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Ryszard Kapuscinski : la mort « du journaliste »

Publie le lundi 29 janvier 2007 par Open-Publishing

Written by Diego Malcangi

Monday, 29 January 2007

"On dirait que le monde finit là oû il n’y a pas de troupes américaines" : c’était ce que disait Ryszard Kapuscinski juste avant de recevoir, des mains de l’héritier au trône d’Espagne le prix Prince des Asturies.

C’était après un entretien que nous avions eu sous l’œil de la caméra, nous étions en train d’échanger sur la presse, le journalisme, la fermeture à laquelle on assiste aujourd’hui de certaines parties du monde (l’Afrique en particulier), le désintérêt généralisé sur l’international…

Les yeux du "Maestro", comme l’appelait Gabriel Garcia Marquez, bougeaient avec une vivacité qui n’avait rien à voir avec l’âge apparent du reste de son corps. La passion qu’il nourrissait encore pour le journalisme, la communication et les peuples, les cultures, était telle qu’il ressemblait à un gamin curieux. Il m’écoutait avec attention, il ne coupait jamais ma phrase, il montrait toujours vouloir apprendre quelque chose : pourtant, je n’avais absolument rien à lui enseigner, évidemment.

De même mon espagnol approximatif ne le dérangeait en rien : au contraire, lui, qui parlait un espagnol presque parfait, avait choisi cette langue, pour discuter entre nous, parce que, disait-il, il avait besoin de s’entraîner un peu.

Il était, entre autres, un grand photographe : je ne sais pas comment l’expliquer, mais le regard d’un photographe est différent de celui de quelqu’un qui se limite à écrire. Parfois on voyage pour photographier, parfois pour écrire. Bien difficilement les deux choses en même temps. Il me disait ça, et je le comprenais pleinement : je prends aussi des photographies, et je me rends bien compte que d’un côté l’écriture peut être capable de plus d’abstraction, mais d’un autre côté elle se heurte aussi à plus de frontières : l’image, elle, est universelle, comme la musique. Autre langage, autre moyen d’expression. Autre liberté, autres contraintes.

Finalement, une photo peut être très abstraite aussi, et de toute façon elle n’est pas la vérité : c’est une partie de vérité. Mais... faut-il rechercher la vérité ? C’est ça le but d’un journaliste ? C’est le but du journalisme ? La vérité ?

En fait, je ne suis pas en train d’écrire un article en souvenir de Kapuscinski : je ne suis pas la personne la plus qualifiée à le faire, je l’ai rencontré une seule fois, il m’a écrit une lettre par la suite, il m’a encore accordé de sa disponibilité pour une conférence que je comptais organiser en Italie, mais bon, je ne le connais pas pour d’autres raisons que celles-là et à travers ses livres, ses articles et ses photos. Il avait beaucoup d’amis, de vrais amis, qui pourront raconter de bien meilleures choses de lui.

La raison pour laquelle j’écris – c’est drôle, en français, cette fois - est que sa mort m’a touché : la mort d’une personne sympathique, humble et chargée d’humanité, bien sûr. Mais, plus encore, la mort du journaliste. Pas la mort « d’un journaliste ». Non, c’est la mort « du journaliste ». Parce la figure exemplaire du journaliste - celui qui reste curieux, explorateur pendant toute sa vie, celui qui veut toujours apprendre, celui qui explique aux autres en s’écoutant soi même... -, cette figure n’existe peut être plus.

La plupart des médias, aujourd’hui, servent à satisfaire des curiosités, pas à en stimuler de nouvelles ; à confirmer des opinions, pas à en former de nouvelles. La plupart des journaux n’ont presque plus de pages internationales. Ils remplissent ce qu’ils ont avec toujours les mêmes choses : Irak, Proche-Orient... " On dirait que le monde finit là oû il n’y a pas de troupes américaines".

Une des raisons est, peut être, la domination de la télévision et celle des principales agences vidéo, Reuters et Aptn (britanniques et americaines). Beaucoup de produits en vente aux USA sont estampillés "seen at Tv" ("vu à la téle") : c’est passé à la télé, donc ça existe.

Et c’est exactement le même phénomène pour les informations : si c’est passé à la télé, c’est important, donc, les journaux du lendemain sont obligés de reprendre. Evidemment, il y a beaucoup d’autres raisons.

Mais le résultat est pareil : les grands reportages sont aujourd’hui assez rares, la stimulation de la curiosité du lecteur est rare. Voilà de quoi nous discutions, voilà sur quoi nous aurions voulu continuer à parler, voilà pourquoi j’écris ces mots, maintenant, sans trop y réfléchir : parce que je suis touché, parce que j’ai peur pour le journalisme. Et pour la vérité. Non, je ne crois pas que le but du journaliste soit la vérité absolue : le but du journaliste est de permettre aux lecteurs, aux auditeurs, aux spectateurs, de se construire une vérité. Les informations, les impressions que nous donnons sont les briques avec lesquelles chacun peut se construire sa vérité. Plus les informations sont pourries, plus la maison sera fragile. Même quand les informations sont solides : on les place mal, et la maison est branlante.

C’est difficile, d’être journaliste. Mais finalement, ça peut être assez simple. Il suffirait de savoir ce qu’on est et ce qu’on a à faire. Moi, je ne le sais pas : je suis fils de mon époque...

Diego Malcangi
Lyon-Milano (France-Italie)

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