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Pas de révolution sans régler la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme

par Ballast

Publie le mercredi 3 juin 2020 par Ballast - Open-Publishing

« Il ne peut y avoir de révolution tant que nous ne réglerons pas la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme."
[Angela Davis]

https://www.revue-ballast.fr/angela-davis-et-assa-traore-regards-croises/

Angela Davis et Assa Traoré : regards croisés

Nous avions organisé cette rencontre à l’occasion de notre septième numéro papier, paru début 2019. Hier, mardi 26 mai 2020, un homme répondant au nom de George Floyd, Afro-Américain de 46 ans, a été tué, étouffé, par un policier dans les rues de Minneapolis — sous le regard complice de son collègue et les protestations des passants. En mémoire de la victime, et tandis que la question des violences policières occupe actuellement le débat public français, nous publions ici la version écrite de l’échange entre les deux femmes : Angela Davis, âgée de 76 ans, est l’une des voix étasuniennes de l’antiracisme, du féminisme et de l’anticapitalisme ; Assa Traoré, 35 ans, milite collectivement pour que justice soit faite depuis la mort de son frère, Adama, tué par des gendarmes en 2016.

Angela, durant la Marche des femmes, organisée en janvier 2017 en réaction à l’investiture de Trump, vous avez appelé à « la résistance ». Assa en appelle, quant à elle, à « une révolution ». Vous avez connu l’espoir révolutionnaire des années 1970 : que serait une révolution du XXIe siècle ?

Angela Davis : Je ferais une distinction entre la définition que nous avions de la « révolution » dans les années 1960 et celle à laquelle nous sommes parvenus au XXIe siècle. Lorsque j’étais une jeune activiste, nous étions littéralement entourés de moments révolutionnaires : il y avait la révolution cubaine et tous les mouvements de libération africains. Nous pensions vraiment que nous prenions part à une révolution antiraciste qui allait renverser le capitalisme. À ce stade, nous n’avions pas encore bien saisi le facteur « genre ». Cette révolution n’a pas eu lieu, mais notre activisme a débouché sur de nombreuses évolutions. Aujourd’hui, je parlerais du besoin de révolutions au pluriel, en reconnaissant qu’une révolution n’est pas à circonscrire dans un moment unique. Il ne s’agit pas simplement de renverser l’État ni d’en finir avec le capitalisme — bien que je souhaite que nous parvenions à faire les deux ! Nous avons compris qu’il était aussi question de renverser un capitalisme qui est un capitalisme racial, et qu’il ne peut y avoir de révolution tant que nous ne réglerons pas la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme. Le genre est également apparu comme un élément central dans le cadre d’un changement social radical. Il n’y aura aucun changement tant que nous ne reconnaîtrons pas que la violence la plus répandue dans le monde est la violence genrée. Je pense que les objectifs d’une révolution sont beaucoup plus complexes qu’ils ne l’étaient dans nos conceptions d’alors. Cela inclut évidemment l’appareil répressif d’État — et je suis honorée de participer à cet échange aux côtés d’Assa Traoré. La lutte dans laquelle elle est engagée dénonce de façon claire la violence policière et le racisme structurel comme éléments à part entière de la société française, comme la violence policière et sa généalogie avec l’esclavagisme aux États-Unis d’Amérique.

Assa Traoré : Quand nous parlons de « révolution » dans le combat pour mon frère, nous faisons toujours référence à l’esclavagisme et au colonialisme. C’est important aujourd’hui que les gens prennent conscience que la France, ainsi que d’autres pays, ont tué tout un peuple : ce qu’on nous fait subir actuellement, on peut le comprendre en référence à ça. On parle de mai 1967, dont la France ne parle pas : en Guadeloupe, la population noire a été massacrée1. C’est une continuité. Des personnes se sont battues avant nous, sont mortes avant nous, sont parties en prison avant nous ; on ne peut laisser ce combat vain. Ce qu’on a aujourd’hui, on ne l’a pas eu gratuitement — on doit être dans cette continuité. La révolution, ça signifie renverser le système. Quand on a tué mon frère le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ils n’ont pas eu une liste de noms dans leur gendarmerie disant « On va aller tuer Adama Traoré », « Demain, on va aller violer Théo2 », « On va aller tuer Gaye Camara3 d’une balle dans la tête ». C’est le système. Toute la violence que ces gendarmes et ces policiers exercent dans nos quartiers, c’est sous couvert de ce système répressif, violent et raciste envers nos jeunes frères. On les déshumanise, on leur crache dessus, on les tutoie, on les tue. Mes grands-pères se sont battus pour cette France, ils ont fait la guerre de 1939–1945 pour qu’elle récupère sa liberté : la République a enlevé un de leurs petits-fils. Nous, on se lève pour dire qu’on ne veut plus de ça. Une jeunesse arrive derrière, des enfants vont grandir. La France va très mal ; nous sommes tous face à ce système très puissant et nous ne pourrons avancer, tous, qu’après l’avoir renversé. Prendre exemple sur des personnes comme Angela ne peut que nous donner que de la force.

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