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Paolo Persichetti : Non pas un passé qui revient, mais plutôt un futur qui manquerait à l’appel
Publie le mercredi 21 juillet 2004 par Open-Publishingde Paolo Persichetti
Au cours des dix-huit derniers mois, les autorités italiennes, recourant
aux procédés les plus divers, sont parvenus à faire extrader vers leur
pays d’origine, afin qu’ils y purgent leurs peines, quatre ex-militants
condamnés pour des faits de subversion survenus entre les années
soixante-dix et quatre-vingt : l’auteur de ce texte, Nicola Bortone,
Rita Algranati et Maurizio Falessi.
Galvanisé par ce modeste succès, le gouvernement a relancé les
procédures d’extradition à l’encontre des réfugiés établis en France.
Parmi ceux-ci, le premier à faire les frais de ce filet tendu comme un
piège aura été Cesare Battisti, dont l’affaire autour de son arrestation
a nourri une controverse juridique et historique relançant des remises
en cause de questions extrêmement sensibles et tout à fait sérieuses :
l’exercice ou le recours à de la juridiction d’exception, le rapport
qu’un pays entretient avec son propre passé, le rôle et l’utilisation
politique de la mémoire ; ou bien encore les problèmes éthiques tels que
l’évocation du Mal, le problème de la culpabilité, de la faute, et de
l’éventuelle élaboration sociale du deuil.
Une controverse assez vaste et aux termes souvent assez vifs, parfois
aussi inappropriés et caricaturaux, qui attestent de la difficulté des
passés révolutionnaires à devenir Histoire. Relégués dans les limbes du
refoulement ils voient régulièrement se refermer sur eux les portes de
l’Enfer qui emportent dans leurs remous des fragments de vies, et
traînent des existences en suspens. Legs, reliquats d’époques révolues
qui n’accèdent pas à la mémoire, mais ne sont que les otages de ce que
réserve l’Histoire. Non pas un passé qui revient, mais plutôt un futur
qui manquerait à l’appel.
Plus de trente ans nous séparent désormais des débuts de la lutte armée,
et au moins quinze de sa conclusion, telle qu’elle a été reconnue et
admise au travers de documents politiques et les déclarations
officielles, entre, 1987 et 1989, par les protagonistes eux-mêmes. 80%
des prisonniers sont en prison depuis des périodes oscillant entre 21 et
26 ans ; les 20% restants, le sont depuis pas moins de 16 ans. Et puis,
il y a les cas extrêmes, comme celui de Paolo Maurizio Ferrari, reclus
depuis trente ans. Tout ceci ne satisfait pas toutefois les partisans de
la certitude de la peine. Les fauteurs de légalité considèrent en fait
que rien n’est fini, malgré le fait que les enquêtes aient montré que
les deux attentats de 1999 et 2002 [1], venus interrompre de façon
inopinée plus d’une décennie de silence, n’avaient rien à voir avec le
passé et encore moins avec un hypothétique « sanctuaire français »,
initialement accrédité comme prétextes par les autorités pour justifier
les extraditions, Cette propension à répéter des gestes du passé
dépourvus du sens de leurs contextes, ne fut jamais que l’oeuvre d’un
petit groupe qui s’était taillé un petit espace à la faveur du
refoulement des années 70, du refus obstiné de l’amnistie qui aura
congelé le temps et cristallisé les époques, tentant d’interdire à ce
savoir incarcéré, à ces expériences cadenassées ou exilées, de faire
valoir les raisons de la non-reproductibilité et de l’inadéquation des
modèles de luttes armées parcourus au cours de ces années.
Dans Le Monde du 27 mars, Edmondo Bruti Liberati, président de
l’Association nationale des magistrats, explique que la justice
italienne a jugé de façon absolument sereine et équilibrée cette longue
saison d’insurrections politiques, qui plus est sans avoir eu à recourir
à des moyens exceptionnels, en renonçant à la suspension des
juridictions ordinaires et en maintenant intactes les garanties
constitutionnelles. Et pourtant quelques-unes des sentences prononcées
au début des années 80 par la Cour constitutionnelle ont reconnu le
recours à l’exception, en justifiant le droit du gouvernement et du
parlement à adopter une législation adéquate motivée par les garanties
constitutionnelles.
En réalité, l’expérience italienne a innové dans le répertoire classique
du recours à l’état d’exception, en mettant en pratique un modèle
substantiellement différent de celui de cette situation de « suspension
» ou de « latence » du droit, à propos duquel a récemment écrit le
philosophe Giorgio Agamben [2]. L’Italie n’a, en effet, en rien suspendu
le droit ordinaire ; elle n’a pas eu besoin de se doter de juridictions
spéciales (le souvenir des tribunaux fascistes spéciaux étaient encore
trop présent). Au contraire, elle a dévoyé, déformé, pollué le droit
pénal courant, en dissimulant l’exception sciemment et en la rendant de
cette façon permanente. L’Italie aura fait l’économie du recours à des
juges militaires parce que sous la robe, la magistrature ordinaire aura
endossé l’uniforme de l’État éthique, épousant une vocation
purificatrice et combattante de son propre rôle, et se dotant d’un
puissant arsenal pénal spécial.
De larges secteurs de la société italienne reprocheront aux prisonniers
et réfugiés de n’avoir jamais fait acte public de repentir et d’avoir
voulu éluder toute notion de culpabilité et de faute, allant jusqu’à
maintenir une attitude ambiguë dans les controverses d’une culture
politique ne dédaignant pas recourir à la violence. Le dépassement de ce
passé demeure un terrain de controverse.
Ce qui est désormais pour les prisonniers et les réfugiés de l’Histoire,
matière à enquêtes et recherches serrées, à discuter avec les techniques
froides et pointilleuses des sciences sociales ; pour les médias, pour
la quasi-totalité de la classe politique et pour de larges secteurs de
la société civile, représente encore une blessure ouverte, une plaie
vive qui ne peut ni ne doit pas cicatriser. Au travail d’historicisation
à l’oeuvre vient s’opposer la vénération d’une mémoire transfigurée en
un culte d’une douleur sans fin. Au travail de réincorporation de ce
passé relégué aux marges, douloureux et conflictuel, se substitue un
acharnement au reniement qui fait de ce passé une tranchée à laquelle
s’arc-bouter. L’élaboration du deuil devient de cette façon, selon une
tradition inquisitrice renforcée, un instrument de bonification des
consciences, qui ajoute à la sanction sur les corps la correction des
esprits. Un parcours à sens unique qui entend imposer les valeurs des
vainqueurs comme horizon de la maturité.
Les vaincus, avec la sagesse née du désagrément d’avoir à affronter des
circonstances défavorables, ont du se mesurer avec la défaite dans ses
dimensions les plus intimes, et la vivre dans leurs propres parcours
existentiels, entre exils sans asile et punitions. A l’anathème ils ont
opposé la réflexion. Ils auraient pu se murer dans les tours de ciment
blindé des prisons, trouver quelque confort dans la réclusion
pénitentiaire qui leur était destinée, se retrancher dans la douleur
compassionnelle pour les victimes de leur propre camp, se sentir les
emblèmes sacrificiels d’un martyr métahistorique, vivre de cette
nostalgie mortifère qui, comme l’écrit Milan Kundera, « n’intensifie pas
l’activité de la mémoire, ne ravive pas le souvenir, se suffit à
elle-même, à sa propre émotion, tout à sa souffrance qu’elle est. »
En fait ils ont refusé tout cela. Ils ne se sont pas soustraits la
réalité transformée qui rendait obsolètes leurs choix passés. Ils ont
cherché, malgré les murs et les barreaux, à aller au-delà. Ils se sont
évadés de leurs peines, ils ont échappé à la vigilance de geôliers
demeurés occupés à la surveillance des fantasmes d’une société attardée
encore moite de rancoeur envers les images vides des icônes à haïr. Les
vainqueurs n’ont jamais su saisir cette opportunité. Un acharnement qui
rappelle cet aphorisme célèbre d’Oscar Wilde : « Ah, les vainqueurs !
Ils ne savent pas ce qu’ils perdent. » Il n’est donc pas surprenant que
demeure encore incomprise, ou suscite en fait le scandale, le choix de
François Mitterand d’offrir un espace d’asile informel aux réfugiés
italiens. Un choix moins motivé par la recherche de réponses au
phénomène passé de ce déchaînement de violence politique, qu’à la
volonté de lui trouver des issues.
Par une sorte de chassé-croisé de l’Histoire, la France des années 80
restituait l’aide reçue durant les années de la guerre d’Algérie,
lorsque l’Italie s’opposait systématiquement aux extraditions de
militants du FLN. ou de l’OAS, parmi lesquels l’auteur de l’attentat du
Petit-Clamart contre De Gaulle. Mais à la différence d’alors, le déclin
actuel de cette politique qui cherchait des réponses au problème de la
cohabitation sociale, et donc tentait de réabsorber la violence
lorsqu’elle surgissait du conflit, a cédé le terrain à des visions
éthiques qui placent au centre de leurs actions des thèmes moraux, tel
que le problème de la culpabilité.
L’ombre portée immense d’Auschwitz a apporté avec elle l’ère de
l’impardonnable, de l’imprescriptible, de l’indicible et de
l’inexcusable. Le mal, la faute, la victime, sont des figures qui
renvoient à de nouvelles catégories de cette vision morale de l’histoire
qui relègue le politique aux recoins furtifs et insignifiants et annule
toute différence de lieu, d’espace et de temps.
Privés de leur contexte historique et social, les faits se teintent
d’une aura de sacré, La perception elle-même que les sujets ont
d’eux-mêmes et de leurs positionnement au sein des événements, se
transforme alors. L’exaltation narcissique de la souffrance introduit
une nouvelle dimension symbolique des événements. La réciprocité
compétitive [3] est remplacée par l’inconciliabilité victimiste. Une
mise en concurrence des souffrances, entre victimes dominantes et
victimes perdantes, qui mine tout terrain possible de réconciliation
civile. C’est pourquoi l’amnistie est devenue une proposition indécente,
quelque chose qui rassemble un maximum d’irréalisme politique et
d’immoralité éthique.
Étrange destin que celui d’une institution née de la démocratie
athénienne et devenue tabou pour les démocraties modernes. L’explication
serait peut-être à chercher du côté de cette fiction que suppose le jeu
démocratique. L’amnistie ne peut uniquement se concevoir que si l’on
considère 1a classe politique du pays comme divisée et potentiellement
divisible. En fait aujourd’hui les systèmes politiques démocratiques ont
toujours plus propension à s’autoreprésenter comme modèles réalisés,
absolument indépassables, sinon à travers des processus régressifs, des
parcours à rebours qui rétablissent des formes autoritaires et
oligarchiques. Une conception qui trouve une synthèse efficace dans
l’expression éculée de Fukuyama sur « la fin de l’histoire », et qui
voit dans les démocraties occidentales l’aboutissement politique du
devenir humain. Le concept est clair : en dehors du système il ne peut
exister aucune une autre sphère politique puisque l’agencement
démocratique est l’aboutissement même de la politique, son degré le plus
élevé dans sa capacité d’inclusion.
De cette façon la figure de l’ennemi politique est loin d’être dépassée.
Il s’ensuit uniquement la prétention à la nier, en la camouflant sous
des expédients dépolitisants qui la condamnent au registre de la
chronique des faits divers criminels. Le recours à cette fiction, le
déni d’envisager les possibles sous-ensembles de la communauté, génèrent
un dispositif pervers totalement autolégitimé au point d’interdire au
système de se corriger. Les démocraties actuelles semblent, en fait,
uniquement préoccupées à préserver une image consensuelle, où
l’existence sociale se dévide en une réalité qui se doit d’apparaître
sans aspérités. Évoquer l’amnistie serait donc comme admettre
l’existence de conflits profonds quant au fond, de fractures qui
pourraient impliquer la reconnaissance de répressions advenues, de la
présence d’une désharmonie politique lourde.
Retrouver la conscience de cette fiction peut finalement aider à la
recherche de solutions réalistes qui repositionne de nouveau cette idée
de démocratie à l’intérieur de l’histoire, la reconduisant à ce geste
inaugural du politique qu’est « la reconnaissance du conflit à
l’intérieur de la société. » Ce qui permettrait de récupérer ces outils
de repolitisation des controverses, à même de concéder au système de
s’autocorriger après avoir affronté les phases traumatisantes des
divisions et des épreuves de forces. Il serait paradoxal, en fait, de
vouloir renforcer la figure de l’ennemi irréconciliable au moment où les
démocraties s’essayent à la posture de modèles de dépassement de
l’inimité politique.
Texte reçu le 17/06/2004.
Traduit de l’italien par S.B. et A.P.
Le choix du titre est de la rédaction de samizdat.net.
[1] Allusion à deux attentats revendiqués au nom des Brigades rouges,
utilisés comme prétexte par le gouvernement italien pour justifier une
nouvelle campagne contre les exilés italiens - NdT.
[2] Giorgio Agamben, Lo stato d’eccezione, Bollati Boringhieri, 2003.
Publié en français en seconde partie d’Homo Sacer, éditions du Seuil,
2003.
[3] La référence à la compétition est ici prise au sens sportif du terme
- NdT.