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Rien de nouveau sous le verglas

Publie le samedi 29 décembre 2007 par Open-Publishing
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De Thierry Pelletier

« Et v’la l’temps ousque dans la Presse
Entre un ou deux lanc’ments d’putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains !
C’qui va s’en évader des larmes !
C’qui va en couler d’la pitié !
Plaind’ les Pauvr’s c’est comm’ vendr’ ses charmes
C’’est un vrai commerce, un méquier ! »
Les soliloques du pauvre, Jehan Rictus, 1897.

En cent dix ans, rien de bien nouveau sous le verglas. Dès les premiers sans-abris ramassés canés sur un trottoir ou dans un parking, c’est la foire aux bons sentiments qui s’enclenche, le sempiternel marronnier qui va faire glouglouter les dindons de la farce télévisuelle pendant toute la durée des frimas. L’intègre Poivre et sa moumoute vont, jusqu’à la nausée, exhorter les bons citoyens à faire preuve de civisme entre dinde et livarot, en appelant le 115 pour que personne ne reste dehors. Sauf que le 115, quoiqu’en dise la dame Boutin, est déja plein ras la gueule et qu’un bon nombre de SDF passent des heures à composer le numéro magique en se pelant dans la cabine avant de s’entendre répondre que désolé y a plus de place.

Et quand il y en a de la place -un veilleur pour 42 personnes à Perpignan en 2004-, comment peut-on espérer éviter racket et violence, comment s’étonner qu’un bon nombre d’errants, les plus vieux souvent, préfèrent crever de froid que de se faire dépouilller dans ces jungles. Etre au chaud pour une, deux, trois nuits, dans la plus infecte des promiscuités, clodos, jeunes racailles en rupture de ban, routards, teufeurs, fous furieux ou non, immigrés clandestins, Polacks, Roumains, Russkofs, tout ce beau monde regroupé par clans, malheur à l’homme seul, au nouveau pauvre qui vient de déchoir, au petit vieux les lendemains de RMI, au pédé, au bouffon, à l’intello.

Quand j’y bossais, seul avec vingt personnes, dont pas mal de branques et de poivrasses agressives, j’avais déja bien du mal certains soirs à sauver mon cul, alors assurer la sécurité des plus faibles dans ce pandémonium, faire régner un minimum d’équité, grosse rigolade...

Que les lecteurs de mon bouquin me pardonnent pour les redites, mais y a vraiment pas grand’chose qui change. Quoique...

L’absolu triomphe des camelots du rien qui nous gouvernent, leur morgue et leur mépris offrent un boulevard à l’écrivaillon taquin. Pourtant, il me répugne de tartiner sur les aventures de Mickey, Mickey et le pape, Mickey et sa meuf, Bolufer et son HLM pas cher, les Don Quichotte à la baille, ou le clodo frigorifié place de la Concorde à deux pas de l’Elysée... Le journaleux indigné devient à la longue presque aussi vilain que les affreux qu’il fait mine de dénoncer.

Il y a bientôt dix ans, je bossais à Paris dans un foyer pour toxicos. Une espèce d’association caritative nous avait fait don d’un énorme lot de couvertures et de plaquettes de chocolat. Chaque plaquette était accompagnée d’un gentil petit mot et d’un dessin venant d’un gamin des écoles ayant participé à cette opération. J’avais été ulcéré que tout ceci nous échoit, nous avions un budget pour ce genre de choses, nos gars étaient très convenablement nourris.

Les « humanitaires » s’étaient tout simplement débarrassés du lot, parce qu’un beau geste ça fait du bien, mais distribuer tout ça, courir les stations de métro ou les halls de gares, se fader des gens qui sentent parfois un peu fort, ont une drôle de tronche et ne sont pas toujours aimables, c’est nettement moins fun. Les toxicos après tout c’est presque des SDF, d’ailleurs ça tombe bien, y en a quinze dans le foyer au coin de la rue.. J’avais donc décidé de restituer la marchandise, collectée et décorée avec amour par les minots, à leurs véritables destinataires, aidé par un mien copain (bonne année Mathias !), boxeur de son état.

Nous avions donc écumé la ligne Porte d’Orléans-Clignancourt station après station, et récolté à peu près toutes les réactions possibles : des types se confondant en remerciements, d’autres refusant l’offrande et nous envoyant paître dans des termes fleuris, des gros malins voulant accaparer tout le stock...

A Denfert, un type qui avait accepté son chocolat sans piper mot nous avait rattrapé en larmes, « j’en veux pas, c’est trop dur ». Le naïf petit mot d’encouragement du gentil marmot de l’école Sainte-Marie lui avait tordu le cœur.

Les gars que nous approchions se tenaient la plupart du temps par groupes d’une demi-douzaine et n’étaient pas tout jeunes. Mathias, remarquant qu’ils avaient tous le nez tordu, s’étonnait du nombre d’anciens boxeurs à la rue. Il avait été horrifié quand j’avais pour ma part attribué leur blair éclaté et leur grégarisme à la peur des agressions que leur faisaient subir les jeunes lycaons qui savaient qu’ils touchaient leur RMI à la Poste et le conservaient sur eux en liquide.

J’ai fait connaissance, grâce à ce blog, avec FP Meny, « écrivain parisien, clochard de France ».

On a le même age, on a traîné nos docs dans les mêmes endroits. L’ami Fred sillonne aujourd’hui notre beau pays à pied ou à vélo, et pionce au 115 quand le froid lui interdit de refiler la comète. Parisien d’origine, Fred a déja été publié et connaît la branchouille artistico-littéraire aussi bien que la France la plus profonde. Dès qu’il a accès à un ordi, il balance ses textes foisonnants, foutraques et teigneux. En voilà des tout petits bouts pour goûter :

Au milieu du gué de ce pays parti en couille, j’explique à la belle Argentine, ils ont viré les pauvres en prétendant les défendre. Des artistes sans œuvre, du théâtre sans auteurs et des faux marginaux en pagaille. Une odeur de tripot à Macao mais que l’odeur.

Géraldine la voleuse de Monoprix l’avoue avec un cynisme désopilant : les agents de sécurité ne la repèrent pas parce qu’elle a des airs de « ravissante étudiante en photo à qui on donnerait le bon Dieu sans confession ».

C’est donc bien parce qu’elle détient un CAPITAL constitué de signes culturels qu’elle peut se permettre de voler l’équivalent du salaire mensuel d’un ouvrier. Ce capital culturel (dont les rentes sont multiples : gober du Champagne dans les vernissages, être invité à dîner par un journaliste de mode, ne pas subir la pression policière, vider un frigo dans une soirée « fooding » de Nova, se faire payer trois verres par Rachid Taha au Pulp, trouver prestement un toit en cas de dèche, passer l’été chez un ami éditeur dans le Lubéron, maîtriser les moindres subtilités de l’assistanat social, etc.) s’élève comme une fortification infranchissable entre le Pauvre -doublement démuni- et le « crevard » dont l’ultime pirouette consiste précisément à se parer de l’accoutrement du miséreux pour mieux séduire son monde.

Les intermittents c’est comme la teuf, quand ils sont entre eux ils calculent personne, quand ils sont en danger, ils appellent tout le monde.

Ils sont très fort sur les intitulés. les super thunés aux dreadlocks, ils ont tout et en plus ils prennent la posture du rebelle et du marginal. L’époque aime le toc. Depuis toujours que je vis sans lendemain je m’en lave les mains. Les mecs sans famille ont le sens de la famille et la parole n’a pas le même prix partout. Plus issu des lois du banditisme que des convenances du milieu de l’art.

Lorsqu’on vous entend pas, on parle fort, c’est d’une logique imparable, la logique des perdants.

Depuis trente cinq ans qu’on me suit sans raison dans les supermarchés, je finirai bien par la voler l’orange du marchand.

Franchement quand t’es habité…T’as pas besoin de maison.

Son bouquin va sortir aux éditions Sulliver, ça s’appelle « Conquête du désastre ».

http://recits.blogs.liberation.fr/thierry_pelletier/

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