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Dessine-moi un modèle Par Jean-Marie Harribey

Publie le dimanche 26 mars 2006 par Open-Publishing
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Dessine-moi un modèle Par Jean-Marie Harribey

L’Humanité, 24 mars 2006

 « Bonjour, dit le petit prince. »

 Bonjour, dit le ministre le plus important.

 Que fais-tu ? demanda le petit prince.

 Je construis un modèle social. Je brade les entreprises
publiques
ou les noie dans un conglomérat privé, je supprime les contrats à durée
indéterminée, j’invente les contrats nouvelle embauche et première
embauche
et je réduis les impôts des riches pour qu’ils emploient les pauvres
comme
domestiques. Parce qu’il y a beaucoup de chômage.

Et, sur l’écran de l’ordinateur du ministre, se dessina une courbe de
croissance des dividendes.

 C’est la courbe du chômage ? demanda le petit prince.

 Non. Enfin, oui, c’est pareil. Le chômage et les profits, ça
va
ensemble.

 Pourquoi ? s’obstina le petit prince qui ne renonçait jamais à
une
question. Les chômeurs perçoivent des dividendes ?

 Ah non, les dividendes sont pour les actionnaires qui peuvent
acheter d’autres actions qui leur servent à recevoir d’autres
dividendes, et
ainsi de suite. Ça s’appelle l’accumulation. Tu ne connais donc pas ça
sur
ta planète ? demanda le ministre, soudain l’air intéressé.

 Sur l’étoile où j’habite, rien ne se vend, rien ne s’achète.
Chacun
rend des services gratuitement.

Le ministre demanda un instant. Il téléphona et, peu après, un monsieur
bien
mis et une dame avec de la prestance les rejoignirent. S’adressant à
eux, le
ministre leur dit :

 Il existe une étoile non marchande. Pouvez-vous y apporter le
progrès ?

 Oui, répondit le monsieur bien mis. Mais, auparavant, il faut
écrire une directive libéralisant le commerce des services entre les
planètes.

 Les habitants de mon étoile refuseront de renoncer à leurs
services
et de voir leur travail méprisé, objecta le petit prince.

 La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail
échapperait-il à cette loi ? interrogea la dame, faussement ingénue.

Sentant les choses mal tourner, le ministre, patelin, dit au petit
prince :

 Donnez-nous l’adresse de votre étoile. Le capital ne fera
qu’une
visite de reconnaissance, car lui seul a la liberté totale de circuler.

 Sur mon étoile, l’eau du puits est gratuite et elle coule sans
l’aide
du capital, s’entêta le petit prince.

Mais, dèjà, les autres étaient partis, emportant avec eux la position
de l’astre
encore inviolé. Le petit prince, étonné que l’on pût rêver d’une étoile
pour
autre chose que la lueur de son réverbère et la douceur de ses fleurs,
reprit sa marche et rencontra le renard.

 Tous les hommes sont-ils comme le ministre important, le
monsieur
bien mis et la dame fière ? lui demanda le petit prince.

 Non, répondit le renard. Mais plus les marchands
marchandisent,
plus le lien social se distend et la solidarité se dissout dans l’appât
du
gain. Un modèle chasse l’autre.

 Je ne comprends rien à votre histoire de modèles, rétorqua le
petit
prince, très en colère. Pour avoir autant de chômeurs et de précaires,
souffrez-vous de trop ou de pas assez de solidarité ?

 Modèle est un mot magique. Tu crois qu’il désigne ce qui est
bon
pour tous, ce qui est un bien commun à préserver et même à étendre. En
fait,
il désigne aussi n’importe quelle organisation existante, même
catastrophique pour les plus humbles.

 Votre modèle est encore plus compliqué que la fleur de mon
étoile
qui a des épines, murmura le petit prince.

 Tu n’as pas vu le pire. Car il y a des experts du déclin qui
expliquent que le modèle catastrophique est venu à cause d’un trop bon
modèle antérieur et qu’il y a du chômage parce que nous ne travaillons
pas
assez longtemps. Nous n’avons plus de réverbères mais nous avons de
puissants projecteurs médiatiques aveuglants qui sont tournés vers les
miettes laissées aux pauvres, laissant dans l’ombre l’opulence, le luxe
et
le gaspillage.

 Comment s’appelle votre modèle ? demanda le petit prince, au
comble
de la perplexité.

 Capitalisme. Ça veut dire : modèle qui marchandise tout au nom
de
la mise en valeur.

 Valeur, c’est comme modèle, vous m’embrouillez avec vos mots à
double sens. N’y a-t-il donc personne pour s’insurger contre cette
marchandisation des choses et des relations et contre cette perversion
des
mots ?

 Oh, si. Mais combattre le modèle capitaliste suppose de réunir
plusieurs conditions : mettre fin à la propriété qui autorise tous les
accaparements dont celle des biens communs, placer ceux-ci hors marché,
réconcilier progrès social et écologie et garantir que ces décisions
soient
prises démocratiquement. On essaie d’apprivoiser toutes ces choses
ensemble
pour en faire un réel anticapitalisme.

 « Qu’est-ce que signifie apprivoiser ?

 Ça signifie créer des liens (.) On ne connaît que les choses
que l’on
apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien
connaître.
Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il
n’existe
point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. »

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