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Vous devez disparaître...

Publie le mardi 21 octobre 2003 par Open-Publishing

Bonsoir,

Ce n’est malheureusement guère étonnant de la part des médias ;
aujourd’hui sur les ondes d’Europe 1 ou RMC infos l’ambiance était aussi
aux massacres, entre les auditeurs, les délégués CFDT... Un bon fond
vichyssois qui fera cas d’école si jamais nous arrivons à foutre cette
société de merde en l’air… En attendant vous vous prenez (nous nous
prenons) une bonne "réaction" dans la gueule.

Je ne suis pas intermittent, je ne participe pas (directement) à votre
lutte et je n’ai pas les moyens d’effectuer un aller retour à la capitale
à chaque action. Comme me l’ont dit certains je n’ais donc qu’à fermer ma
gueule, le problème étant que je suis militant politique depuis 10 ans et
que je m’investis d’autres luttes - on ne peut pas se battre pour des
convergences puis refuser l’altérité.

La lutte des intermittents, du moins telle que la tourne la majorité des
personnes actuellement investies, a la pertinence d’à la fois se battre
pour un modèle d’indemnisations que certain-e-s réclament pour tous,
pensant à juste titre, à mon avis, qu’elle est une réponse à la
précarisation exponentielle de l’emploi, mais cette lutte touche aussi à
un domaine - la culture - qui touche à des culpabilités intimes de ces
mêmes spectateurs.

En investissant le plateau, en piratant cette émission débile (quelle
bonne idée ma foi) vous avez introduit une vraie réalité dans cette TV qui
porte, finalement, bien son nom car elle aussi elle est réelle vue
l’impact de la fantasmagorie qu’elle génère… Vous avez brisé cet
enchantement de bric et de broc ; rappelant une partie de la jeunesse
totalement aliénée par ces fantasmes de gloire et ces projections, dans
tous les sens du terme. D’où les remarques assassines - vous ne devez rien
valoir face à ces fantasmes car vous êtres, tristement, trop réels. Vous
avez dérangé la catharsis nécessaire d’une partie de la jeunesse en manque
de repère, dépossédée d’un monde qui ne peut leur offrir au mieux qu’un
trou pour vivre et consommer tranquille en attendant le festin des vers.

Idem pour les réactions des "journalistes" et des animateurs branchouilles
de canal + : votre lutte risque de briser l’illusion, la cordiale entente
entre les marchands de rêve frelatés, et donc votre lutte, votre existence
même qui garantit pourtant le bon fonctionnement de ces émissions du vide,
véritable trou noir des consciences et symptômes dépressifs d’une société
lovée en fœtus, par peur du méchant monde réel. Nul doute que dans les
prochains jours les attaques ou les dénis (qui sont une forme d’attaque)
vont s’accentuer car pour que l’illusion perdure VOUS DEVEZ DISPARAÎTRE.

Dans les usines dans lesquelles je me fais exploiter, par intermittence,
les autres ouvriers ne connaissent pas les fondements, les motivations,
des luttes des intermittents. Au mieux votre lutte apparaîtra strictement
catégorielle. Vous êtes loin d’eux, de leur quotidien, même sans le
désirer ou le vouloir, même si beaucoup d’intermittents travaillent comme
certains ouvriers précaires. La réalité matérielle de beaucoup
d’intermittents est pire que celle des ouvriers, au niveau salaire,
tensions etc. Changer souvent ou tout le temps d’employeur est générateur
de stress, de tensions. Travailler dans l’urgence également. Les
conditions de beaucoup de techniciens intermittents sont bien pires que
celles de certains ouvriers. Savez-vous par exemple que la plupart des
électriciens d’un groupe comme Danone gagnent de 1.500 à 2.000 euros net
par mois (salaire de débutant-e !) pour 32 heures de travail par semaine ?
Un ouvrier spécialisé à Kronenbourg, au bas de l’échelle niveau salaire
touche 1.500 euros net également pour maxi 35 heures par semaines. Sans
rentrer dans les détails, peu de caristes touchent désormais moins de
1.200 euros par mois, avec ou sans le BAC. Peu de personnes dans les
Travaux publics gagne moins de 1.300 euros par mois également pour des
horaires et des conditions de travail souvent moins pourries que l’on
croit (je parle bien des TP uniquement et pas du bâtiment ! Dans les TP on
ne travaille pas la nuit par exemple, et les journées sont souvent 8h-17
heures).

Bien sûr la condition d’ouvriers n’est pas la joie, et très loin de là.
Mais elle n’est sur le plan matériel souvent peu éloignée, ou devant,
celle des 50% d’intermittents touchant le SMIC ou moins. Pourtant une
partie des ouvriers ignorent votre lutte, voire vous méprise car pour eux
vous êtes dans un monde à part - celui qui touche à la culture. Des
ouvrier-e-s se cultivent, sortent, voyagent, et vont dans des musées. Mais
ce n’est pas une majorité et la plupart ont pour medium principal, comme
intermédiaire avec le reste du monde, uniquement la télévision. "Je me
fais chier à mon boulot, donc je compense en consommant ou en vivant à
crédit." La majeure partie des ouvriers ne souhaitent pas le monde que par
vos actions, écrits, existences, vous dessinez car il leur apparaît à eux
comme inaccessible. Un ouvrier n’a pas d’autre horizon que d’être ouvrier,
ou chômeur. Un ouvrier ne s’associe que très peu avec d’autres
non-ouvriers. Un ouvrier s’illusionne des reflets qu’on lui envoie : il
n’a pas à lire, à créer, à s’éduquer, à faire disjoncter son propre
quotidien car il est déjà dans sa propre finitude, il a déjà des cheveux
blancs et des rides même jeune…

Vous êtes loin de leur monde, très loin même. Vous êtes également le
cauchemar de cette jeunesse (qui n’est qu’une fraction de la jeunesse,
pour rappel) qui vous allume dans les forums du citoyennisme
star’académicien - on a les engagements que l’époque mérite, là c’est pour
ses stars favorites, d’affreux crétin-e-s opportunistes (Dutronc c’est
trop symbolique) qui ne vous fileront pas la pièce quand ils vous
croiseront dans le métro. La collusion avec le réel est trop insupportable
 ; une fois l’illusion brisée ne reste que la vérité du spectacle, celle
d’un acte dur et d’une maïeutique endogène qui ne flirte pas bon du tout
avec les pistons - bidouilles star académiciens. C’est un peu comme si
vous réveillez votre partenaire trop brusquement d’un rêve hypnotique, la
réaction est forcément brusque.

Vous n’êtes rien pour eux, vous représentez les avortons de l’échec du réel.

Vous n’êtes encore rien pour eux, mais vous pourriez le devenir. Puisque
la majorité des médias nient la portée politique de votre lutte une des
solutions réside, comme le soulignez Michel Ducros, dans l’information
encore et toujours de vos conditions de travail, de votre rôle dans la
"société du spectacle", dans la capacité à créer des fractures
culturelles. Le choc de ce type d’actions est réel et nul doute que des
jeunes ont une telle réaction par principe d’autodéfense, par honte au
fond de même de se faire bercer par ces cruelles illusions dont celle de
croire qu’on peut créer sans rompre avec son environnement.

Mais là où le fer se forge dans le feu, où les transmutations sociales et
interindividuelles s’opèrent dans les urgences politiques, ouvrir de
nouveaux horizons culturels et politiques, dont votre lutte représente
d’après moi un angle d’attaque très pertinent, ne peut se faire uniquement
dans ce rythme syncopé.

Jouer du levier de vitesse est nécessaire et à force de rester en 5ème
plus personne ne peut ou ne pense possible de rentrer dans le bus. Faire
marche arrière pour rattraper les retardataires. Stationner dans les
parkings bétonnés pour expliquer, convaincre, argumenter, choquer, jouer
et créer est nécessaire. Se projeter dans de multiples identités sociales,
capter les feedbacks politiques, se désintoxiquer de la société de
consommation, dont nous sommes tous plus ou moins les malades, demande un
temps qui n’est guère compatible avec les sprints militants et les
offensives continuent. Il faut mettre ces mêmes rythmes en tension avec la
respiration des autres situations, du reste de la population.

En plus du rythme des actions, des AG, des mobilisations nécessaires, je
pense que vous devriez vous aménager des espaces (un, deux jours par
semaine ?) pour convaincre et mêler vos révoltes à celles enfouies des
taiseux, qui ne demandent pourtant qu’à s’exprimer.

En attendant, pour assurer la paix des consciences, vous devez disparaître.

C.