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« L’IVG reste un acte médical fréquent »

Publie le samedi 15 janvier 2005 par Open-Publishing


Anniversaire de la loi Veil : manifestation samedi 15 janvier 2005 à 14h de République à Opéra

Entretien avec la sociologue et chercheuse à l’INSERM, Nathalie Bajos, qui a tenté de comprendre le paradoxe français : une contraception qui progresse et un taux d’IVG qui reste stable.

de Maud Dugrand

En collaboration avec plusieurs confrères, Nathalie Bajos a travaillé sur l’enquête COCON sur « la contraception en France dans les années 2000 » et a publié De la contraception à l’avortement. Sociologie des grossesses non prévues (Éditions INSERM, 2002).

Comment expliquez-vous ce paradoxe français : une contraception qui progresse mais un nombre d’IVG qui ne baisse pas ?

Nathalie Bajos. En France, les femmes ont recours de façon très importante à la contraception médicalisée, notamment pilule et stérilet. La diffusion de ces méthodes efficaces de contraception aurait pu s’accompagner d’une baisse du recours à l’IVG, ce qui n’est pas le cas. Il fallait donc travailler sur ce sujet, pour comprendre le sens de ce recours à l’IVG. A-t-il changé au cours du temps ? Comment les femmes gèrent-elles leur contraception ? Il faut pour répondre à ces questions, rentrer dans le détail des pratiques. Depuis trente ans, l’âge moyen du premier rapport n’a pas évolué, la fréquence des rapports sexuels est restée stable, tout comme la proportion de femmes sans enfant. De plus, 82 % des femmes qui ont des rapports sexuels et qui ne veulent pas être enceintes utilisent un contraceptif, contre 52 % en 1978. Ce facteur-là devrait donc s’accompagner d’une baisse du nombre de femmes concernées par l’IVG puisqu’elles sont mieux protégées. De fait, le pourcentage de grossesses non prévues baisse très sensiblement (46 % en 1975, 33 % aujourd’hui). Mais le recours à l’IVG, lui, augmente : quatre grossesses non prévues sur dix se terminaient par une IVG en 1975, c’est le cas de six sur dix aujourd’hui.

Comment expliquez-vous les échecs contraceptifs qui perdurent, notamment chez les femmes de 15-25 ans ?

Nathalie Bajos. Notre enquête montre que la norme contraceptive qui prévaut dans la société française est trop rigide. Cette norme, c’est le préservatif pour les premiers rapports ; puis la pilule quand la vie sexuelle est stabilisée ou supposée stable ; et enfin le stérilet quand les femmes ont eu le nombre d’enfants souhaités. Or cette norme ne cadre pas avec la diversité des situations affectives et sexuelles des femmes. Aujourd’hui, les trajectoires des femmes se sont diversifiées. Elles sont plus souvent dans des configurations affectives et relationnelles qui ne se prêtent pas à la parentalité. Il y a trente ans, en caricaturant, les femmes avaient un partenaire pour la vie. Aujourd’hui, avec l’essor de la scolarité féminine et la possibilité de faire des études, la grossesse pour des jeunes filles est clairement un frein pour leur insertion professionnelle. Les jeunes femmes vivent des relations différentes et attendent de pouvoir réunir les meilleures conditions pour accueillir un enfant. La décision d’avorter, loin de correspondre à un comportement « égoïste » qui conduirait la femme à interrompre sa grossesse seulement parce que celle-ci intervient à un moment qui ne lui convient pas, traduit en fait l’attention portée aux conditions d’accueil de l’enfant. Avec l’exigence sociale que cela entraîne.

Aujourd’hui, on dit aux femmes : « Puisque vous avez les moyens de gérer votre contraception et d’avoir un enfant au bon moment, quand il arrive, il faut vraiment que cela soit dans les meilleures conditions possibles. » C’est un peu l’effet pervers de la diffusion de la contraception et de ses normes. Maintenant qu’on est censé ne plus avoir d’imprévu, il faut que tout soit parfait. Vie affective, carrière professionnelle... Et finalement, le bon moment avec le bon partenaire devient moins fréquent qu’avant. C’est pour cela que l’on dit que la décision d’avorter n’est pas une décision égoïste. Elle renvoie très clairement en miroir aux normes sociales de la bonne parentalité.

On comprend donc que, même avec une contraception mieux adaptée à chaque moment de la vie, l’IVG reste un acte médical fréquent...

Nathalie Bajos. J’ai voulu travailler sur ce sujet pour montrer que faire un parcours contraceptif sans faute entre dix-huit et cinquante ans est impossible. La norme, c’est d’oublier sa contraception. Et ce n’est pas seulement les femmes qui oublient. Que se passe-t-il quand les femmes doivent changer de contraceptif et que les hommes ne veulent pas mettre de préservatif parce que cela perturbe leur plaisir ? D’autre part, les échecs contraceptifs sont nombreux, car nous sommes dans une logique médicale de prescription qui ne tient pas compte des conditions de vie des femmes. Avec des méthodes plus adaptées, des femmes plus actrices de leur choix, un accès plus facile à la contraception d’urgence, peut-être que le taux d’IVG pourrait baisser, comme aux Pays-Bas. Il faut également sortir du discours psy qui lie l’oubli du contraceptif à un désir inconscient de maternité... Bien sûr que l’ambivalence existe. Mais il reste un élément parmi beaucoup d’autres facteurs sociaux. L’avortement est et restera un acte médical fréquent dans la vie reproductive des femmes. Mais ces dernières culpabiliseraient moins si leur identité n’était pas aussi fondamentalement construite autour de la maternité.

Entretien réalisé par

Maud Dugrand

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