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Surveillons notre langage : soyons grossiers !
Publie le mardi 1er février 2011 par Open-Publishing5 commentaires
Au départ, ceci devait être un commentaire d’un article sur Luc Chatel et de sa « rémunération variable liée aux performances ». Mais le jeudi 27 janvier au matin, même si je commençais tard, il fallait quand-même que j’aille au boulot, et mon texte prenait de l’ampleur. Je le propose donc un peu plus tard comme article, mais vous saurez qui m’en a donné l’idée.
Ce qui me gêne, depuis des années (nombreuses !) que les libéraux et socio-libéraux parlent de payer les fonctionnaires « au mérite », c’est la politesse de nos syndicalistes.
Si ces derniers avaient parlé dès le départ de « promotion lèche-cul », ils auraient pu mettre la vraie droite et la fausse gauche sur la défensive.
Mais non ! Ils se sont prononcés contre « le mérite ». Tu parles d’une connerie !
Les dirigeants de la FSU, auxquels je pense en particulier ici, sont tous profs. N’ont-ils jamais dit du bien d’un élève en soulignant son « mérite » ?
Un seul bellaciaonaute peut-il se dire par principe contre « le mérite ». Lequel n’a jamais dit du bien de quelqu’un en trouvant qu’il avait « du mérite » ?
Ni les bellaciaonautes, ni personne d’autre !
Les néo-libéraux savent ce qu’ils font, ils seraient moins dangereux s’ils étaient cons. Ce sont en général des virtuoses du langage, et ceux qui les combattent devraient y faire gaffe.
Or, les syndicalistes et politiciens de gauche reprennent ce langage et se font avoir. C’est à peine si, 17 ans après les premières attaques de 1993, ils ont créé le mot « contre-réforme » pour parler de la casse des retraites.
Je n’ai pas le temps de détailler, mais il y a quelques exemples qui me passent par la tête : « promotion lèche-cul » (ou « lèche-bottes » si vous tenez à rester poli !), « casse » des retraites (« contre-réforme » est acceptable aussi), « Reprivatisation » pour bien marquer qu’il s’agit d’un retour en arrière (Là, ce ne sont plus 17 ans de retard qu’on a sur les néo-libéraux, mais 25 !).
Plus généralement, quelqu’un de vraie gauche ne devrait jamais parler sans faire ressortir l’aspect « retour en arrière » des actions menées par tous les gouvernements depuis 1958, mais surtout depuis 1982, car les mitterrandiens se sont révélés redoutables pour vendre la régression aux masses sous le nom de « modernité ».
Avis aux idéologues en chefs : je sais que les partisans d’un retour en arrière s’appellent « réactionnaires » dans notre langage. Mais le problème, c’est que plus personne ne comprend ce langage en dehors de quelques militants. Il convient donc de donner la version sous-titrée.
Car c’est un autre défaut de notre langage : nous le parlons aussi à ceux qui n’y comprennent rien. A quelque chose malheur est bon : je dois subir autour de moi quantité de gens imprégnés jusqu’à la moelle d’idéologie dominante, et je peux l’affirmer : le langage militant ne passe pas. Il n’est même pas contesté : il n’est tout simplement pas entendu. Il déclenche, comme chez les fameux chiens de Pavlov des réflexes, soit de rejet coléreux, soit d’ironie qui se croit fine, de toute façon des réactions idiotes, à cent lieues de la réflexion qui serait nécessaire pour comprendre quelque chose au film de notre société.
D’autant que, si les néo-libéraux s’y entendent pour créer des mots positifs comme « flexibilité » pour vendre le retour à la vieille « corvéabilité », ils savent aussi détourner le langage de la gauche.
Ainsi, ils parlent couramment « d’immobilisme » pour ceux qui refusent leurs « réformes » et n’hésiteront jamais à traiter de « réactionnaire » quiconque propose d’abolir leurs « modernisations ». Et ils jouent sur le velours, car la gauche ne les attaque que trop rarement sur leurs escroqueries de langage. Par exemple, lorsqu’ils ont abrogé dans les années 1980 et 1990 des lois et décrets « archaïques » de 1936 ou 1945 au nom de la « modernité », on a beaucoup hurlé à gauche contre ces mesures « réactionnaires » (toujours le recours aux automatismes de langue !) mais nous avons été trop peu nombreux pour souligner CONCRETEMENT les retours à 1935 ou 1943.
Tiens, un autre exemple, un des plus anciens : qu’est-ce qu’un « bourgeois » ? Pour un marxiste, c’est évidemment quelqu’un qui possède les moyens de production et vit du travail de ses salariés. (je résume !!!!). Sauf que depuis Marx, et dès son époque, les différentes droites se sont bien appliquées à appeler « bourgeois » tout et n’importe quoi : la pègre appelle « bourgeois » quiconque n’est pas du milieu, donc, et c’est un comble, quelqu’un qui vit honnêtement de son travail ! Un militaire se dit en « tenue bourgeoise » dès qu’il enlève son uniforme. Pour d’autres, ce sera quelqu’un qui n’a pas le sens de l’aventure, comme si ceux pour qui demain est chaque jour une aventure dont ils se passeraient volontiers étaient des « bourgeois ».
Personnellement, je me suis sensibilisé au phénomène longtemps avant de réfléchir à la politique, par simple goût du jeu de mot stupide : dans mes année de lycée, il était encore à la mode de valoriser la vitesse pour vendre des bagnoles. Et on parlait avec un certain mépris de la prudence sur la route en l’appelant « conduite bourgeoise ». Moi qui n’avais avec ma famille qu’un vélo pour quatre, mais déjà du mauvais esprit comme quatre à moi tout seul, j’en avais tiré une conclusion : si l’ouvrier qui traîne sa nombreuse famille en vieille Peugeot à 70 km/h fait de la « conduite bourgeoise », le fils de famille qui fonce à 170 km/h en Porsche ou en Ferrari doit faire de la « conduite prolétarienne ». CQFD !
Chacun fait sa prise de conscience politique et sociale comme il peut, à sa manière. L’avantage (le seul ?) de la mienne, c’est que je suis resté sensible à ces problèmes de langage.
Maintenant, les idées de gauche deviennent de plus en plus dures à expliquer, surtout aux jeunes qui sont depuis leur naissance imprégnés de cette confusion entre les mots voulue par les socio-libéraux. Allez parler de socialisme à un gosse qui n’a connu sous ce vocable que Sœur Sarkosène de la Modernitude ! Et parlez-leur de communisme sans leur expliquer au préalable que c’est quand-même autre chose que le rideau de fer, la police politique et les défilés militaires. Car c’est tout ce qu’ils en savent. Ça demande quelques explications que les militants pensent trop rarement à donner, tant il est clair pour eux que le socialisme et le communisme, c’est tout autre chose.
Dans le milieu où je navigue, et où on peut se targuer d’avoir lu des bouquins que je sais même pas qu’ils existent, parler de néo-libéralisme et de mesures réactionnaires ne sert à rien. Par contre, si je dis le mot « REprivatiser » au lieu de « privatiser », on commence évidemment à me regarder un peu bizarrement, et un dialogue peut commencer. Et là, pas question de rester poli, ni « politique ».
Au contraire : en général, je ne prononce pas le mot « réactionnaire », mais souligne qu’on revient à 1935, 1943, … voire 1788 pour la « flexibilité-corvéabilité ». C’est clair pour tout le monde ! Et le mot « REprivatisation » permet souvent de rappeler que le privé était le statut normal d’une entreprise au 19ème siècle. Il m’est déjà arrivé assez souvent de balancer que la « modernité » de Rocard et Sarkozy comme la « modernitude » de Sarkozène ont toutes les deux la « gueule de vieille poufiasse de la reine Victoria ».
J’ai pris une habitude que je trouve bonne : la grossièreté. Ainsi, quand je critique le capitalisme, je m’empresse toujours de placer un mot sur les « connards » qui me croient partisan de reconstruire le mur de Berlin.
Traiter un réactionnaire de réactionnaire le fera sourire avec l’air entendu de celui à qui on ne la fait pas. Parler de ses idées sans s’adresser particulièrement à lui, mais en faisant ressortir ce que sont les dites idées, et en employant abondamment les mots « connerie », « cons », « connard », etc., ça lui ferme sa gueule. Et la référence déjà évoquée à la reine Victoria lui rabat sa prétention à la « modernité »
Parler de la « réforme » des retraites comme d’une « escroquerie » commise par des « brigands », argumentée par des « charlatans » et approuvée par les « cons », ça lance une discussion dans laquelle ceux qui t’interrompraient sans arrêt avec leurs idées toutes faites sont intimidés.
« Ah, c’est pas poli ! Ah, c’est pas joli ! » Comme le chantait Brassens. Mais si les dirigeants de la CGT, de la FSU et bien sûr du PCF osaient ces écarts de langage, le débat politique serait plus clair. Mais ils préfèrent laisser récupérer ce créneau par des sous-marins du réformisme comme Mélenchon. Lui, c’est sans-doute un post-mitterrandien pas fiable du tout, mais il sait traiter de carpette un journaliste quand celui-ci renvoie dos à dos le syndicaliste qui brise des ordinateurs par paires et le patron qui brise des vies par centaines.
Tiens, à propos de Mélenchon : j’ai lu sur BC une comparaison avec Marchais, je crois de LL dans un commentaire à propos de Plantu. Marchais avait justement un défaut qu’on souligne trop peu, alors qu’on lui en prête tant qu’il n’avait pas : il restait poli. Dans les célèbres émissions avec Elkabach et Duhamel des années 70, il s’acharnait à ramener le débat à un niveau correct, alors que les deux réacs de service s’acharnaient, eux, à le maintenir au ras des pâquerettes. Par exemple, il s’évertuait à parler des problèmes économiques et sociaux pendant que les deux autres lui posaient des questions sur le désistement au deuxième tour. Du coup, Marchais est resté dans l’imaginaire collectif le type même du politicien qui ne répond pas aux questions qui le gênent. Combien de fois me suis-je énervé devant la télé, lui criant à travers l’écran de rentrer dans le lard à ces deux salauds. Il aurait su être un peu grossier, il aurait balancé aux deux sbires du giscardisme que poser des questions sur le deuxième tour avant le premier était « idiot », « stupide », « crétin », « con », ou que sais-je encore. Les choses auraient été plus claires pour le téléspectateur. Il n’a pas su.
Il est donc resté dans les mémoires comme le spécialiste de la « langue de bois » qu’il n’était pas. Tout le monde se souvient d’un « taisez-vous Elkabach ! » qu’il n’a jamais dit. Et contrairement à ce que croit LL, cela n’a pas empêché la propagande patronale de le mettre en parallèle avec Le Pen. Surtout à partir de 1984, sur ordre de Mitterrand, qui avait tout fait pour que Le FN monte, justement pour établir ce genre de parallèle. C’est devenu l’exercice obligé de tout journaliste de télé qui veut garder sa place de ne parler du PCF que si on parle du FN juste avant, juste après, et si possible en même temps.
Ce pli pris à l’époque est toujours profondément marqué maintenant. Retrouvez par exemple des JT sur la présidentielle de 2007 : quand la liste des candidats avec leurs photos apparaissait sur un écran, c’était toujours deux par deux avec Le Pen sur la même image que M.G. Buffet. Les exceptions se comptent sur les doigts d’un cheval.
Là encore, les virtuoses langagiers du patronat ont su y faire : quel coup de génie que d’appeler l’extrême droite « populisme » ! Ça date aussi du mitterrandisme, d’ailleurs, et il y a donc plus de 25 ans que ça me gonfle. Le populisme, c’est un courant artistique qui n’est pas vraiment de gauche, en tout cas pas toujours, mais qui n’a que la prétention d’observer le petit peuple avec une certaine sympathie, souvent dans le simple but d’amuser. On peut analyser comme foncièrement réacs les dialogues de Michel Audiard et les romans de San-Antonio, mais qui, ici sur BC, peut dire que ça ne l’a jamais fait rigoler ? Et qui a eu l’impression d’entendre un discours de le Pen en se marrant devant les tontons flingueurs ou la famille Groseille ? Il fallait toute la fourberie des mitterrandiens et autres réacs pour donner le nom de « populisme » à la démagogie de l’extrême droite. Cela permet de faire oublier que l’extrême droite est dirigée par des grands bourgeois, voire des aristos, et c’est de la complicité avec elle, qui aime tant se dire « socialement de gauche ». (Au demeurant, un article récent de Maxime Vivas parle mieux que moi de ce problème.)
Et là encore, nombre de gens qui sont sincèrement de gauche se font avoir et parlent de « populisme » ou de partis « populistes ». Gabriel Péri était en tête des listes noires du fascisme pour avoir écrit que le « national-socialisme » n’était pas du socialisme. Aurait-il perdu son temps, en plus de sa vie ?
Pareil pour les patrons et actionnaires qui ont un art consommé de changer leur nom en « entrepreneurs » quand ils ferment une usine, en « employeurs » quand ils licencient et en « investisseurs » quand ils retirent leurs billes. Ça me fait froid partout quand j’entends un syndicaliste utiliser un de ces mots.
Face à cela, désolé, je ne vois que la grossièreté. Quand j’entends le mot « populisme » je sors mes insultes. De même quand j’entends dire « matérialisme » au lieu de « cupidité » ou « avarice ». Je souligne généralement que les « matérialistes » en question sont des « attardés » qui « croient encore aux esprits » et vont à la messe le dimanche, et ne sont donc pas de vrais matérialistes. Comme l’usage de ce mot est presque toujours le fait de gens qui vont eux-mêmes à la messe, ça porte.
L’insulte doit bien sûr être choisie, si possible humiliante car s’adressant généralement à un donneur de leçons. Ce donneur de leçons doit se sentir d’entrée rabattu, pris pour un con. Et là, croyez-moi, ça fait avancer le débat. Peut-être pas avec lui, mais avec ceux qui auraient pu le prendre au sérieux.
Allez ! J’ai encore été bien bavard ! Et une seule chose à retenir de toutes ces remarques jetées en désordre : surveillez votre langage, mais surtout celui des autres. Quand vous entendez des mots comme « mérite, réforme, modernité, populisme, archaïsme, immobilisme, matérialisme, employeur », et tant d’autres hélas, soyez prêts à les traduire en bon français et à dégainer vos grossièretés.
Et surtout, surtout, Mesdames et Messieurs nos syndicalistes et dirigeants politiques, s’il vous plait, ne les reprenez pas à votre compte !
Messages
1. Surveillons notre langage : soyons grossiers !, 2 février 2011, 00:33
Il n’y a pas une virgule de ce texte à laquelle je n’adhère pas.
Merci beaucoup !
2. Surveillons notre langage : soyons grossiers !, 2 février 2011, 01:22, par ALIFARKA
Eh bien dit donc
quel texte ! ! !
mais Attention entre la Grossièreté et l’Insulte ou la Diffamation
il n’y a qu’un pas et les Emmerdes arrivent vite..............
j’en ai fait l’expérience..........
Mais vous pouvez vivre dangereusement
ça vous regarde
je préfère la finesse d’un texte cinglant, mais dans un style humoristique genre Stéphane Guillon ou Didier Porte (EX France Inter).
ou un livre qui percute comme celui de Stéphane HESSEL (qu’on ne présente plus)
bien qu’il ne soit pas (officiellement peut être) de Gauche ou d’Extrême Gauche ?
Voilà, maintenant dite ce que vous voulez, pensez ce que vous avez envie.......
Mais, à mon Avis, bientôt avec les Hadopi et Loppsi 2 (ou 3 ou 4 à venir),
vous n’arriverez plus à l’écrire sur un Blog comme celui ci (ou sur un autre du même genre)..................
En tous cas, n’oubliez pas de Voter en 2012
ALIFARKA
3. Surveillons notre langage : soyons grossiers !, 2 février 2011, 07:43, par Don Diego de la Vega
Brillant article, et je voudrais saluer aussi l’excellent commentaire de LL...
Une remarque : cette novlangue, qui prétend-elle convaincre ? Qui en est dupe ? A part bien sûr tous ces esprits imprégnés des "valeurs" néo-cons parce qu’ils ne savent plus vivre hors la présence d’un écran de télé, qui n’écoutent que des radios commerciales, et dont les (in)existences de zombies de résument à consommer, acheter, souscrire de nouveaux crédits, jouer à fond le jeu même s’ils n’en retirent pas grand chose, vu qu’autour de ça, pour ces gens-là, s’étend un vide.
Mais à part cette masse de populations disons intégrées, soumises à leur environnement et à ses codes, aux comportements aussi prévisibles que celui d’un métronome, qui en fait d’humanité ne connaissent que ponctuels coïts, naissances, barbecues et deuils, je veux dire tous les autres qui ne sont pas ou plus dans le coup, qui gravitent dans les marges administrativement balisées, qui luttent contre le naufrage, qui se débattent... crois-tu qu’iuls attendent encore du discours ? Que les mots, quels qu’ils soient, aient à leurs oreilles d’autre valeur que celle de grognements ? Cette masse immense et floue des déclassés, exclus, réprouvés, mis en marge, maquisards, simplement pauvres, tristement survivants entre misère et pauvreté, et tout ce que tu veux qui n’aspire pas à devenir propriétaire de son logement et à acquérir la dernière Audi et à en fiche plein la vue aux copains de bureau avec leur super télé HD3D, crois-tu qu’ils offrent encore prise au langage et qu’ils fassent la différence entre le parler du militant et la langue de bois du politocard ?
Je dirais qu’il n’est plus temps d’accorder tant d’importance à la parole. La parole, elle a disqualifié le syndicalisme, comme tu le dis. La parole, elle a tellement tenu lieu d’activisme à la gauche que la gauche n’est plus aujourd’hui que ce qu’on en sait. La parole est prise désormais pour ce qu’elle est, du vent, du baratin, du blabla. Construite ou grossière, elle ne peut plus porter, d’ailleurs qui l’écoute ? Elle est un fond sonore et un alibi dans ce pays où la réunion est devenue un sport national, où on passe son temps à se réunir pour tout et pour rien, où les débats se succèdent sans que rien, jamais, n’évolue dans le bon sens.
La parole emmerde le monde qui a seulement envie de vivre mieux.