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Un balilla(1) sans mousquet

Publie le mercredi 17 mars 2004 par Open-Publishing



Accueillie par le Musée de Rome à Transtevere et préparée par Giovanna Alatri
en collaboration avec la faculté des Sciences de la formation, l’exposition "Au
pas de marche. L’enfance à Rome entre les deux guerres".
Jusqu’au 25 avril


De Francesca Lazzarato

C’est en 1918 qu’ Ettore Marchiafava, médecin illustre expert de malariologie
et adjoint chargé de l’Hygiène dans la capitale, transforma un couvent du XVIIème
siècle de piazza Sant’Egidio, aux pieds du Janicule, en un sanatorium antipaludique
pour les enfants, aux frais d’une administration communale qui essayait d’endiguer
la diffusion de l’infection parmi les paysans et les "guitti" (les journaliers
nomades de la campagne romaine), dont les conditions de vie étaient devenues
encore plus difficiles dans les années de guerre. Aujourd’hui cet édifice est
connu comme Musée de Rome en Transtevere et, précisément sur la base de ce passé qui
est le sien, il semble vraiment l’endroit idéal pour une exposition telle que "Au
pas de marche. L’enfance à Rome entre les deux guerres", préparée par Giovanna
Alatri en collaboration avec la Faculté des Sciences de la Formation de l’Université de
Rome Trois, qui dans un certain sens a ramené les enfants du vieux sanatorium
dans le cloître et dans le jardin où il jouaient jadis. En effet, parmi les sections
de l’exposition (qui fermera le 25 avril) il y en a une consacrée aux écoles
en plein air et à l’assistance hygiéno-sanitaire destinée à l’enfance romaine :
les voilà alors, les petits hôtes de la colonie Marchiafava, photographiés en
tablier et col blanc tandis qu’il font la ronde sous les yeux des bonnes sœurs,
les plus petits au centre, les plus grands à l’extérieur.

Certes, il n’est pas difficile de les imaginer autour de la fontaine qui servait
de vivier pour les gambusies, les petits poissons qui dévorent les larves de
moustiques, ou étendus sur le lit de l’infirmerie pour une visite de contrôle,
ou assis aux tables du réfectoire, couvertes d’énormes écuelles blanches et de
verres en étain : car l’exposition, qui utilise les précieux matériaux collectés à travers
les années au Musée Historique de la Didactique dirigé aujourd’hui par Carmela
Covato, outre un riche matériel iconographique (affiches, photos, pancartes)
et des films de l’Institut Luce, montre d’innombrables objets (jouets, livres,
journaux, cahiers, ustensiles, meubles) et reconstruit des pièces entières dans
le but de proposer à la mémoire des plus âgés et à la curiosité des plus jeunes
un tableau ample et crédible de la vie enfantine à Rome, pendant les vingt ans
entre les deux guerres mondiales.

C’est un parcours, celui de l’exposition, divisé en douze pas, dont chacun illustre
un aspect du processus pédagogique (la construction scolaire, l’école, les colonies
d’été, les activités récréatives et sportives, les organisations juvéniles),
de la vie quotidienne (la maison, le rapport avec la mère, la chambre des enfants)
et de l’importance du projet consacré à l’enfance par le fascisme, décidé à élever
de futurs citoyens obéissants au régime et conscients de leur collocation sociale
et de "genre" à l’intérieur d’un univers qui s’auto-célébrait et s’auto-confirmait
chaque jour, à travers une propagande capable d’utiliser savamment les nouveaux
médias. En fait, cinéma et radio étaient considérés comme des instruments fondamentaux
pour inculquer les valeurs fascistes et, plus tard, soutenir et justifier les
lois raciales, auxquelles l’exposition consacre un espace occupé par les couvertures
terrifiantes de "La défense de la race" et par les photos des enfants juifs chassés
des écoles publiques.

Mais le vaste équipement nécessaire à fonder et à faire fonctionner une véritable
fabrique du consensus ne comprenait pas seulement le cinéma et la radio : les
livres aussi, qu’ils fussent des "lectures amusantes" ou des livres scolaires,
les illustrés, le théâtre, la musique, l’illustration offraient une contribution
importante à la construction de l’enfance fasciste, gouvernée d’un côté par la
solide autorité patriarcale de la famille et de l’autre par des institutions éducatives
qui contrôlaient et organisaient chaque instant du temps vécu hors de la maison,
dans des communautés pédagogiques dont les demandes apparaissaient aussi précises
qu’incontournables.

Des matériaux exposés sort le portrait d’une enfance qui connaissait pour la
première fois une attention aussi capillaire et une insistance aussi décidée
en ce qui concerne le soin et la vigueur du corps, et qui était au centre de
stratégies destinées à la transformer en un âge guerrier et belliciste, ébloui
par la musique militaire du "livre et mousquet" et par les mythes impérialistes,
entraîné plus que tout autre dans les rites du régime et poussé sans cesse à l’obéissance
et au sacrifice, qui devenaient presque une religion dans le cas des petites
filles, auxquelles on rappelait à tout moment leur rôle de futures mères, prêtes à donner
des enfants à la patrie et à gouverner le microcosme domestique. Et malgré tout,
les traces silencieuses parsemées par les enfants si nombreux de l’époque refont
surface à travers des photos, des jouets, des figurines, des cahiers couverts
d’écritures incertaines et semblent nous dire que derrière cette enfance "officielle" il
y en avait beaucoup, beaucoup d’autres. Non seulement parce que l’emprise du
régime, pour forte qu’elle était, ne pouvait en aucun cas suffoquer la plus petite
poussée divergente, anéantir toute singularité, effacer la quotidienneté individuelle,
mais aussi parce que aucun "matériel" n’était plus capable d’échapper et potentiellement éversif
que ces enfants qu’on avait la prétention de forger et de modeler.

Le décalage entre les mille enfances en chair et en os et les images d’enfance
dessinées par le régime et par ses institutions éducatives et d’assistance est
témoignée tout le temps par des visages et des mémoires et se repropose aussi à travers
certains produits culturels destinés aux enfants : pensons, par exemple, au théâtre
et à la grande saison que l’illustration et l’art du livre pour l’enfance vécurent
justement ces années-là, illuminant même les tristes pages de l’unique livre
de classe, auxquelles les images splendides de Cambellotti, de Pompei, de Testi,
de Bernardini, d’Anichini, de Rubino donnaient une dimension esthétique prodigieuse.
Une illustration qui, si elle célébrait d’un côté le régime en montrant des images
hagiographiques de petits Balilla et de petites Italiennes, offrait de l’autre
d’innombrables fêlures, des trous et des fissures par lesquels une enfance prête à saisir
toute opportunité de fuite pouvait joindre de suggestifs et incontrôlables "ailleurs".

Et c’est précisément à ces fuites, aux perceptions et aux interprétations enfantines
d’un monde si autoréférentiel et idéologisé, à tous les possibles émaillages
existants en tout cas dans un réseau de relations éducatives si strictement codées,
que nous fait penser une exposition comme celle-ci, qui n’a pas seulement le
sens d’une enquête et d’une réflexion indispensable sur le passé, mais qui amène
aussi à des comparaisons salutaires avec l’actualité, habitée par des images
d’enfance sûrement différentes, maisplus inquiétantes même, par moments, qu’a
l’époque.

"Il Manifesto"
Traduit de l’italien par Karl et Rosa

(1) nom donné aux enfants embrigadés par le fascisme.

17.03.2004
Collectif Bellaciao