pensent que leurs actes peuvent précisément provoquer ce que souhaitent les Étatsuniens : une terreur si intense qu’elle provoque une guerre civile qui fera que les Irakiens accepteront n’importe quel plan que les États-Unis proposeront pour la Mésopotamie.

Je pense aux agents français en Algérie en 1962, qui plaçaient des bombes dans la communauté musulmane algérienne en France. Je me souviens des efforts désespérés des autorités françaises qui tentaient d’opposer les musulmans algériens à d’autres musulmans algériens -le FLN contre l’ALN-, ce qui causa la mort d’un million de personnes. Et je ne peux m’empêcher de penser également à l’Irlande et aux attentats à la bombe à Dublin, Monaghan et Dundalk, en 1974, qui, au fur et à mesure que passent les années, semblent avoir un lien de plus en plus étroit (grâce aux paramilitaires protestants « loyaux ») avec des agents de la sécurité de l’armée britannique. Le Pakistan a des antécédents de conflits sectaires -pour lesquels la Grande-Bretagne n’est pas historiquement exempte de faute-, si bien que la tuerie de Quetta, ce mardi, pourrait très bien n’avoir aucun lien avec l’Irak.

Mais les bombes de Kerbala et de Bagdad étaient parfaitement coordonnées. Le même cerveau se trouve derrière les deux explosions. S’agit-il d’un cerveau sunnite ? Lorsque le porte-parole des autorités d’occupation a suggéré que les bombes étaient le fait d’Al Qaeda, il savait sans doute ce qu’il disait : que le réseau est un mouvement sunnite et que les victimes étaient des chiites.

Ce n’est pas que je croie qu’Al Qaeda soit incapable d’un tel bain de sang. Mais je me demande pourquoi les Étatsuniens rappellent avec autant d’insistance la question des sunnites et des chiites, et pourquoi ils mettent à ce point l’accent sur le danger d’une guerre civile.

Voyons cette supposition de plus près. Si un violent mouvement sunnite souhaitait expulser les Étatsuniens d’Irak -et il existe vraiment une résistance qui lutte avec beaucoup de cruauté pour l’obtenir-, pourquoi voudrait-il que la population se retourne contre lui, alors que celle-ci est constituée de 60% de chiites ? La dernière chose que souhaiterait une résistance comme celle-là, qui combat la seule superpuissance du monde, ce serait d’avoir contre elle la majorité des Irakiens.

Et qu’en est-il d’Al Qaeda ? En de multiples occasions les Étatsuniens et la nouvelle force polivière irakienne entraînée par les Étatsuniens nous ont dit que les attaquants suicides étaient des « étrangers ». Peut-être le sont-ils, mais pourraient-ils nous donner leurs noms, identités et nationalités ?

Le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, a fait référence à des centaines de combattants « étrangers » qui s’introduisent à travers les frontières « poreuses » de l’Arabie saoudite. La presse étasunienne a répété tout cela sans discuter. Mais qui sont les attaquants ? Quelles sont leurs identités ? De quels pays viennent-ils ?

Étant donné que la police irakienne continue de dire qu’ils ont trouvé les passeports des attaquants, ne pourraient-ils pas fournir les numéros de ces passeports ?

Nous entrons dans une période sombre et sinistre de l’histoire de l’Irak, où se dérouleront des événements sombres et sinistres. Mais il existe une autorité d’occupation qui devrait considérer une guerre civile comme la dernière possibilité à envisager, et qui insiste cependant à crier à qui veut bien l’entendre « guerre civile », et cela m’inquiète.

D’autant plus que les bombes les transforment en quelque chose de réel. . .

Robert Fisk