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Rufin, ou l’instrumentalisation de l’antisémistisme !

Publie le mardi 26 octobre 2004 par Open-Publishing

Processus de criminalisation des mouvements altermondialistes

Dans un article daté du 19 octobre 2004, le journal Le Monde rapporte une partie des conclusions du rapport de l’écrivain Jean-Christophe Rufin. Dans ce rapport, l’ancien vice-président de Médecins sans frontières prône la distinction entre racisme et antisémitisme. Mais surtout il pointe du doigt, non pas le FN, comme on pouvait légitimement s’y attendre, mais un antisémitisme qui serait particulier à "une mouvance d’extrême gauche altermondialiste et verte."

Ces accusations sont graves !
Décryptage !

Dans un rapport au ministre de l’intérieur, l’ancien vice-président de Médecins sans frontières juge que "légitimer la lutte armée des Palestiniens " facilite le passage à l’acte antisémite. [1]

Nous allons commencer par oublier la problématique particulière et néanmoins intéressante de savoir quelle est la légitimité de monsieur Rufin pour pondre un rapport sur le racisme en France. Nous admettrons que s’il n’est pas mieux placé qu’un autre pour ce faire, il n’est pas plus mal loti pour autant.

Racisme et antisémitisme

Après quelques considérations sur lesquelles Le Monde passe assez rapidement [2], on embraye rapidement sur la préconisation par Rufin d’adopter un traitement séparé du racisme et de l’antisémitisme.
D’entrée de jeu, nous buttons sur un concept qui pose problème. Décider de traiter différement l’antisémtisme, de ne pas le considérer comme une expression raciste, revient à poser les bases d’une hiérarchisation des violences et des rejets. Sera-t’il plus ou moins grave d’insulter un individu s’il est juif ou arabe ?
Quelqu’un de plus familier avec les problématiques liées au racisme dans toutes ses expressions sait que le racisme repose sur l’idée de hiérarchisation des personnes, des groupes de personnes en fonction de critères stigmatisants dont le plus important est l’appartenance, réelle ou suposée, à une communauté définie par le concept de race, l’appartenance à un groupe ethniquement discriminé.
En considérant que l’antisémitisme, qui est le rejet des Juifs, est distinct des autres formes de racisme, on crée de facto une discrimination, une distinction, une graduation entre les expressions du racisme. Pire encore, cette démarche peut s’avérer à terme particulièrement contre-productive, car en distingant particulièrement les Juifs des autres victimes du racisme, on les désigne comme une population "à part", on les stigmatise d’autant plus.

Conflit Israëlo-Palestinien et "antisionisme radical"

Ici, Rufin commence à patauger dans le marigot.

Reste l’essentiel, "l’antisémitisme par procuration", celui "des facilitateurs, qui par leurs opinions - ou leur silence - légitiment les passages à l’acte". Parmi ces formes, "subtiles", d’antisémitisme, l’écrivain en distingue une, "l’antisionisme radical". "Cet antisémitisme moderne est né au confluent des luttes anticoloniales, antimondialisation, antiracistes, tiers-mondistes et écologistes. Il est fortement représenté au sein d’une mouvance d’extrême gauche altermondialiste et verte."

"En légitimant la lutte armée des Palestiniens quelle qu’en soit la forme", l’antisionisme radical, "amalgamé à des thématiques auxquelles les jeunes sont sensibles" (écologie ou pauvreté dans le tiers-monde), tend à "légitimer les actions commises en France même". "Lorsque des militants de la Confédération paysanne passent de l’action violente, ici, à des opérations de soutien à la direction du Fatah, là-bas, insiste M. Rufin, le mécanisme d’identification à la cause palestinienne des jeunes en déshérence tourne à plein." L’auteur estime démonter "l’une des mécaniques les plus redoutables" d’un antisionisme "en apparence politique et antiraciste".

En fait d’amalgame, nous pouvons décortiquer le sophisme de Monsieur Rufin, coupable ici d’un raccourci intellectuel que l’on peut qualifier de malhonnête, tant il stigmatise la pensée altermondialiste tout en minimisant la portée des actes et paroles de l’extrême-droite, dont le révisionnisme actif n’est pourtant plus à prouver [3]

La démonstration de Ruffin s’articule en 3 mouvements :

  1. Critiquer la politique du gouverment Sharon, c’est soutenir la lutte armée palestinienne
    Voilà un raccourci intéressant. "Ceux qui ne sont pas mes amis sont mes ennemis", un peu comme si tous ceux qui critiquent l’action de l’administration Bush étaient forcément des terroristes de l’axe du mal. Peut-on croire un instant que les Israëliens qui critiquent l’action de Sharon espèrent que les Palestiniens vont intensifier la lutte armée ?
  2. Prendre en considération les droits des Palestiniens, c’est forcément être antisionniste radical
    Le fait de dire qu’il n’est pas tolérable que Tsahal transforme les territoires occupés en vaste shoot’em up [4] ne signifie pas que l’on met en doute la légitimité de l’existence d’Israël, ni même son droit à se défendre. Mais il se trouve qu’il n’y a probablement pas 1 millions de terroristes dans la Bande de Gaza, ce qui rend la politique de répression du gouvernement Sharon particulièrement injustifiée.
    De la même manière, les Israëliens sont de plus en plus nombreux à douter de l’efficacité et même de la légitimité de la politique de représailles sanglantes du gouvernement Sharon envers les palestiniens. Est-ce à dire que ces Israëliens-là sont antisionistes radicaux ?
  3. Etre antisioniste radical, c’est forcément favoriser l’antisémitisme, c’est donc forcément être antisémite soi-même
    Une fois qu’on a réussit à assimiler le rejet de la politique des faucons du Likoud à de l’antisionisme primaire, il devient nettement plus facile d’opérer un dernier glissement sémantique vers l’antisémitisme. Ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que tous les Juifs de la Diaspora ne sont pas fermement sionistes et que même certains d’entres eux sont antisionistes [5]. Des Juifs antisémites ? Cela a t’il encore un sens ?

Clairement, ce que Rufin tente de mettre en place, c’est l’idée que quiconque condamne la politique palestinienne du gouvernement Sharon est forcément antisémite. Cela criminalise ipso facto la simple critique, cela instaure le délit d’opinion.

Le processus de criminalisation des altermondialistes et assimilés

Comme nous venons de le montrer, criminaliser toute critique envers la politique de répression anti-palestinienne du gouvernement Sharon est déjà une dérive grave, qui risque tout simplement de conforter les antisémites dans leurs positions et peut-être même d’amener les indécis à se radicaliser. C’est stupide et c’est de nouveau une manière de vouloir étouffer l’idée même de débat, de discours autour du conflit Israëlo-palestinien : on désigne d’entrée de jeu les bons et les méchants.

Mais encore plus inquiétant, c’est la place qui est prise par l’assertion que la forme la plus grave d’antisétisme vient, non pas des nazillons et autres fachistes d’extrême droite, mais bien d’une sorte de nébuleuse d’extrême gauche, où se rejoignent les Verts et les mouvances altermondialistes.
Le gros de la démonstration de Rufin repose sur le fait que dans les alter-médias, il y a de nombreuses prises de position qui compatissent au sort actuel des Palestiniens qui subissent collectivement (on est loin du concept de "frappes chirurgicales" ou de "représailles ciblées"...) la politique de vengeance du gouvernement Sharon, politique dont les membres même du cabinet ne cachent pas qu’elle sert aussi à bloquer le processus de paix, à empêcher la création d’un Etat palestinien. [6]

Et pour lui, cela suffit pour désigner les altermondialistes à la vindicte populaire et policière en les qualifiant d’antisémites !

Plus grave encore, il en profite pour opérer un glissement supplémentaire vers le concept alters=terroristes : sont terroristes ceux qui soutiennent les terroristes (tant pis pour les gosses qui se font descendre dans leur classe, les femmes enceintes qui ne passent pas les check point, ou pour les familles coupées en deux par un mur qui, s’il était bâti par n’importe quelle autre nation du monde, serait immédiatement condamné par la communauté internationale !), surtout s’il usent de la violence... Et Rufin de faire un amalgame monstrueux entre les combats de la Confédération Paysanne en France contre les lobby financier et la visite de Bové en Palestine. L’objectif est claire : faire passer la Confédération Paysanne pour un repère de poseurs de bombe potentiels.
Par contre, pas un mot bien sûr sur les exactions des militants de la FNSEA, qui s’illustrent depuis des années par de biens réelles dégradations des biens publiques, sans que cela ne soit vraiment condamné par nos responsables politiques, de quelque bord que ce soit.

A y regarder de plus près, la stigmatisation des altermondialistes et assimilés par ce rapport qui était censé ouvrir une réflexion sur le traitement du racisme, nous laisse un goût de cendre. Ne s’agit-il pas là précisément d’une manipulation sémantique visant à désigner globalement un groupe de personnes caractérisé par ses opinions à la vindicte populaire ?
Ne s’agit-il pas là précisément de bâtir une représentation sociale négative des altermondialistes, afin de légitimer leur rejet, leur criminalisation et même le recours à la violence (policière, populaire ou étatique) contre eux ?

Rufin a choisi clairement son camp :

Contacté, M. Rufin assume : "C’est une forme d’avertissement pour dire attention à ce qu’on dit et ce qu’on fait quand on attaque un pays comme Israël."

Et ce n’est pas celui du dialogue, du débat et de la réflexion !

Monsieur Rufin entend nous donner des leçons de civisme et de tolérance !
Il ferait mieux de commencer par balayer devant sa porte !


Les racismes, tous les racismes

Le racisme, c’est l’idée de hiérachiser les êtres humains en fonctions de "qualités raciales" supposées inégales. Mais aujourd’hui, le racisme, c’est tout ce qui touche au rejet de l’autre, alter, celui qui est différent, et dont on résoud la différence en supposant que cet autre a forcément moins de valeur et donc de droit que soit !
Ainsi, toutes les formes de stigmatisation de la personne en fonction de son appartenance à un goupe, une communauté, sont condamnables, mais pas forcément condamnées. Même devant l’action anti-raciste, nous ne sommes pas égaux. En voulant créer une "catégorie" de racisme supplémentaire, Ruffin ne fait que brouiller les pistes sur la cohérence d’une véritable politique anti-discrimination. On focalise sur le racisme anti-juif, mais on laisse des représentants du peuple exprimer ouvertement leur mépris des Gens du voyage, racisme particulièrement bien ancré en France et très bien toléré, lui.
De la même manière, on aborde l’idée de discrimination positive pour les jeunes issus de l’immigration maghrébine en particulier, mais on occulte le racisme social, dont ils sont encore plus sûrement victimes.
Juifs, femmes, noirs, jeunes, pauvres, arabes, chômeurs, homos... notre société se bâtit sûrement sur les processus de distinctions négatives des individus, sur le repli communautaire, la sigmatisation des différences, tant sexuelles, que religieuses, ethniques, sociales ou générationnelles.... voilà qui aurait mérité débat !


Pour creuser la question complexe des mécanismes de l’antisémitisme
De la judéophobie à l’antisémitisme, réalités historiques et représentations sociales, mémoire de maîtrise en format PDF, 5,3 Mo.


Sur l’état du conflit Israël-Palestine aujourd’hui :
Les Palestiniens réclament des élections


Sur le rapport Ruffin
 Altermondialistes : La chasse sera ouverte, très bientôt !
 La maison de Mounira, ou la prison d’un peuple ?


[2"Après quelques recommandations sur la nécessité (...) de sortir de la loi sur la presse, trop protectrice", cette seule petite phrase, inquiétante à l’heure ou Perben II autorise à sanctionner un journaliste qui refuse de dévoiler ses sources, aurait bien mérité de la part d’un grand quotidien national, plus d’éclaircissements !

[3Quant à "l’antisémitisme comme stratégie", il est attribué "aux manipulateurs" : l’extrême droite et les groupes terroristes. M. Rufin s’interdit de mettre sur le même plan "des insultes ou des agressions mineures et les attentats suicides de grande envergure qui se multiplient sous l’impulsion de mouvements islamistes radicaux", mais note "qu’il est possible de passer de l’un à l’autre".

Ici, Rufin assimile les actes racistes des "fachos" à des insultes ou agressions mineures !!!!
Pour moi, le négationnisme ou la ratonnade (une pensée pour Malik Oussékim) ne sont pas des insultes ou des agressions mineures

[4Expression issue du monde du jeu vidéo qui désigne un type de jeu où l’objectif du joueur est de dézinguer tout ce qui bouge

[6Rezo.net regroupe les filinfos de nombreux sites d’info alter et a évidemment une rubrique Proche-Orient