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Rafaël, l’inconnu de la Concorde

Publie le dimanche 13 janvier 2008 par Open-Publishing
2 commentaires

J’ai été particuliérement touchée par cet article,écrit par Ariane Chemin et en quelque sorte c’est un hommage que je rends à ce Monsieur que je ne connaissais pas.

Il est necessaire et urgent de réagir...
On ne peut accepter que des ETRES HUMAINS meurent seuls,sans toit,sans papiers pendant que le gouvernement gaspille l’argent, ne fait rien,ne fera rien si nous,PEUPLE DE FRANCE,
ne réagissons pas immédiatement.
Depuis le début de l’hiver,et même avant l’hiver ,un ,deux,trois,quatre dix,douze ......
COMBIEN ?
Les vrais chiffres,nous ne les saurons pas ...
COMBIEN DE PERSONNES DANS LA RUE,ABANDONNEES DE TOUS SONT DECEDEES ?

Il aurait pu s’appeler " X" pour toujours – c’est comme ça qu’on enregistre les SDF inconnus à l’Institut médico-légal. Se retrouver enterré parmi tant d’autres, sous une tombe blanche sans nom, dans l’ancien "carré des indigents" du cimetière parisien de Thiais. Au mieux, il aurait été "un homme", entre " Titi", " Le Polac", "Joli Coeur de Passy", " Sans Dents " ou "Cahouette", sur les faire-part collectifs de la valeureuse association Les morts de la rue. Car l’homme décédé place de la Concorde, le 20 décembre 2007, n’avait ni papiers, ni camarades d’infortune vagabonde, ni habitudes de maraudes. Donc, pas de petit nom.

Lorsque Dominique Chantreux, employé au service des parcs et jardins de la Mairie de Paris, prend son travail, ce jeudi 20 décembre, à 8 heures, il commence par sortir ses clés et ouvrir la porte de l’enclos grillagé situé au bas des Champs-Elysées, à l’angle de l’avenue Edward-Tuck et du cours de la Reine. C’est là que les jardiniers du secteur ont l’habitude d’entreposer leur matériel – des palettes de bois après la livraison de nouvelles boutures d’arbres, des conteneurs verts pour les feuilles et les branches mortes. On y trouve aussi des grands pans de tissu jaune d’or, récupérés chaque été sur les tribunes du Tour de France. Les jardiniers affectés aux "Champs" – l’un des secteurs les plus convoités – s’en font des chiffons qu’ils glissent dans leurs poches, pour essuyer le manche d’un râteau ou des doigts trop terreux.

Un peu plus loin, à quelques mètres de la porte, deux fines allées d’herbe piétinée traversent le grillage. Aux premiers jours d’octobre, "après la fête des Jardins", se souvient Dominique,"un homme", la quarantaine, s’est installé au "dépôt Tuck", petit enclos à ciel ouvert d’environ dix mètres sur trois, juste derrière la voie express. Les jardiniers de la Ville de Paris ont pris l’habitude le retrouver, chaque matin, sur deux palettes de bois installées côté à côté, afin de s’isoler du froid. Les bosquets le protégeaient du froid, et le soleil, venu de la Seine, tiédissait sa paillasse de bois.

Pour ranger les huit couvertures qu’il superposait sur lui à la nuit tombée, il avait choisi une poubelle, et les jardiniers avaient fermé les yeux. C’est là aussi que l’après-midi, quand il allait se promener, cet homme qui parlait peu et dont ils ne savaient rien cachait son petit sac à dos. Tous les jours, face à lui, la place de la Concorde, et au fond, sur le ciel, cette grande roue qui tourne sans s’arrêter, comme le cirque des voitures autour de l’obélisque : "Il avait la plus belle vue de Paris ", dit Dominique Chantreux.

"Un homme" ne semblait pas français. Il "ronchonnait" quand, de temps en temps, les jardiniers le priaient de dégager le terrain, parce qu’ils avaient besoin de la place qu’il occupait. Il disait "bonjour" avec un accent qui leur semblait "de l’Est". Sur les Champs, les SDF viennent souvent de l’autre côté du Rhin. Balayeurs de rue, policiers, jardiniers et associatifs le savent : les Afghans, les Kurdes, les Irakiens et les Iraniens se retrouvent dans le 10e arrondissement, entre la gare de l’Est et la place du Colonel-Fabien ; les Roumains, gare du Nord ; les ex-Yougoslaves et les exilés de l’Est, entre l’Etoile et les Tuileries.

La nuit du 19 au 20 décembre a été l’une des plus froides de ce début d’hiver : moins trois degrés à Paris. Ce matinlà, l’air est piquant et le gel redonne aux frondaisons une couleur verte stérile. Immédiatement, le jardinier comprend qu’"un homme" ne va pas bien. Il y a quelques jours, déjà, dans la rue Tronchet toute proche, Dominique le jardinier avait secoué par les épaules un SDF qui dormait ventre à l’air : "Il a crié, j’étais content qu’il me fasse peur." "Un homme", lui, gît recroquevillé, loin de son lit de fortune. "Il n’avait que ses habits sur lui : trois pulls chauds, un blouson, deux pantalons, un bonnet. Gris. Oui, il me semble, gris." Sous le rai du lampadaire qui, en cette heure matinale, éclaire encore le petit enclos, son corps semble à Dominique Chantreux comme "irréaliste : très luisant, tout brillant". Le froid a recouvert les vêtements d’une couche de givre.

Quand le jardinier s’approche, inquiet, il sait déjà qu’"un homme" est mort. Pudiquement, il recouvre du drap jaune du Tour de France le corps défunt, puis son "calme et beau visage". "Je le verrai toujours, raconte le jardinier comme l’Aurélien d’Aragon qui parlerait de sa noyée de la Seine, autre inconnue dont les traits si beaux avaient été moulés à la morgue. Il avait les lèvres rouges. Ce n’était pas le visage de quelqu’un de terrifié ou de foudroyé." Pourquoi"un homme" s’estil laissé mourir, ce soir-là ? Pourquoi n’a-t-il pas sorti ses couvertures ? Pourquoi n’a-t-il pas été se coucher à l’autre bout du dépôt, sur le compost, là où se réchauffent les souris et les mulots ? Pourquoi, avec le briquet et les allumettes qu’on a retrouvés sur lui, n’a-t-il pas allumé un feu – les palettes brûlent bien ? "Un homme" avait choisi de vivre dans un enclos, à l’abri des regards. Il n’aimait pas qu’on le dérange.

Un feu l’aurait fait remarquer par les policiers du commissariat du 8e arrondissement tout proche. Jamais les jardiniers n’ont retrouvé de cadavres de bouteilles autour de lui. Pourtant, ce soir-là, a établi le médecin légiste, "un homme" avait bu, beaucoup bu avant de rentrer mourir dans ses bosquets, à l’heure où s’endormaient, sous le kiosque à musique du jardin, les deux SDF auxquels il ne disait jamais rien. A l’heure sans doute où s’éloignaient, derrière son dos, au bord des Champs-Elysées enguirlandés pour les fêtes, les derniers dîneurs du restaurant Ledoyen.

Mourir seul, sans papiers, à quelques mètres de l’Assemblée nationale, au bord de la place où Nicolas Sarkozy a fêté sa victoire : en deux brèves et trois blogs, "un homme" devient malgré lui "l’inconnu de la Concorde". Il est déjà le quatrième SDF français à mourir de froid depuis le 9 novembre 2007, mais le premier à avoir l’impudence de le faire à l’épicentre du pouvoir et à la veille d’une proche bataille pour les élections municipales. "Ce décès sur la plus belle place du monde (…) est un événement indigne et intolérable", accuse Pierre Lellouche, candidat UMP à la mairie du 8e arrondissement. "La Ville de Paris n’a aucune leçon à recevoir de Pierre Lellouche qui, en sept ans, ne s’est jamais intéressé de près ou de loin à la question des sans-abri", répond l’Hôtel de Ville.

Le lendemain de la mort, sous le marronnier le plus proche de son antre, se retrouve la trop petite famille d’amis des miséreux – les frères Legrand, le hautcommissaire aux solidarités actives Martin Hirsch, l’adjoint Vert Denis Baupin, un énarque qui se balade dans Paris avec un thermos de café pour les sanslogis, des SDF en colère contre la ministre du logement, Christine Boutin."Nous ne savons presque rien de cet homme. Mais une chose est sûre : il est mort dans la solitude et l’abandon", dit Christophe Louis, le président du collectif des Morts de la rue, en déposant une couronne de chrysanthèmes ornée d’une bannière violette : "A notre frère inconnu." On avait rappelé, ce jour-là, que l’espérance de vie des SDF est en France inférieure d’au moins 30 ans à celle de l’ensemble de la population, qui est de 80 ans. Ons’était désolé qu’au XXIe siècle on puisse mourir sur l’une des places les plus éclairées de France, sans adresse mais aussi sans nom. On se disait que l’inconnu devait être polonais. Chaque matin, à quelques mètres de son repaire, des dizaines de cars fatigués venus de Cracovie, de Gdansk où d’ailleurs déposent en effet leurs vrais et faux touristes près du bosquet où vivait "un homme". Ils lèvent leurs yeux fatigués par le voyage vers la place à l’obélisque doré, gare centrale d’un marché du travail facile qu’on leur a tant vanté.

Un anonyme a posé sur les fleurs un petit ours en peluche blanc. Pourquoi, en voyant un homme dormir sur les bouches de métro, se demande-t-on souvent comment il fut quand il était enfant ? "Un homme" était né en Allemagne d’un père au nom polonais. Il était arrivé en car à la fin de l’été avec un visa de touriste, fuyant son pays et sans doute bien d’autres choses encore.On le sait parce qu’un jour d’octobre et de soleil, la police l’avait arrêté sur un Vélib’qu’il n’avait pas payé. Au poste de police, devant uninterprète, il avait raconté qu’il avait trouvé le vélo au pied de la grande roue : "Il était là depuis des jours. Je croyais que c’était gratuit."

On avait pris deux mauvaises photos de face et de profil, relevé ses empreintes digitales. Il n’avait pas de papiers, mais il avait décliné son patronyme. On a donc pu retrouver, il y a quelques jours, à l’Institut médico-légal, l’identité d’"un homme". "L’inconnu de la Concorde" avait raconté qu’il était né en 1966, qu’il avait une amoureuse quelque part en Pologne, qu’il était artisan et cherchait du travail, que son père vivait toujours en Allemagne, où son corps, après hésitations familiales, sera finalement rapatrié, mardi 15 janvier. Sur le caveau des K…, on pourra enfin écrire "Rafaël", son prénom.

Ariane Chemin

Source le Monde

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