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Survivre à Bagdad

Publie le dimanche 30 octobre 2005 par Open-Publishing

de Patrice Claude (avec Ahmed Saleh)

"Attention ! Un 4 × 4 blanc, juste derrière vous. Quatre types à bord. Ils vont doubler. - ­ OK, bien reçu. Mohamed, tu ralentis, laisse passer."

Nous sommes dans la périphérie de Bagdad. Le chauffeur obéit. Ami ou ennemi ? Bref silence tendu dans l’habitacle. La radio de bord a cessé de crachoter. Sur le siège passager avant, les puissantes mains d’Adnan se crispent sur le fusil d’assaut posé en travers des genoux. L’arme est enclenchée sur la position automatique. Un frôlement sur la détente, elle crachera une longue salve.

Devant, à 10 mètres, trois pistoléros amis ouvrent la voie dans un véhicule banalisé, préviennent des embouteillages, repèrent les check-points volants, conseillent un autre itinéraire. Derrière, à 15 mètres, une autre voiture alliée couvre nos arrières.

A Bagdad, aujourd’hui, plus personne ne fait confiance à personne. La méfiance est à la mesure de l’insécurité : générale. Dans les embouteillages, vite titanesques lorsque la police irakienne décide soudainement de bloquer une avenue ou un pont pour effectuer des contrôles surprise, chacun observe attentivement chacun. Les quatre types devant, dans le 4 × 4, sont-ils flics, bandits, kidnappeurs ou membres de la guérilla ? Le jeune barbu tout seul dans sa vieille guimbarde amochée, sur notre flanc gauche : innocent étudiant ou kamikaze fanatisé qui va, dans une seconde, actionner sa charge explosive et perpétrer un carnage ?

Rester en vie dans le chaos croissant qui s’installe à Bagdad est devenu l’obsession. Il n’y a pas de solution miracle. Pour passer au travers des mitraillades quotidiennes, de jour comme de nuit, éviter les rançonnements, les enlèvements, les assassinats politiques ou crapuleux, sans parler des tirs de roquettes et des attentats à la voiture piégée qui se poursuivent au jour le jour, chacun espère avoir sa panacée. Six millions d’habitants, presque autant d’idées. Aucune n’est absolument sûre.

Depuis qu’une roquette rebelle s’est abattue la semaine dernière sur l’école de son quartier (4 enfants tués, 6 gravement blessés), Leila n’envoie plus ses deux fils en classe. "Au début de l’occupation, je travaillais pour les Américains, comme secrétaire. Un polycopié signé d’une ’brigade de la résistance’ a été glissé sous ma porte en octobre 2004. Il comportait 39 noms, le mien était surligné de bleu. ’Dernière chance pour sauver votre vie’, disait le texte. ’Cessez immédiatement de collaborer avec les croisés.’ Depuis, je ne mets plus le nez dehors. Mon mari fait les courses. Cinq minutes de retard et je suis morte d’inquiétude. Bien sûr, je ne suis jamais retournée à mon bureau dans la ’zone verte’."

Abou Abdallah, lui, a fait l’inverse. Chargé naguère de distribuer le courrier dans les bureaux de la présidence Saddam Hussein, il fait aujourd’hui le taxi à l’intérieur même de la forteresse "verte". Six kilomètres carrés au départ, près du double à présent : la "zone internationale", son nom officiel désormais, est protégée par une double rangée de hauts murs anti-explosion qui courent sur plusieurs dizaines de kilomètres au cœur de la cité. Il y a des miradors et des projecteurs partout, d’énormes frises de barbelés et des milliers de soldats irakiens nerveux et surarmés tout au long. Les forces américaines qui sont à l’intérieur, avec chars d’assaut, blindés, hélicoptères de combat et tout l’attirail pour tenir un siège, ne sont pratiquement plus visibles dans les rues de la capitale.

"Ils ont peur de sortir maintenant, ricane Abou Abdallah. Ce sont nos soldats qui doivent les protéger. Bizarre, non ?" Le gros homme moustachu, 46 ans et six enfants, a eu de la chance. Des milliers d’anciens résidents de la zone ont été expulsés par les forces américaines dès après l’invasion, en mai 2003. Depuis, d’autres vagues d’expulsions des logements HLM et des pavillons jadis réservés aux fonctionnaires de la présidence ont suivi. Abou Abdallah et quelques milliers d’autres civils ont pu rester. Ils sont au service du nouveau pouvoir, balayent les bureaux, tapent le courrier, cuisinent et s’occupent des maisons occupées par les contractors, les entrepreneurs, essentiellement américains ou britanniques, qui ont obtenu des contrats de protection ou de reconstruction. Blottie dans une boucle du grand fleuve qui traverse la capitale, la "zone verte" a été ainsi baptisée par les soldats américains en opposition à la "zone rouge", où l’on saigne et qui concerne tout le reste du pays. Elle compte tous les bâtiments officiels encore debout ­ palais présidentiel, centre de conventions, monument au soldat inconnu, ministères, ambassades amies, etc. Le nombre de résidents, irakiens et étrangers, autorisés à vivre là est confidentiel.

Abou Abdallah connaît sur le bout du doigt les quarante et quelque rues et avenues interdites à toute personne démunie de permis ad hoc. Il connaît les "zones sensibles" qui, "en tant qu’Irakien", lui sont défendues, à l’intérieur de la zone. " Mais ça paye bien ici. Et puis on a de l’électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre." Contre deux ou trois heures seulement en "zone rouge". Depuis juin 2004, Abou Abdallah n’a pas mis un pied hors de la zone protégée. "Trop dangereux dehors, dit-il. Et puis, si l’on sort, il faut revenir. Et là, n’importe quel soldat géorgien, salvadorien ou népalais peut, sur un mouvement d’humeur, confisquer votre pass et vous interdire de rentrer. J’ai pas mal d’amis à qui c’est arrivé."

Bien sûr, chaque jour ou presque, la "zone verte" est la cible de roquettes tirées depuis l’autre rive urbaine du Tigre. "Mais c’est quand même plus sûr ici." Seul problème, les enfants ne vont plus à l’école du quartier. "Elle a été squattérisée par des familles et, de toute façon, il n’y avait plus d’instituteurs assez fous pour faire quotidiennement l’aller-retour."

Jawad Al-Roumi vit à l’extérieur, à moins de 1 kilomètre de la zone. Propriétaire du restaurant Ibn Zambour, sur l’avenue As-Shawa, ce petit homme de 37 ans a décidé fin 2004 de ne plus quitter sa cuisine. D’y manger et d’y dormir, sauf les vendredis et samedis, pour voir les enfants. "J’en avais assez des check-points, des vrais comme des faux, des explosions incessantes, des heures d’attente aux stations-service pour faire le plein. Pour parcourir les 6 km, à vol d’oiseau, entre ma maison d’Al-Daura et mon travail, je mettais parfois plus de trois heures." En réduisant le plus possible ses déplacements, Jawad croyait avoir trouvé une certaine sécurité. Jusqu’au 19 juin dernier.

Ce jour-là, vers 13 heures, "un jeune type" se présente devant la vitrine d’Ibn Zambour. Il regarde brièvement à l’intérieur, constate que la salle est pleine de policiers en uniforme. "On m’a dit qu’il avait jeté un regard vers le ciel. Et puis il a poussé la porte d’entrée, s’est avancé d’un seul pas, et boum ! Il a explosé." Vingt-trois morts, 31 blessés.

Teint mat et maigres épaules, Jawad a eu de la chance, il était à l’arrière. Depuis, il a reconstruit. "Il y a beaucoup plus de sécurité qu’avant dans le quartier. Inch Allah, ça ne recommencera pas."

Dhiâ et Salman, chez qui nous avons rencontré ce miraculé, pratiquent un métier devenu encore plus dangereux dans l’Irak d’aujourd’hui. Leur commerce s’appelle Al-Anikh (L’Elégance). Les deux compères sont barbiers, coiffeurs. Et les islamistes intégristes qui pullulent dans tout le pays détestent ceux qui "perdent le temps sacré qu’Allah leur a donné" pour se pomponner. Après les marchands d’alcools ­ presque tous chrétiens, qui ont, sans exception, tiré le rideau après la mise à sac, l’incendie ou l’explosion de leurs établissements, ce sont plusieurs dizaines de coiffeurs qui ont été assassinés rien qu’à Bagdad.

Installés sur la même avenue As-Shawa que le restaurant de Jawad, Dhiâ et Salman poursuivent néanmoins leurs activités. "Que peut-on faire ? On a des familles, des enfants à nourrir, il faut bien gagner sa vie non ?"

Personnage controversé s’il en est, Mishaan Al-Jobouri est l’un des 17 élus sunnites de l’Assemblée nationale (275 députés). Jusqu’à son départ en exil, en 1989, il était associé en affaires avec le fils préféré de Saddam Hussein, Oudaï, de sinistre mémoire. Millionnaire en dollars, Mishaan est un homme volubile, un rien hâbleur, qui ne prend aucun risque avec sa sécurité. Le député "qui murmure à l’oreille de la résistance", comme le décrivait joliment l’AFP après que l’intéressé s’était vanté de ses "contacts dans la guérilla nationaliste", ne se déplace qu’en convoi motorisé : trois ou quatre limousines identiques avec vitres fumées ­ "Je ne suis jamais dans la même", sourit-il. Un traitement "présidentiel" que les rares membres du gouvernement qui osent encore s’aventurer hors les murs de la "zone verte" peuvent encore s’offrir.

Ce jour-là, une tempête de sable ocre venu du grand désert arabique soufflait sur Bagdad. On n’y voyait goutte, les embouteillages s’accumulaient sur les ponts du Tigre. Mishaan Al-Jobouri a envoyé Jalal nous prendre à l’hôtel. Ancien tireur d’élite dans les Gardes républicains de l’ancien régime, Jalal, Dieu sait pourquoi, porte un chapeau de brousse militaire et une tenue de camouflage. Il possède un permis de port d’arme en règle, comme ceux que délivrent les Américains à tous les pistoléros qui protègent les personnalités assez riches pour s’offrir leurs services (entre 10 000 et 50 000 dollars par mois selon les sociétés).

Pleins feux, pleins gaz, zigzags et queues de poisson ; dans la ville embouteillée, Jalal et ses cinq lieutenants vont parvenir à nous convoyer jusqu’à leur patron, de l’autre côté de la ville, à la vitesse de l’éclair. Sur la place Al-Fatah, devant l’ancien Théâtre national, un brave flic, chemise blanche et casquette bleue, tente de mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm sur roues. Assis près du chauffeur dans la limousine noire qui nous convoie, Jalal agite son fusil d’assaut, ôte son chapeau de brousse et l’agite. En vain, le flic ne le voit pas. La solution va venir du 4 × 4 immaculé qui nous accompagne. L’un des gardes baisse sa vitre, sort son kalachnikov et lâche une rafale en l’air. Il est 16 heures, tout le monde se gare, le flic se range, on passe en force. "A Bagdad, aujourd’hui, c’est le plus fort, le mieux armé qui fait la loi", ricane Jalal.

Dans les dernières heures de l’ancien régime, en avril 2003, des camionnettes japonaises bourrées d’hommes en armes sillonnaient la ville à tombeau ouvert dans les mêmes conditions. La tête enroulée dans des keffiehs à damiers, un peu à la manière des combattants palestiniens des années 1970, les "fedayins de Saddam" sentaient la poudre et avaient tous les droits.

Aujourd’hui, les camionnettes japonaises sont de retour. Elles foncent en tous sens dans Bagdad, font hurler les sirènes, lâchent des rafales pour un oui ou un non. A l’arrière, dans les bennes, il y a toujours une mitrailleuse lourde et des hommes en armes. La nuit, toujours noire comme l’encre dans une ville sans électricité, les camionnettes se planquent au coin des rues, attendent le "client". On les appelle les "forces spéciales".

Qui ne s’est pas fait braquer au moins une fois par l’un de ces types n’a pas traversé Bagdad. Ils sont partout, mettent en joue quiconque leur paraît suspect. Comme les fedayins, ils vont masqués, mais avec des cagoules noires, façon GIGN. Parce que nul ne sait très bien à qui ils obéissent ­ police, armée ou milices ­, les civils les craignent comme la peste. "Certains de ces types travaillent sûrement pour la résistance" , confie Raad, un ancien des services secrets intérieurs de l’ancien régime. Dans le salon de L’Elégance, Ali, un client chiite venu de Sadr City, un faubourg misérable de la capitale, était du même avis. "La police comme l’armée sont complètement infiltrées par la guérill a."

Dehors, sur l’avenue, un concert de sirènes caractéristique a figé la circulation. Trois Humvees, ces énormes véhicules blindés de l’US Army, foncent vers leur base sécurisée dans la "zone verte". Le dernier porte la pancarte habituelle, en lettres rouge sang, en anglais et en arabe : "Attention, n’approchez pas, ne doublez pas. Autorisation de tirer pour tuer." Transportent-ils un VIP de passage, un haut gradé ? Mystère.

A Washington, la secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice, vient d’affirmer devant le Sénat que "la sécurité, y compris sur la dangereuse route entre Bagdad et son aéroport", se serait "nettement améliorée". Trente mois après l’invasion, cet avis n’est partagé par personne en Irak. Pour survivre à Bagdad, mieux vaut compter sur sa bonne étoile.

Patrice Claude (avec Ahmed Saleh), Le Monde du 28 octobre 2005

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=2601