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Suicide de la culture ou puissance de l’intermittence

Publie le mercredi 10 septembre 2003 par Open-Publishing

Suicide de la culture française, prise d’otages du public et des
économies locales, sacrifice de toute une année de travail, banqueroute
des localités accueillant les festivals... De toutes ces violences
graves, se rendraient coupables les intermittents du secteur culturel
aujourd’hui en mouvement, si l’on en croit non seulement le
gouvernement, le medef et leur presse, mais aussi un certain nombre
d’agents du secteur lui-même.Tout celà, nous dit-on, pour bien peu de
choses, quelques restrictions rendues nécessaires par le coût de ces
personnels, qui perçoivent plus qu’ils ne cotisent et chôment plus
qu’ils ne travaillent. Fauteurs de déficit trop nombreux et trop peu
encouragés au labeur... Faux intermittents de l’audiovisuel, faux
artistes profitant de cet ultime refuge des droits au chomage, la
solution serait dans l’épuration culturelle et sociale, qui sauverait
l’essentiel... Ne nous entrainez pas dans votre mort, disait franchement
un metteur en scène à la télé, et tout ira bien.

Etranges propos dont le caractère mortifère semble échapper à ses
locuteurs, persuadés que l’oeuvre exige le sacrifice de qui menace par
excès numérique le maintien d’un statut d’exception de la boutique
culturelle. La réthorique du "suicide" masque mal la violence de
l’écrémage consenti voire réclamé par certains, violence dans laquelle
s’engagent aussi, qu’ils en soient ou non conscients, ceux qui
voudraient croire que la répression des "abus" et la constitution d’un
"staut de l’artiste" serait la solution. Car la vraie violence, comme
d’habitude, est dans les conséquences eugénistes liées à la comptabilité
des "déficits", réels ou imaginaires, des retraites à l’assurance
maladie en passant par l’Unedic. Spectacle sacrificiel fort bien
"produit" sur fond de grande opacité comptable, quadruplé de façon
spéculative par la Cour des comptes, désigné de façon arbitraire comme
responsable du naufrage de l’Unedic général , programmé par la baisse
des cotisations salariales et certaines mesures du Pare (la
non-dégressivité) alors mises en avant comme grande avancée par les
mêmes partenaires sociaux qu’aujourd’hui... Spectacle assez fascinant
pour rabattre une partie de la corporation sur l’angoisse de la survie,
laquelle ne s’arrêtera d’ailleurs pas avec la réforme : le déficit nous
dit-on n’en sera pas comblé, autrement dit d’autres charettes sont à
prévoir prochainement. Et n’en doutons pas, si le "calendrier" est allé
à marche forcée malgré les risques pesant sur les festivals, c’est que
bien d’autres projets animent la gouvernance mondiale pour réduire les
espace de création à une peau de chagrin.

C’est de cette peur et de cette fascination morbide qu’il s’agirait
d’abord de sortir, en déconstruisant ce "Titanic" auquel les forces
réactives nous invitent à collaborer, pour contingenter l’accès aux
canots de sauvetage de l’exception culturelle, qui signifierait ici
fermeture et exclusion du régime au bénéfice d’un petit carré d’artistes
statufiés, qui ne cessera de ce restreindre ... Car un autre film moins
mauvais est possible, et même porteur de beaucoup de possibles
....L’affollement de la mairesse d’Avignon dément celui des "partenaires
sociaux" face à la "porosité" des annexes 8 et 10. L’emploi nomade n’a
pas seulement un coût, mais produit beaucoup de richesses . Les
surnuméraires déficitaires sont aussi des artisans d’une prospérité qui
dépasse un secteur culturel très poreux de fait, l’invention et le
sensible sont des nerfs importants de la nouvelle économie. Plus encore,
ils produisent des biens communs immatériels qui se situent non pas en
exception mais en amont de toute économie monétaire, une économie
générale des affects et des croyances d’intérêt plus général que
l’économie au sens restreint. Si la création nous est précieuse, c’est
qu’elle participe à l’invention commune du possible, au politique
autrement dit. Le sensible est ouverture au commun ou il n’est rien,
simple refuge dans l’auto-affectation imaginaire. Rien ne sert de monter
Genet ou Pasolini si l’on fait de la création affaire d’exception.

Comme l’a montré le plus vif de la production artistique du siècle, la
création a bien mieux à faire que d’affirmer son appartenance à l’art
comme discriminant dans l’accès aux droits collectifs, exception à la
loi du marché qui pourrait régner partout ailleurs. Elle ne saurait être
indifférente aux conditions sa propre possibilité et de son partage, ni
se refermer sur une identité close. "Jamais plus je ne dirai : je suis
ceci, je suis celà..." (Virginia Woolf). Ce n’est pas parce que je suis
artiste que je dois bénéficier d’un refuge face à l’asservissement
commun au statut de variable déficitaire... c’est parce qu’une certaine
sécurité est garante de la liberté de création que je dois exiger cette
sécurité de base pour tous, pour que chacun puisse être l’artisan
sensible de ce monde. Depuis les années où furent créées les annexes
huit et dix, l’intermittence s’est répandue dans de nombreux secteurs,
en même temps que l’exigence d’implication intellectuelle et créative
dans tout travail se diffusait. Les "intellos précaires" (vacataires,
pigistes, indépendants ou micro-entreprises, emplois aidés du secteur
associatif et culturel, rmistes artistes, etc) sont une expression parmi
d’autres de ces tendances. Nouvelle forme d’assujetissement pour partie,
la discontinuité de l’emploi intellectuel-créatif n’est pas
nécessairement en soi une pire chose que la culture de fonction, si elle
ne signifie pas course au contrat dans n’importe quelles conditions, et
n’est pas incompatible avec une sécurité vitale suffisante. C’est
pourquoi, le statut dit des intermittents du spectacle et de
l’audiovisuel est une référence pour penser une nouvelle forme de
garantie d’existence face à la montée de l’emploi discontinu ne captant
que les "résultats" d’un travail et non toute sa période de gestation,
de formation, de montage de projets, etc. Une partie de ceux qui ont
pour tâche de produire des savoirs, des formes de subjectivité et de
sensibilité, ont su imposer ces dernières décennies une sorte de salaire
social dont il ne doivent revendiquer jalousement le privilège, mais
affirmer la portée générale comme condition de la communauté créative.

Dans ce sens, la lutte des intermittents rejoint, en même temps qu’un
tendance de l’économie générale à "mettre au travail" les capacités
coopératives et créatives de chacun (voir l’
Internet) toutes les luttes artistiques, mais aussi étudiantes et
ouvrières, qui tendent à désacraliser savoir et création, à rapprocher
créateurs et publics, à décloisonner le travail, la vie et l’art, et à
recomposer la vie sociale sur la base de la pulsion de création propre à
l’espèce humaine sans "exception". Les luttes contre la standardisation
subjective, pour l’accès de tous aux savoirs et à la création de ses
formes de vie, et pour l’élargissement du paradigme esthétique dans
l’invention du quotidien. C’est à celà que s’en prennent aujourd’hui les
tenants de l’exception culturelle et d’un statut de l’artiste, voire
d’une propriété intellectuelle dressant de nouvelles barrières contre la
coopération inventive, qui viendraient remettre de l’ordre dans cette
"chienlit" de la communauté immanente dont parlait Blanchot. Seule
l’exigence la plus égalitaire sauvera la singularité du laminage que
nous promet l’exception culturelle comme protection de la télé-réalité
européenne (contre celle des méchants Américains) plus quelques artistes
de cour. Ceux qui croient aujourd’hui protéger ainsi le cinéma ou le
théatre d’auteurs se trompent lourdement. Le sort des successeurs de
Chéreau ou de Godard est lié à celui des plus petits soutiers du
socio-culturel ou des arts de la rue. Pour sauver la culture, il faut
définitivement la faire descendre de son piédestal, des images élitistes
qui lui restent attachées.

C’est pourquoi, comme l’ont bien dit les mouvements de ces derniers
mois, c’est un modèle de civilisation, ce sont des façons de vivre qui
sont en jeu aujourd’hui. C’est là où l’identité artistique devient
poreuse et partageuse, là où l’intelligence et la sensibilité se
généralisent qu’elles nous intéressent, qu’elles intéressent le genre
humain que chante Fontaine. Qu’une multitude envahisse le statut
intermittent n’a pas de quoi effaroucher les gardiens du temple. Bien au
contraire, c’est ainsi que nous garantirons le mieux la résitance des
subjectivités à leur colonisation mass médiatique, la résistance des
possibles à la mise en scène apocalyptique. Mais posons nous d’abord la
question : en défendant l’intermittence, défendons-nous notre servitude
ou notre liberté ? Une part corporative ou l’exigence d’un commun,
l’invention de nouvelles possibilités de vie ? Et de quoi avons nous peur
en premier lieu : que les plus précaires entrainent les autres dans leur
chute ? Ou plus profondément encore de la puissance, de la virtualité que
contient ce mouvement, puissance économique mais plus encore force de
création, aspiration des multitudes à construire un monde commun ?

Valérie Marange