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Une nuit avec le peuple de l’ombre / PARIS BY NIGHT !

Publie le mardi 30 décembre 2008 par Open-Publishing

28.12.2008
Une nuit avec le peuple de l’ombre
Les équipes d’Emmaüs organisent quotidiennement des « maraudes ».

Nous avons participé à l’une de ces rondes de nuit dans l’autre Paris. Voici ci-dessous la version complète du reportage dont une version plus courte a paru le 28 novembre 2008 dans la "Tribune de Genève" et "24 Heures".

Les illuminations des grands magasins transforment le boulevard Haussmann en feux d’artifice permanent. Les Galeries Lafayette deviennent un château oriental tout scintillant qui change de forme et de couleurs à tout instant. Le Printemps, lui, sème sur sa façade des myriades d’étoiles et de galaxies. Une féerie qui annonce Noël et sa ruée vers les cadeaux (Photos Christine Zwingmann).

Puis, aussitôt les rideaux de fer baissés dans un bruit de guillotine, des ombres s’affairent dans les recoins de ces grands magasins. Empilant sur leur corps tout ce qui tient chaud, elles mettent à profit la moindre colonne qui les abrite du vent ou la plaque de fonte des chauffages urbains qui va les sauver du froid. C’est qu’à 23 heures, la température chute sous le zéro.
En quelques minutes, l’autre Paris, celui des san-abri, se tasse sous les affiches exhibant des mannequins habillés de fourrure et de nudité en bijoux. Et ce ne sont pas quelques clochards isolés comme dans le Paris pittoresque des temps révolus. Non, c’est tout un peuple de l’ombre qui, avec un courage ignoré, se bat pour vivre malgré tout.
Ce peuple, Véronique, 39 ans et Helio, 46 ans, le connaissent bien. Ils font partie des cinq travailleurs sociaux d’Emmaüs qui s’occupent de l’antenne qui couvre les IXe, Xe, et XIXe arrondissements. Pendant près de cinq heures, nous avons marché avec eux dans les rues. Emmaüs nomme ces rondes de nuit, « maraude ».

« On manque de place ! »

Le sourire aux lèvres, les oreilles rouges de froid et la tchatche toujours en éveil, Helio nous dresse le topo : « Le but de ces maraudes, c’est de faire du lien social avec les SDF. Nous ne leur apportons rien d’autres, ni café, ni soupe, ni nourriture, ni argent. De toute façon, les gens leur donnent souvent de quoi manger et d’autres organisations s’occupent de l’alimentation. Le fait que nous ne leur offrons rien de matériel, permet d’avoir avec eux des liens peut-être plus authentiques, plus sincères, plus durables. Nous leur servons de trait d’union avec les organismes sociaux et les établissements hospitaliers. Car, la plupart d’entre eux souffrent de maux divers. Et nous nous battons pour leur trouver un abri, s’ils le veulent. »
L’hébergement, c’est l’une des causes de l’agacement de Véronique et Helio : « A la télé, on ne cesse de dire que les SDF refusent de se rendre dans les refuges. C’est vrai dans quelques cas, compte tenu des conditions d’accès difficiles et des contraintes liées à la collectivité. Mais les médias se gardent bien de dire la vérité, nous manquons cruellement de places. Ce n’est pas par choix qu’on dort dans la rue ».

" Le jambon, c’est pour le chien. Pas pour le mendiant !"

Boulevard Haussmann, les sans-toit se sont maintenant installés dans leurs couvertures. Les alentours des Galerie Lafayette sont investis principalement par les Roumains qui, le jour, vont faire la manche. « En trois mois, ils gagnent ce qu’ils ne pourraient même pas espérer recevoir en trois ans de travail en Roumanie. Et de toute façon, là-bas, il n’y a plus du tout de boulot », explique Véronique. Pour eux, pas question d’être embarqués dans un abri souvent situé hors de Paris. Que feraient-ils perdus dans une cité de la Seine-Saint-Denis ? Comment feraient-ils pour gagner le centre de Paris et ce boulevard Haussmann qui leur offre de la lumière la nuit – gage de sécurité – et la foule des passants à qui demander une petite pièce ?
Reniflant près des sacs de couchage, attachés à une laisse, apparemment bien nourris et formés sur le même modèle, plusieurs petits chiens accompagnent les Roumains. Tiens, parmi eux, un chat revêtu d’un joli manteau qui fait l’objet des soins attentifs d’une mendiante ! « Qu’est-ce que vous croyez ? » explique Helio, eux aussi font leurs études de marché ! Ils ont remarqué qu’avec des animaux, les gens se montraient plus généreux. J’ai même vu une dame donner une tranche de jambon au chien d’un mendiant en interdisant à celui-ci de la prendre pour lui ! »

« En Roumanie, il n’y a rien, rien, rien ! »

La tournée continue. Sous une porte cochère rue des Mathurins, un couple de Roumains - Maria et Philippe l’unijambiste - est en train de manger une conserve de cassoulet. « Ce sont les gens d’un supermarché qui nous ont réchauffé ça dans leur micro-onde. Ils sont très très gentils » précise Maria qui souffre de maux de dents et cherche une douche gratuite. Véronique lui donne les adresses nécessaires. Helio va utiliser ses réseaux pour que le couple dispose d’une place dans un refuge. « Si seulement, nous pouvions rester en France. Pour balayer, faire du ménage. En Roumanie, on crève de faim. Il n’y a rien là-bas, rien, rien ! »
Rue Caumartin, un autre couple roumain plus âgé saute dans les bras de Véronique et Helio. La femme montre à Véronique les photos de ses petits-enfants. Elle est tellement fière du petit dernier !

La joue collée sur la plaque de fonte

Un peu plus loin, un homme dort, assommé par l’alcool, sur une plaque de fonte très chaude. Il se réveille, décline sa nationalité – polonaise – et explique avec une exquise politesse et dans un français chaotique que « tout va bien vraiment. Je n’ai besoin de rien. Et beaucoup merci de venir voir comme ça. » Il joint les mains vers nous dans un signe de prière. Et reprend ses rêves là où il les avait laissés avant notre arrivée.
En partant, Helio passe la main sur la plaque chauffée : « Elle est bien chaude. Mais ça va. J’ai toujours un peu peur avec ces plaques. Un jour, un Pakistanais s’est réveillé, la joue littéralement collée à la fonte ».

Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre, tant ils sont nombreux. Et parler de cette foule d’Afghans qui, place Colonel-Fabien, attend le bus qui les mènera au grand refuge de la « Boulangerie ». Mais il n’y aura pas de places pour tout le monde. Ceux qui ne se seront pas inscrits dès l’arrivée du bus devront passer la nuit dehors. Ils ont fui la guerre et son défilé de misère pour tenter de gagner la Grande-Bretagne. Le travail au noir y est encore moins contrôlé qu’ailleurs, paraît-il.

Brahim sous le pont d’ « Hôtel du Nord »

Que dire aussi de Brahim, le Guinéen ? Au bord du canal Saint-Martin, il tente de s’abriter sous l’un de ses ponts qui ont servi à mettre en scène le film de Marcel Carné « Hôtel du Nord », célèbre pour la réplique que le dialoguiste Henri Jeanson met sur les lèvres immortelles d’Arletty : « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »
L’atmosphère est plutôt glaciale mais Brahim ne sent plus le froid. Il a laissé une de se baskets au fond d’un des cartons qui lui sert de couverture. Il rit, délire gentiment et s’approche dangereusement du canal : « Eh arrête tu vas encore tomber à la flotte ! » lui crie Helio. Brahim sursaute, mais du bon côté, et s’éloigne de la berge « Il s’est retrouvé souvent au milieu du canal Saint-Martin, dans l’eau glacée », explique Véronique. « On le conduit régulièrement à l’Hôpital Saint-Louis avec qui nous travaillons souvent. Mais chaque fois, il retourne au bord du canal. Un jour, on l’a vu sous le point en traînant sa perfusion ! »
Helio explique à Brahim que la nuit prochaine, il trouvera une place pour lui dans un abri. Le Guinéen nous offre un large sourire avant de s’enfoncer dans ses cartons.

Parmi les dormeurs sans-toit, Brahim est un peu une exception. On n’y rencontre rarement des Africains. Explications de Véronique : « Tout d’abord, ils n’ont pas l’habitude du froid et ne peuvent pas rester à la rue l’hiver comme les Européens. Mais surtout, ils se montrent très solidaires entre eux. Pas question de laisser un frère dormir dehors. Et s’il faut se tasser pour faire une place à un nouveau venu, eh bien, on se tassera ! »

La misère à bac +8

Durant cette « maraude » nous n’avons pas rencontré beaucoup de Français. Trompeuse apparence : eux aussi sont touchés mais ils s’abritent dans d’autres quartiers. Helio les connaît bien : « Parmi eux, il y a plus d’universitaires que de prolos. L’ouvrier a l’habitude des claques de la vie. Mais le gars qui a bac +8, qui se retrouve sans travail et avec un divorce traumatisant sombre plus vite ».
Et les femmes ? « Elles sont en minorité dans la rue. Et se battent plus que les hommes pour s’en sortir. Mais celles qui subsistent dehors vivent des situations pires que celles des hommes », ajoute Véronique.

Vers le monde complexe des sans-logis, les médias s’avancent souvent avec des idées simplistes. Donner un toit sans préparer le SDF, c’est peine perdue, expliquent les deux maraudeurs d’Emmaüs : « Un gars qui se retrouve de but en blanc seul dans un appartement, sans ses copains, sans les voisins qui lui donnaient à manger, que voulez-vous, il pète les plombs ! »

L’espoir ? « Les maisons-relais qui, au cours d’un long travail social, habituent les SDF à quitter la rue. Mais il y en a trop peu. »

Jean-Noël Cuénod (tribune de geneve)