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Edgar Morin répond à ses détracteurs

Publie le jeudi 30 juin 2005 par Open-Publishing

Soutien à Edgar Morin ici

Propos recueillis par François Dufay

Condamné par la cour de Versailles, le 26 mai, à verser 1 euro symbolique de dommages et intérêts aux associations France Israël et Avocats sans frontières, le philosophe et sociologue réfute les accusations portées contre lui.

Le Point : Vous contestez votre condamnation pour « diffamation raciale » pour une tribune sur Israël cosignée dans « Le Monde » en 2002 avec Sami Naïr et Danielle Sallenave. Une pétition de soutien en votre faveur circule, signée par de nombreux intellectuels...

Edgar Morin : Je ne conteste pas ce jugement, je le subis. Notre article s’inquiétait du « cancer » issu du conflit israélo-palestinien, et des métastases qu’il répand jusque chez nous, sous forme d’arabophobie et de judéophobie. La situation est à la fois simple et complexe ; simple, dans le sens où il y a d’un côté des forts et de l’autre des faibles, des occupants et des occupés ; complexe, parce qu’Israël porte en lui une angoisse du passé (Auschwitz, le rejet arabe des premiers temps) et une angoisse du futur (son isolement dans le Moyen-Orient). L’article, comme tout ce que j’écris, témoigne d’une volonté de complexité, c’est-à-dire de montrer les différentes faces du problème. Je trouve très regrettable qu’on ait sorti deux fragments isolés de leur contexte, ce qui permet une interprétation contraire à la pensée des auteurs.

Vous voilà soupçonné d’antisémitisme...

A côté d’un résidu antisémite, héritier de Drumont et de Maurras, d’un antijudaïsme archaïque aux racines inconscientes - que j’ai débusqué en étudiant la rumeur d’Orléans - et d’un nouvel antijudaïsme attisé par le conflit moyen-oriental, il existe aussi un antisémitisme imaginaire. Le spectacle de la brutale répression israélienne et des victimes palestiniennes offense chez de nombreux juifs une image où ils se reconnaissaient : celle du juif victime (Auschwitz), celle du juif fertilisateur d’une terre sans peuple, celle de David abattant Goliath (les puissances arabes). Comme les médias montrent que les rôles sont renversés avec les Palestiniens, ils croient que les médias sont antisémites. D’où les attaques comme celles que je subis. Comme, de plus, notre article s’étonne douloureusement que l’expérience des souffrances passées n’ait pas donné à Israël la conscience des souffrances qu’il inflige aux Palestiniens, cela a aggravé mon cas.

Mais vous allez jusqu’à décrire les Israéliens comme « un peuple méprisant ayant satisfaction à humilier »...

Ce passage isolé supprime l’idée maîtresse de sa phrase, qui est la transformation en Israël « du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité » ; cet isolement occulte que la même phrase signale qu’une « admirable minorité », comme en France pendant la guerre d’Algérie, s’oppose à la répression. Et il est écrit dans le même paragraphe : « Cette logique du mépris et de l’humiliation, elle n’est pas le propre des Israéliens, elle est le propre de toutes les occupations... » N’oublions pas que les Algériens colonisés étaient traités en « bicots » et « melons ». Les témoins ont rapporté les incessantes manifestations de mépris, les multiples humiliations subies aux contrôles, dans les maisons, dans les rues, les brimades infligées aux Palestiniens, comme les hommes âgés obligés par les soldats de Tsahal de se déshabiller devant leurs enfants.

Vos détracteurs vous voient comme un « juif honteux »...

C’est grotesque, alors que j’ai consacré un livre, « Vidal et les siens », à ma famille de juifs d’origine espagnole ! Pour moi, juif est un adjectif, pas un substantif. Je me sens français, méditerranéen, européen, citoyen du monde, et juif. « Juif » est un des traits qui me caractérisent, pas ma substance. Je me verrais plutôt comme un héritier de deux marranes :l’un, Montaigne, qui dépassait le judaïsme et le christianisme par son scepticisme ; l’autre, Spinoza, excommunié par la synagogue d’Amsterdam...

http://www.lepoint.fr/france/document.html?did=164629