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Réponse à Patrice Chéreau

Publie le samedi 1er novembre 2003 par Open-Publishing

Réponse à Patrice Chéreau

« Les intermittents du spectacle n’ont pas renoncé à jouer à Avignon et ailleurs. Ils ont joué autre chose que ce qu’ils avaient répété. Ils ont préféré jouer leur vie »

Par Pascal thomas

On trouve dans La Bruyère cette question sur César jeune, actif et bien portant : que pouvait-il faire de mieux que de conquérir le monde ? C’est un peu à ce jeune César que les jeunes gens d’Avignon, d’Aix ou de Montpellier, mais aussi ceux qui se sont réunis ailleurs pour différentes actions spontanées, amusantes, inédites et faisant preuve d’une belle vitalité, nous ont fait songer. Pour Patrice Chéreau, ce n’est que « silence et mort comme partout où les festivals ont été annulés ». Emphase mise à part, ne peut-on pas voir dans cette déclaration tremblante un rideau qui se lèverait sur un intérieur bourgeois ? N’y a-t-il pas plus de raisons d’espérer que de désespérer dans ce mouvement qui, faut-il le rappeler, est né de la danse, du théâtre, des arts de la rue, des sans-grade de l’Audimat, de tous ceux que rejette une marchandisation télévisuelle qui, en asservissant l’art à des fins pratiques, conduit à la pire des médiocrités ?

Renoncer à jouer. Je ne vois pas en quoi, ni comment les comédiens, les gens du spectacle, techniciens, décorateurs, tous ceux qui participèrent à ces manifestations éphémères ont renoncé à jouer. Quiconque était sensible à l’agitation souterraine qui s’était emparée depuis quelques mois de tout ce corps festivalier pouvait deviner que, cette année, les choses ne se passeraient pas comme prévu. Les gens du spectacle n’ont pas renoncé à jouer. Ils ont joué autre chose que ce qu’ils avaient répété. Ils ont préféré l’improvisation. Ils ont préféré jouer leur vie. Car c’est bien de leur vie, de la vie de ces magies éphémères qu’il s’agissait dans ce conflit dit des « intermittents » - mot indigne, venu du vocabulaire du chômage, auquel on aura du mal à s’habituer.

Nous ne sommes pas dans un monde où les moutons mordent les loups. Ne pas s’arrêter, ne pas arrêter ces festivals, ces manifestations, c’était se contenter une fois encore de mimer l’indignation, c’était se satisfaire de la mise en place de débats polis qui n’auraient pas donné naissance à cette âpreté, à cette nouvelle vision de l’activité artistique. Les libertés de notre époque de relâchement sont des libertés difficiles à reconquérir, et il s’agit de bien autre chose que de torturer les classiques, d’armer de couteaux les bourgeois de Labiche ou de faire passer derrière madame Phèdre le corps d’Hippolyte ensanglanté. « C’était intolérable, et nous nous en accommodions fort bien », écrivait Sartre à propos d’un temps pénible de notre histoire. Nous pensons, nous, que, si c’est intolérable, nous ne devons pas nous en accommoder.

Ils pouvaient « toujours » jouer ce qu’ils avaient préparé. Bien sûr. Mais ce qui est décrit comme un suicide par les notables et les prébendiers de la profession est plutôt une preuve de santé, de vitalité débordante. On fait autrement. On décide de s’en faire voir de toutes les couleurs. On se vautre non pas dans le possible mais dans l’impossible à l’état brut. Et ainsi on peut renaître. On se rappelle que Don Quichotte meurt de tristesse : « Les signes auxquels le curé, le barbier et le bachelier conjecturèrent que le malade se mourait, ce fut qu’il était revenu de la folie à la raison. » C’est pour ne pas mourir de tristesse que les artistes, les chercheurs, les professeurs, les archéologues, les architectes, les paysans, les « intermittents », les personnels hospitaliers, les jeunes, les vieux, les moins jeunes ont décidé de ne pas être raisonnables selon les folles lois du marché, de chercher des voies où la dimension altruiste n’est pas bafouée, où l’on reconnaît la bienveillance du don.

Un pouvoir hostile. On se demande pourquoi cela a pris si longtemps, non pas de s’apercevoir que la finance peut dévoyer les plus honnêtes entreprises, mais d’affirmer fort et ensemble que tout ce que l’on nous fait vivre, la manière dont on nous fait vivre, les buts que l’on donne à nos vies, que tout cela était nul, grossier, honteux, mensonger, inhumain et qu’il était de notre devoir, comme le souligne Stig Dagerman, de « se soustraire à l’entreprise des organisations qui détiennent un pouvoir hostile pour l’être humain et [de] réduire le potentiel d’anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde ».

Depuis la prise de pouvoir des monstres commerciaux dans tous les domaines qui régissent nos vies, la question est : que deviennent les individus, leurs perceptions esthétiques lorsqu’on les expose aux conditionnements de la marchandisation audiovisuelle et publicitaire, quand on les soumet aux tirs ininterrompus d’OAGM (organismes artistiques génétiquement modifiés) ? Pour éviter l’abrutissement, ces « intermittents » viennent de donner des réponses désormais renouvelées et transmises chaque jour, chaque heure, chaque minute. Si la curiosité avait poussé Patrice Chéreau, en ce mois de juillet, au sein de ces coordinations, s’il y avait rencontré Guillaume, Laurent, Chloé, Marco, Marine, Antoine, Renaud, Virginie, Frédéric ou leurs amis, il aurait pu constater le bonheur que peut donner l’authenticité d’une révolte.

Celui qui a pris conscience que sa vie tourne, passe, se consume, que c’est pour de bon, que ce n’est pas pour un essayage, et qui ne supporte plus d’être dépendant d’un code, d’un sigle, d’une marque, s’évade, se dérobe, fugue, s’invente des mondes inédits, arrête des festivals, coupe des champs de maïs pas bon, pousse à six cents le cri primal de l’intermittent. Il s’en prend aux boîtes de production à décerveler : Endemol, Réservoir Prod, Eléphant et Cie, toutes ces sociétés fraudeuses « externalisées » par les grands groupes, qui fournissent en âneries formatées le flux des télévisions sans contenu. Il se prépare pour la rentrée à faire la lumière sur ces fabriques du degré zéro de la sensibilité que sont les écoles de commerce qui dressent leurs élèves sur le modèle agressif anglo-saxon, mais il aura auparavant fait un détour par le Larzac pour saluer José Bové et François Dufour, participé aux débats, pensé à Cancun, démonté le stand du PS qui n’avait rien à faire là, se sera mobilisé pour d’autres actions alternatives à l’automne.
Fric des travailleurs. Comme d’habitude, certaines attaques contre un mouvement sincère ne sont pas d’une noblesse parfaite. Une moue de dégoût, des petites phrases médisantes : « privilégiés », « fric des travailleurs »...

Les plus violentes sont inspirées par la peur. Le premier mérite de ce mouvement, c’est en effet qu’il inquiète, qu’il menace, qu’il pousse les individus à s’examiner, à réfléchir, à prendre la parole. La palabre a d’ailleurs pris naturellement son importance dans ces forums. La première chose à laquelle se raccrochent les hommes perdus, c’est cette palabre qui leur permet de raconter leurs histoires, leurs révoltes, avec des gestes, des exclamations, des jurons. On a reproché à ces manifestations d’aller dans tous les sens, d’accumuler les contradictions. Il ne s’agit pas de savoir si tel ou tel élément est juste ou regrettable, mais de voir comment l’ensemble de tous ces éléments sert le dessein humain. Pour commencer, l’exigence de pédagogie et de clarté s’est traduite par des analyses qui ont pointé la légèreté et l’incohérence du projet de réforme conçu par la technostructure du Medef et de la CFDT, et proposé un autre texte dont plusieurs points ont déjà été repris et alimentent les modifications apportées à ce projet.

Plus qu’un débat ponctuel, l’intermittence a rejoint et éclairé à sa façon le conflit culturel éthique et esthétique majeur de notre temps. Ce mois de juillet a été le début de l’épopée d’une ligne de force, d’un courant où se sont accumulées les accusations contre une organisation de la société (OMC) qui laisse les hommes en pleine déroute dans un monde tout aussi perdu. Un monde laissé, si l’on ne se ressaisissait pas, aux compétitions de nullité, à la déculturation massive, à l’asservissement consumériste, au globalisme marchand, aux détritus publicitaires et aux poubelles audiovisuelles. Un monde dont Patrice Chéreau, j’en suis sûr, ne veut pas plus que moi. P. T.

Pascal Thomas

Pascal thomas est cinéaste, ou plutôt réalisateur de comédies, comme il aime à dire. Son premier film, en 1973, « les Zozos », remporta un énorme succès. Il est l’auteur de treize autres films dont « Pleure pas la bouche pleine », « Confidences pour confidences », « les Maris, les Femmes, les Amants », « la Dilettante », et récemment « Mercredi, folle journée ». Il est également président de la Société des Réalisateurs de Films.

http://archives.nouvelobs.com/recherche/article.cfm?id=122685&mot=thomas&mm=07&mm2=09&aa=2003&n_mag=0,8&num=2023&m2=8