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Une jurisprudence s’élabore, rendant les détenus moins démunis face à l’administration.
Publie le mardi 26 octobre 2004 par Open-PublishingLe droit fait son trou en prison
Une jurisprudence s’élabore, rendant les détenus moins démunis face à l’administration.
Par Michel HENRY et Eric MOINE et Dominique SIMONNOT
Un huissier pour constater qu’il gèle au cachot, un architecte pour mesurer l’exiguïté des cellules, l’Etat condamné après le suicide d’un détenu ou attaqué en raison de la surpopulation carcérale. Ou encore condamné pour de longs isolements prononcés sous des prétextes fallacieux. Petit à petit, le droit entre en prison. Avec les avocats au prétoire ce tribunal interne à la prison où se décident les punitions, dont l’envoi au mitard , résultat d’une loi d’avril 2000 sur les droits « des citoyens dans leurs relations avec les administrations ». S’élabore également, et surtout devant la justice administrative et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une jusrisprudence du droit des détenus. « L’évolution date de 1995, quand le Conseil d’Etat a jugé que les décisions internes à la prison étaient susceptibles de recours, alors qu’auparavant elles ne l’étaient pas. Depuis la loi de 2000, la tendance est à de plus en plus de demandes. Et l’administration, même si elle traîne les pieds dans certains cas, commence à jouer le jeu », analyse Frédéric Rolin, professeur de droit public.
A l’Observatoire international des prisons, Hughes de Suremain voit aussi « une dynamique se créer même si on traîne un gros passif de lourdeurs , un droit se construire. Il se nourrit de lui-même au fur et à mesure des décisions qui entraînent, à leur tour, de plus en plus de recours. Les chefs d’établissement vont réaliser qu’une non-réponse, une mauvaise appréciation de leur part, peuvent aboutir à une mise en cause du fonctionnement de leur service ».
Suicides « indemnisés »
Educateur poursuivi dans une affaire de délinquance sexuelle, Jean-Yves E., 40 ans, entre en prison aux Baumettes (Marseille), le 3 octobre 1996. Il se pend douze jours plus tard. Six ans après, l’Etat est condamné pour « faute lourde » : « Le juge d’instruction avait pourtant signalé » un risque de suicide et « préconisé son placement pour observation en service médico-psychiatrique », note le tribunal administratif de Marseille, le 29 janvier 2002. Or l’administration pénitentiaire l’avait laissé en cellule avec « ceintures et lanières au moyen desquelles il s’est pendu ». Le matin du suicide, le détenu est resté seul pendant plus de trois heures. Pour cette « absence de mesure particulière de surveillance », l’Etat a été condamné à verser à sa veuve et ses trois enfants 178 675 euros. Le ministère de la Justice a fait appel. Devant la cour administrative d’appel, le 11 octobre, le commissaire du gouvernement a estimé qu’il y avait « une succession de fautes imputables aux services pénitentiaires », selon l’avocat de la veuve, Me Michel Rousset. Le magistrat a suggéré d’augmenter le montant du dédommagement. Décision en délibéré.
Fautes aussi, et « imputables au service pénitentiaire », a décidé le tribunal administratif de Rouen le 15 octobre, pour le suicide, en mars 2000, de Thierry Sbaïz, mort au mitard du centre de détention de Val-de-Reuil (Eure). Violé à plusieurs reprises en prison, souffrant de graves troubles psychiatriques, il purgeait seize ans de réclusion pour viol et tentative de meurtre sur un mineur. Placé au quartier disciplinaire, il a mis le feu à sa literie. « Il a été laissé seul dans une cellule du quartier disciplinaire avec six boîtes d’allumettes », dénonce le tribunal, alors que le détenu était connu pour être « dépressif, suicidaire et incendiaire », comme l’avait plaidé son avocat Me Etienne Noël. L’Etat devra verser 4 800 euros à sa mère.
Mitard gelé
La plainte contre le directeur du centre de détention de Riom (Puy-de-Dôme) était restée lettre morte. François Korber, 52 ans, l’avait rédigée du fond du mitard, en janvier dernier. Il y a purgé ses trente jours malgré son otite interne. Le « frigo » n’avait jamais si bien porté son nom, témoigne-t-il : « Il gelait dans le cachot, la température extérieure allant de -7° à +5°. Avec des rafales de vent d’autant plus meurtrières que le mitard se trouve au quatrième et dernier étage d’une prison qui elle-même domine une colline. » Son avocat, Jean-François Canis, s’était indigné : « J’ai dû insister pour qu’on lui donne une troisième couverture. » Le 1er mars, l’avocat obtenait du tribunal administratif de Clermont-Ferrand la désignation d’un huissier avec mission de constater, photos à l’appui, l’état du mitard « en ce qui concerne la présence ou non d’équipements de chauffage et les conditions d’étanchéité à l’air de la fenêtre ». Trois jours plus tard, l’huissier établit que la cellule ressemble à un congélateur. Le mitard est censé être chauffé par de l’air pulsé : « La bouche grillagée de 7 cm sur 27 cm est obstruée en partie par de la peinture. N’étant pas muni d’un thermomètre, je qualifie la température de température ambiante. » Constat en écho de François Korber : « Autrement dit, ça ne sert à rien quand il gèle dehors et que la fenêtre est jointée au papier journal. » Le ministre de la Justice a perdu devant le Conseil d’Etat, qui a estimé : « La mesure sollicitée présentait un caractère d’utilité et d’urgence. » François Korber veut maintenant faire condamner la France devant la Cour européenne des droits de l’homme pour « traitement inhumain et dégradant ».
Cellules surpeuplées
A Nantes, l’expert-architecte a été choqué de voir six personnes dans 15 m2, des lits doubles superposés remplacés par des triples, et un matelas par terre : « Révoltant, indigne », « nous n’avons pas connaissance dans nos sociétés d’espace vital aussi réduit » avec un « air insuffisant et un confinement malsain ». A la demande de Me Benoît Rousseau, au nom de plusieurs détenus, l’expert avait été désigné en juillet par le tribunal administratif de Nantes et a rendu son rapport en septembre. La chancellerie a immédiatement pointé un rapport empreint de partialité. « Même si on peut bien le comprendre, il a trop parlé avec son coeur », reconnaît Me Benoît Rousseau. Un nouveau rapport est attendu incessamment. « Rien n’est aux normes, explique Benoît Rousseau, les mitards sont sans chauffage, n’ont que l’eau froide. En fait, techniquement, il faudrait tout détruire. » L’avocat envisage une demande d’indemnisation pour ses clients détenus, maltraités « en tant qu’usagers d’un service public ». Un rapport du même expert est attendu pour la prison de Rennes.
Courrier en retard
Pendant des mois, Ali D., détenu à Fleury-Mérogis, n’a reçu son courrier, dont celui de son avocat, que très en retard trois semaines à un mois et de manière épisodique. Me Etienne Noël a assigné l’Etat devant le tribunal administratif de Versailles. Le 10 septembre, l’Etat est condamné à payer 1 000 euros au détenu, en raison d’une « atteinte grave et manifestement illégale » au respect de la correspondance, une « liberté fondamentale » consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme. Le 5 octobre, cette fois c’est la France qui est condamnée par la CEDH à payer 500 euros à Eric B. Deux lettres qu’il avait reçues... de la CEDH avaient été ouvertes au greffe de la prison, puis tamponnées « ouvert par erreur ».
Isolement rompu
En juillet 2003, le Conseil d’Etat décide que le placement à l’isolement est susceptible de recours devant les tribunaux. Une décision importante, tant l’isolement mesure cruelle et nuisible pour la santé mentale est en fait utilisé sous des prétextes stéréotypés, du genre « dangerosité et risques d’évasion ». Quelques recours commencent à aboutir. Dont celui de Me Marie-Alix Canut-Bernard pour son client dont l’isolement depuis quatre ans a été suspendu, en août, par le tribunal administratif de Paris.