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Le côté obscur des biocombustibles : horreur dans la « Californie brésilienne » (I)

Publie le mardi 18 septembre 2007 par Open-Publishing

Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine

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Biocombustibles, biodiversité et notre avenir énergétique

Le côté obscur des biocombustibles : horreur dans la « Californie brésilienne »

Le Brésil a pour ambition de devenir une grande puissance émergente grâce au leadership dans la production de biocombustibles. Le prix de cette ambition, ce sont l’environnement et les coupeurs de canne qui le paient, eux qui continuent à être la partie invisible de cette histoire.
par Raúl Zibechi

7 août 2007

« Quand l’avion est passé en déversant ce bain de poison, mon père s’est retrouvé tout trempé, il est tombé très malade à cause du poison qu’ils jettent sur la canne. Cela détruit la santé de beaucoup de jeunes gens », témoigne une coupeuse de canne de la région de Ribeirao Preto, dans l’Etat de São Paulo.
« Les gens travaillent et on leur donne un papier pour qu’ils aillent faire des courses au supermarché. Les gens ne voient pas l’argent, ils voient juste la note à payer », assure un travailleur de la même région, où sept coupeurs de canne sur 10 n’ont pas terminé l’école primaire [1].

D’autres coupeurs affirment qu’ils sont escroqués par les balances que contrôlent les patrons, et estiment qu’ils doivent apporter 110 kilos pour que la balance en affiche 100. Presque tous ont été arrachés au Nordeste [2] avec la promesse de gagner des salaires très élevés. Pour nombre d’analystes modérés, les conditions de travail rappellent la période de l’esclavage. Mais le président Lula a déclaré au sommet du G8 que les biocombustibles avaient « un énorme potentiel pour générer des emplois et des revenus » et qu’ils « offraient une véritable option de croissance soutenable » [3].

Derrière un langage « politiquement correct » se cache une réalité qui est appelée à dévaster l’Amazonie, brise des millions de jeunes corps et promet des bénéfices juteux aux investisseurs. Le nom même de « biocombustibles » semble être destiné à encourager la confusion. Joao Pedro Stédile, dirigeant du Mouvement des Sans terre du Brésil, note que les défenseurs de l’éthanol « utilisent le préfixe bio pour laisser entendre qu’il s’agit d’une bonne chose », c’est pourquoi eux préfèrent parler clairement et les appellent « agrocombustibles », puisqu’il s’agit d’une énergie issue de l’agro-industrie [4].

Revenir quatre siècles en arrière

Selon l’ancien gouverneur de l’Etat de São Paulo, Claudio Lembo, avec les agrocombustibles, la monoculture s’étendra à tout le pays. Bien qu’homme politique conservateur, membre du Parti du front libéral (aujourd’hui Parti démocrate), il estime que le Brésil « a mis 500 ans pour revenir au même stade », celui du temps de la colonie portugaise. Selon lui, on perdra les terres agricoles si on les utilise pour la canne à sucre et l’histoire de ces quatre siècles se répétera, où « des milliers d’hommes ont été expulsés de leurs communautés par le Léviathan de la monoculture, qui crée de la richesse concentrée » [5].

En regardant de plus près les conditions de travail des coupeurs de canne, c’est un monde terrible qui apparaît et qui devrait faire réfléchir ceux qui sont enthousiastes à l’idée de substituer les combustibles fossiles par les agrocombustibles. Selon diverses études, environ un million de personnes travaillent dans l’industrie, dont 500 mille dans le secteur agricole. Près de 80% de la récolte de canne est réalisée manuellement. Les travailleurs ne sont payés que s’ils arrivent au rendement exigé par les patrons qui se situent dans la région de Ribeirao Preto autour de 12 tonnes par jour, le double par rapport à 1980. S’ils n’y arrivent pas, ils ne touchent rien [6].

Pour atteindre ce rendement, ils doivent travailler entre 10 et 12 heures par jour, mais parfois 14, la plupart du temps sous un soleil brûlant. Nombre de parents amènent leurs jeunes enfants pour qu’ils les aident à atteindre cet objectif de production. Bien que le nombre de mineurs employés ait diminué, en 1993, un coupeur de canne sur quatre avait entre 7 et 17 ans dans l’Etat de Pernambuco, et beaucoup ne recevaient aucun salaire. Au cours des deux dernières récoltes, 14 personnes sont mortes d’épuisement. Les coupeurs sont recrutés dans d’autres régions et doivent vivre sur leur lieu de travail, dans des cabanes sans matelas, eau ni cuisine ; ils doivent se faire à manger dans des boîtes de conserves sur des petits feux et n’ont d’autre choix que d’acheter les aliments dans la fazenda à des prix très supérieurs à ceux du marché.

La canne se coupe après avoir été brûlée, ce qui facilite la récolte mais nuit gravement à l’environnement et produit des infections pulmonaires. Dans la municipalité de Piracicaba, à São Paulo, les hospitalisations d’enfants pour problèmes respiratoires augmentent de 21% pendant les périodes de brûlage de canne. Pour récolter 10 tonnes, le coupeur doit donner quelques 72 mille coups avec sa machette, faire 36 mille flexions de jambes, ils perdent quotidiennement près de 10 litres d’eau et marchent 10 kilomètres par jour pour effectuer leur travail. Le salaire mensuel oscille entre 150 et 200 dollars par mois. Selon le sociologue Francisco de Oliveira l’espérance de vie moyenne des coupeurs est inférieure à celle des esclaves du temps de la colonie [7].

Le ministre du Travail, Carlos Lupi, a reconnu à la Conférence internationale du travail à Genève qu’une partie de la production de canne au Brésil se faisait dans des conditions de travail dégradantes et exécrables : « Ils travaillent sans protection, et vont jusqu’à perdre leurs doigts » [8]. Maria Aprecida de Moraes Silva, qui étudie depuis 30 ans le travail dans les cannaies, assure que 45% des coupeurs viennent du Nordeste. Les employeurs préfèrent les migrants parce qu’étant loin de leur famille, ils supportent les contraintes sans protester et après les sept mois que dure la récolte, ils rentrent dans leurs villages, de sorte qu’ils ont plus de difficultés pour s’organiser en syndicats [9].

Ce qu’ils appellent progrès

Progressivement sont introduites des machines à récolter qui effectuent le travail de 100 personnes. Les propriétaires terriens ont par conséquent augmenté les objectifs de productivité des coupeurs. Ils leur exigent de couper la canne plus près du sol, comme le font les machines. Le résultat est qu’aujourd’hui ils choisissent des travailleurs chaque fois plus jeunes qui reçoivent un dollar par tonne.
Le journal économique Jornal do Valor explique comment ils sont réduits en esclavage : « 

Des intermédiaires de main d’œuvre parcourent les Etats les plus pauvres, en particulier le Nord et le Nordeste. Ils choisissent les plus jeunes. En montant dans l’omnibus pour se rendre à la ville où ils sont embauchés, les coupeurs contractent leur première dette avec le transport. L’intermédiaire gagne 60 reales (30 dollars) pour chaque travailleur ramené. Il n’est pas rare qu’il soit aussi en charge de la vente des premiers biens dont ont besoin les travailleurs. Ils deviennent les « maîtres » de cette main d’œuvre à mesure que les dettes s’accumulent » [10].

L’expansion des cultures de canne anéantit la cohésion sociale. Dans la région de la petite ville de Delta, dans l’Etat du Minas Gerais, 300 milles hectares ont été plantés ces quatre dernières années. La ville compte 5 000 habitants, ils sont 10 000 pendant la récolte. Selon un rapport du journal Correio Braziliense, la petite ville a commencé à enregistrer des taux d’homicide inimaginables avant la multiplication des cultures de canne. Nombre de fillettes et d’adolescentes sont enlevées pour alimenter la prostitution dans la région, où arrivent chaque année 20 000 coupeurs. Ceux-ci viennent grossir les rangs des périphéries des petites villes où se propagent l’alcoolisme et la consommation de crack.

Avec l’expansion et la modernisation de l’industrie de la canne, les villages et les municipes sont débordés. José Eustaquio da Silva, maire de Delta, reconnaît que « la municipalité est en train de s’effondrer. Les postes de santé, les hôpitaux et les écoles sont bondés, et le pire est qu’avec les travailleurs arrivent toutes sortes d’individus et de délinquants ». A Delta il n’y a même pas un hôtel, mais on dénombre 27 bordels. Les journalistes ont découvert que plusieurs personnalités de la municipalité étaient impliquées dans le trafic de mineurs et dans des affaires de pédophilie avec des enfants de coupeurs de canne. Les intermédiaires (qu’ils appellent « chats ») sont armés et imposent leur loi.

Stédile a l’habitude de prendre toujours le même exemple pour illustrer les problèmes sociaux qu’entraîne la monoculture. « La municipalité de Ribeirao Preto, dans le centre de l’Etat de São Paulo, est considérée comme la ‘Californie brésilienne’ pour son haut niveau de développement technologique dans le domaine de la canne. Il y a 30 ans, cette ville produisait tous les aliments, elle avait une paysannerie et, de fait, était une région riche et avec une distribution équitable des revenus. Maintenant, elle s’est convertie en une immense cannaie, avec une trentaine d’usines qui contrôlent toutes les terres. En ville, 100 milles personnes vivent dans des favelas (sur les 540 milles habitants que compte la municipalité). La population carcérale est de 3 813 personnes (seulement les adultes) alors que la population qui vit de et travaille dans l’agriculture ne s’élève qu’à 2 412, enfants inclus. Voici le modèle de société de la monoculture de la canne. Il y a plus de personnes emprisonnées qu’employées dans l’agriculture ! » [11].

Pendant la récolte de 2007, une autre « avancée » technologique se produira : pour la première fois, on récoltera de la canne génétiquement modifiée. Elle est plus légère et élimine davantage d’eau, elle fera faire de grands profits aux chefs d’entreprise. Mais les travailleurs devront couper trois fois plus pour arriver aux 10 tonnes.

Dans cette région, les chefs d’entreprise renvoient régulièrement un grand nombre de coupeurs pour ne garder que les meilleurs. On les appelle les « champions de la productivité » ; ils peuvent couper jusqu’à 20 tonnes quotidiennes, avec une moyenne mensuelle de 12 à 17 tonnes par jour [12]. Comme les travailleurs souffrent de convulsions, de crampes, de douleurs dans la colonne vertébrale et de tendinites, en plus des coupures fréquentes, les patrons ont trouvé une « solution technique ». Les usines distribuent gratuitement un remontant hydro-électrolytique et vitaminé indiqué pour les sportifs ou les travailleurs ayant une intense activité physique. Dans beaucoup d’usines, les coupeurs ingèrent ce produit avant de commencer leur journée. « Les douleurs corporelles disparaissent, les crampes diminuent et la productivité augmente », explique Pereira Novaes. Le problème est que tous les mois, il faut augmenter la dose.

« On maintient la productivité élevée exigée par la canne avec des sérums et des médicaments. Comme dans un processus de ‘sélection naturelle’, les plus forts survivent. Mais la question est : comment et jusqu’à quand survivront-ils ? Sérums et médicaments peuvent être vus comme l’expression du paradoxe d’un type de modernisation et d’expansion des cultures de canne qui dilapident la main d’œuvre qui les fait fleurir », insiste Pereira Novaes. Il n’existe pas de chiffres officiels mais il est certain que les jeunes travailleurs sont nombreux à prendre leur retraite pour cause d’invalidité et que les morts d’épuisement se comptent par dizaines dans la ‘Californie brésilienne’.

(A suivre).

G.L.