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"Ce que parler veut dire" - Entretien de Didier Éribon avec Pierre Bourdieu

Publie le lundi 30 novembre 2009 par Open-Publishing
3 commentaires

A l’occasion de la publication de "Ce que parler
veut dire
",
in Libération, 19 octobre
1982, p. 28.
Dans Hyperbourdieu : « Dévoiler les ressorts du pouvoir. Le fétichisme
politique
. »

« Ce que parler veut dire » est aussi un livre de philosophie
politique.
On y trouve posées les questions du pouvoir, de l’autorité,
de la domination…

LIBÉRATION. – Ce qui m’a frappé dans votre livre
c’est qu’en fait, il est traversé d’un bout à l’autre
par la question du pouvoir et de la domination.


PIERRE BOURDIEU. – Le discours quel
qu’il soit, est le produit de la rencontre entre un habitus
linguistique
, c’est-à-dire une compétence inséparablement
technique et sociale (à la fois la capacité de parler et la capacité
de parler d’une certaine manière, socialement marquée) et
d’un marché, c’est-à-dire
le système de « règles » de formation des prix
qui vont contribuer à orienter par avance la production linguistique.
Cela vaut pour le bavardage avec des amis, pour le discours soutenu des occasions
officielles, ou pour l’écriture philosophique comme j’ai essayé
de le montrer à propos de Heidegger. Or,
tous ces rapports de communication sont aussi des
rapports de pouvoir (1)
et il y a toujours eu, sur le marché linguistique,
des monopoles, qu’il s’agisse de langues
secrètes en passant par les langues savantes.

LIBÉRATION. – Mais plus profondément, on a l’impression
que dans ce livre se dessine en filigrane une théorie
générale du pouvoir et même
du politique, par le biais notamment de la notion de « pouvoir
symbolique
 » ?

P.B. – Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire
reconnaître, d’obtenir la reconnaissance
 ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel
ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître
dans sa vérité de pouvoir
, de violence et d’arbitraire.
L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre
de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. Par
exemple, le noble, le latin le dit, est un nobilis , un homme « connu »,
« reconnu ». Cela dit, dès que l’on échappe
au physicalisme des rapports de force pour réintroduire les rapports
symboliques de connaissance, la logique des alternatives obligées fait
que l’on a toutes les chances de tomber dans la tradition de la philosophie
du sujet, de la conscience, et de penser ces actes de reconnaissance comme des
actes libres de soumission et de complicité.

Or sens et connaissance n’impliquent nullement conscience ; et il faut
chercher dans une direction tout à fait opposée, celle qu’indiquaient
le dernier Heidegger et Merleau-Ponty : les agents sociaux, et les dominés
eux-mêmes, sont unis au monde social (même le plus répugnant
et le plus révoltant) par un rapport de complicité
subie
qui fait que certains aspects de ce monde sont toujours au-delà
ou en-deça de la mise en question critique. C’est par l’intermédiaire
de cette relation obscure d’adhésion quasi-corporelle
que s’exercent les effets du pouvoir symbolique. La soumission
politique
est inscrite dans les postures, dans les plis du corps et les
automatismes du cerveau. Le vocabulaire de la domination
est plein de métaphores corporelles : faire des courbettes, se mettre
à plat ventre, se montrer souple, plier, etc. Et sexuelles aussi bien
sûr. Les mots ne disent si bien la gymnastique politique de la domination
ou de la soumission que parce qu’ils sont, avec le corps, le support des
montages profondément enfouis dans lesquels un ordre
social
s’inscrit durablement.

LIBÉRATION. – Vous considérez donc que le langage
devrait être au centre de toute analyse politique

 ?
P.B. – Là encore, il faut se garder des alternatives ordinaires.
Ou bien on parle du langage comme s’il n’avait d’autres fonction
que de communiquer ; ou bien on se met à chercher dans les mots, le principe
du pouvoir qui s’exerce, en certains cas,
à travers eux (je pense par exemple aux ordres
ou aux mots d’ordres). En fait les mots exercent un pouvoir
typiquement magique : ils
font croire, ils font agir
. Mais, comme dans le cas de la magie, il faut
se demander où réside le principe de cette action ; ou plus exactement
quelles sont les conditions sociales qui rendent
possible l’efficacité magique des mots. Le pouvoir des mots ne s’exerce
que sur ceux qui ont été disposés à les entendre
et à les écouter, bref à les croire. En béarnais,
obéir se dit crede, qui veut dire aussi croire. C’est toute la prime
éducation – au sens large - qui dépose
en chacun les ressorts que les mots (une bulle du pape, un mot d’ordre
du parti, un propos de psychanalyste, etc.) pourront, un jour ou l’autre,
déclencher. Le principe du pouvoir des mots
réside dans la complicité qui s’établit,
au travers des mots, entre un corps social incarné
dans un corps biologique, celui du porte-parole,
et des corps biologiques socialement façonnés à reconnaître
ses ordres, mais aussi ses exhortations, ses insinuations ou ses injonctions,
et qui sont les « sujets parlés
 », les fidèles, les croyants. C’est tout ce qu’évoque,
si on y songe, la notion d’esprit de corps
 : formule sociologiquement fascinante, et terrifiante.

LIBÉRATION. – Mais il y a pourtant bien des effets et une efficacité
propres du langage
 ?
P.B. – Il est en effet étonnant que ceux qui n’ont
cessé de parler de la langue et de la parole, ou même de la « 
force illocutionnaire » de la parole, n’aient jamais posé
la question du porte-parole. Si le travail politique
est, pour l’essentiel, un travail sur les mots, c’est que les mots
contribuent à faire le monde social. Il suffit de penser aux innombrables
circonlocutions, périphrases ou euphémismes
qui ont été inventés, tout au long de la guerre d’Algérie,
dans le souci d’éviter d’accorder la reconnaissance qui est
impliquée dans le fait d’appeler les choses par leur nom au lieu
de les dénier par l’euphémisme. En politique, rien n’est
plus réaliste que les querelles de mots.
(2)
Mettre
un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social
,
et par là, contribuer à le transformer. Parler de la classe ouvrière,
faire parler la classe ouvrière (en parlant pour elle), la représenter,
c’est faire exister autrement, pour lui même et pour les autres,
le groupe que les euphémismes de l’inconscient
ordinaire annulent symboliquement (les « humbles », les « 
gens simples », « l’homme de la rue »,
« le français moyen », ou chez certains sociologues
« les catégories modestes ». Le paradoxe du marxisme
est qu’il n’a pas englobé dans sa théorie des classes
l’effet de théorie qu’a produit la théorie marxiste
des classes, et qui a contribué à faire qu’il existe aujourd’hui
des classes.

S’agissant du monde social, la théorie néo-kantienne qui
confère au langage et, plus généralement,
aux représentations, une efficacité
proprement symbolique de construction de la réalité,
est parfaitement fondée. Les groupes (et en particulier les classes sociales)
sont toujours, pour une part, des artefacts : ils sont le produit de la logique
de la représentation qui permet à un individu biologique,
ou un petit nombre d’individus biologiques, secrétaire général
ou comité central, pape ou évêques, etc., de parler au nom
de tout le groupe, de faire parler et marcher le groupe « comme
un seul homme
 », de faire croire - et d’abord au groupe qu’ils
représentent - que le groupe existe. Groupe fait homme, le
porte-parole
incarne une personne fictive, cette sorte de corps
mystique qu’est un groupe ; il arrache les membres du groupe à l’état
de simple agrégat d’individus séparés, leur permettant
d’agir et de parler d’une seule voix à travers lui. En contrepartie,
il reçoit le droit d’agir et de parler au nom du groupe, de se prendre
pour le groupe qu’il incarne (la France, le peuple…) de s’identifier
à la fonction à laquelle il se donne corps et âme, donnant
ainsi un corps biologique à un corps constitué. La logique de
la politique est celle de la magie ou si l’on préfère, du
fétichisme.

LIBÉRATION. – Vous considérez votre travail comme mise
en question
radicale de la politique

 ?
P.B. – La sociologie s’apparente à la
comédie, qui dévoile les ressorts de l’autorité
.
Par le déguisement (Toinette médecin), la parodie (le latin foireux
de Diafoirus) ou la charge, Molière démasque la machinerie cachée
qui permet de produire des effets symboliques d’imposition
ou d’intimidation, les trucs et les truquages qui font les puissants et
les importants de tous les temps, l’hermine, la toge, les bonnets carrés,
le latin, les titres scolaires, tout ce que Pascal le premier à analysé.

Après tout, qu’est-ce qu’un pape, un président ou un
secrétaire général, sinon quelqu’un qui se prend pour
un pape ou un secrétaire général ou plus exactement pour
l’Église, l’État, le Parti, ou la nation. Seule chose
 : ce qui le sépare du personnage de comédie ou du mégalomane,
c’est qu’on le prend généralement au
sérieux
et qu’on lui reconnaît ainsi le droit à
cette sorte « d’imposture légitime
 » comme dit Austin. Croyez-moi, le monde vu comme ça, c’est-à-dire
comme il est, est assez comique. Mais on a souvent dit que le comique côtoie
le tragique.. Et on reviendrait à Pascal joué par Molière
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(*)
Sur la parole des économistes, la légitimation
du
néolibéralisme
par l’économisme
et les dogmes de la doctrine économique, voir l’entretien Bourdieu (« Les
Structures sociales de l’économie
 »), Lebaron (« La
Croyance économique. Les économistes entre science et politique
 »),
Éribon : "Et si on repensait l’économie
 ?
", mai 2000.

Sur la manipulation des professionnels de la parole (les "médiatiques")
à la télévision, voir l’interview du Monde :"Analyse
d’un passage à l’antenne
".
Voir aussi : "Sur
la violance symbolique
", par Igor Reitzman (1) § "Le triomphe
de l’euphémisme
"
(1) Pour
la dictature des jargons dominants, territoires
linguistiques comme espace de pouvoir, voir le chap. Conférences de
Consensus
in "Fiches d’expériences
participatives
".


(2) NdR
 : Exemples pour "délibéraliser"
les esprits de la pensée unique :

Discours dominant
Traduction
Discours dominant
Traduction

travail clandestin emploi illégal / travail dissimulé
clandestindemandeur d’asile / réfugié économique / sans-papier
régulation, suivi, flexibilité,
mobilité sociale
censure, contrôle, flicage, sanction, précarisation reconduite ; accord « de réadmission  » expulsion/ bannissement
accord d’expulsion
Demandeur d’emploi Offreur de services Offre d’emploiDemande de personnel
Restructurer, Plan social, Ressources Humaines, dégraissage,délocalisation Licencier, Gestion des licenciements,
mise au chômage
Feignant, assisté ;

augmentation

Ayant droit ; Privé d’emploi ;
rattrapage sur l’augmentation du coût de la vie

implantation, riposte israélienne ;

transfert

colonisation, durcissement de l’occupation militaire  ;
déportation/expulsion
libéral ; libéraliser / moderniser parasite vivant du travail d’autrui ; démanteler les services publics et détaxer les + riches en amputant le budget social & culturel.
chevènementiste centralisateur / jacobin attardé socio-démocrate socio-libéral
emploi aidé emploi précaire (préludant à la privatisation des Services publics ou aide au patronat) faire jouer la concurrence remplacer un monopole d’Etat par un oligopole privé / 1 cartel multinational incontrôlable.
Emplois atypiquesboulots de m... payés des miettes Ouverture du capital ; stock-option privatisation, concentration ;
privilège/rente, parachute doré
Fraude (transports)Accès libre / Droit aux transports, à la mobilité / Liberté de circulation ZRU Zone permettant de détaxer certains riches avec l’alibi de procurer du travail à une partie de ceux que d’autres riches ont licenciés.
client, électeur, militant de parti politique usager, citoyen, sherpaPape, Président US, russe / chinois / français / italien
Propagateur du Sida en Afrique, danger public, génocideur des tchétchènes, nettoyeur de Tien-An-Men, impunité#tolérance 0, le fachisme "fun".
charges sociales cotisations socialesmeneur délégué
baisser les charges alléger le salaire (indirect) collaborateurssalariés, employés, subordonnés
zone franche / libre ; maquiladora repaire de la ploutocratie qui pille la planète  ; zone de non-droit croissance (quantitative) vs développement (qualitatif, cognitif, civilisant)
Refondation Sociale (Medef) démantèlement de la protection sociale via la primauté du contrat sur la loi épargne salariale fonds de pension mutualisé permettant d’ouvrir une brèche dans le principe de retraite par répartition > retraites privées
antimondialiste altermondialiste temps partiel emploi partiel, demi-solde
Baisse des impôts aggravation des inégalités fiscales réforme
"" pédagogique
contre-réforme alignant vers le bas

baisse des crédits pour l’éducation

activation des dépenses passives ; RMA mise au travail forcé ; STO Droits de l’homme Droits de la personne humaine vs

Droits de l’Homme blanc

crispation syndicale
grogne sociale
point de vue représentant la majorité des actifs (80% de salariés) Prise en otage des usagersExercice du droit de grève, droit reconnu par la Constitution
Police de proximité les chiens de la BAC Frappes chirurgicales Bombardements massifs
terroriste, rebelle, insurgé résistant Forces vives patronat + intermédiaires, accapareurs
Filières positives Expulsions massives Education à la citoyenneté Education à la soumission
Equilibre budgétairebaisse des dépenses sociales Communication, publicité Propagande capitaliste/techniciste
Stés d’interim marchands de viandeActions d’insertion stages parking
liberté privilège apporter la civilisationdépouiller, coloniser
école libre école confessionnelle / non laïque / payante liberté des tarifs tarifs hors convention, dépassement d’honoraires
Dommages collatéraux
Frappes ciblées
tuerie aveugle spectacle désamorçage de la contestation sociale par sa représentation culturelle via des "bouffons"
faire du renseignement,
gestion du consentement.

torturer,
torture

indicateur, repenti traître, collabo, balance, mouchard, vendu
opération de nettoyage/pacification massacre, guerre ajustement structurel

bonne gouvernance

privatisation / casse des Services Publics
expert alibi, caution religionidéologie d’une secte qui a réussi
Ministère de la Défense Ministère de la Guerre variable d’ajustement personnel de l’entreprise
Assouplir les 35h Contourner les 35h Faciliter l’embauche faciliter les licenciements, détaxer les employeurs
agilisation de l’Etat,
maîtrise / réduction des dépenses
réduction de crédits/d’effectifs des services publics responsabiliser les assurés sociaux les culpabiliser pour masquer les vrais responsables du "trou" : les lobbys pharmaceutiques
simplifier les procédures, assouplir, flexibiliser dérèglementer, durcir les conditions d’accès redéployer les ressources déshabiller Pierre pour habiller Paul
trappes à exclusion aides sociales Entreprise Chef d’entreprise & actionnaires
compétitivité, retour sur investissement profitabilité, taux de profit vieillissement de la population allongement de l’espérance de vie
diminuer le coût du travailaugmenter la part de profit des actionnaires démocratie représentative démocratie pseudo-représentative évoluant vers la ploutocratie
garantie d’un service minimum limitation du droit de grèvesans papier citoyen privé de droit
taux d’emploi / de participation taux de chômage prévention de la délinquancecontrôle social, flicage, institutionnalisation de la délation

Election de représentants

Cession à bail renouvelable / abandon de sa citoyenneté Reconstruction (Irak)privatisation au profit des multinationales US
croissance cancer de l’économie journaux gratuits journaux payés par le consommateur
lobby de l’immigration associations antiracistes zone de rétention prison illégale
concurrence libre et non faussée dumping fiscal et social Franchise taxe, retenue, péage
décomplexé$ans $crupule sociale (tva, mixité...) anti-sociale
bouclier fiscal privilège fiscalpatron prévaricateur, assisté

* Ajoutez vos exemples de Langue
de bois
. Voir aussi : "Le
vocabulaire : utilisation et détournement
" (Amis du Diplo),
et « Mots magiques », in "Techniques
de désinformation
"

* Sur la propriété
intellectuell
e, par Jean Pierre Berlan, Directeur de recherche à
L’INRA / CTESI.=>
"L’utilisation des mots que nous imposent les transnationales et leurs
juristes piège la réalité et nous empêche d’agir. Il
faut donc bannir ce terme de "propriété
intellectuelle
" et expliquer à toute personne l’utilisant la
manipulation qu’il implique. Et d’une manière générale être
vigilant sur l’emploi des mots. La plupart sont piégés parce que
nos mots ne résultent plus de la lente élaboration par les humains
de termes désignant les réalités que leur activité
crée, mais sont créés d’en haut par les dominants et relayés
par leurs medias pour nous imposer leur vision du monde. Il s’agit d’une corruption
organisée du langage. Ce qui est nouveau, c’est le caractère systématique
de l’opération
."
Voir aussi la propriété intellectuelle, les "bijoux de famille"
des sociétés, in Le chaudron magique,
et Richesse, propriété, liberté
et revenu dans le "capitalisme cognitif"

http://adonnart.free.fr/doc/parler.htm

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