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Sur la piste des activités cachées de la CIA en Europe

Publie le dimanche 11 décembre 2005 par Open-Publishing

LE MONDE | 08.12.05 | 15h24 •

Comment traquer l’organisation qui traque ? Comment épingler la CIA, la prendre sur le fait, établir des preuves des agissements qui lui sont prêtés sur le territoire européen ? La question est constamment ressassée par les équipes de l’organisation new-yorkaise Human Rights Watch, qui a contribué à donner une ampleur inédite au scandale, poussant des médias et des responsables politiques, en Europe, à demander des comptes à Washington sur les modalités de la lutte contre le terrorisme.

Lorsqu’un sénateur suisse, Dick Marty, a été mandaté, en novembre, par le Conseil de l’Europe, pour enquêter sur les soupçons de transferts de prisonniers par avions et sur les centres de détention secrets ayant pu exister sur le territoire européen, c’est auprès de Human Rights Watch (HRW) qu’il a obtenu une liste de 31 vols suspects. M. Marty a transmis la liste à l’organisme Eurocontrol, dont le siège est à Bruxelles. Il attend la réponse.

Chose frappante, à l’heure où de nombreux gouvernements européens prétendent vouloir tirer au clair l’ampleur et la nature des opérations de la CIA en Europe, M. Marty est à ce jour le seul officiel à avoir effectué une telle démarche auprès d’Eurocontrol, l’organisation chargée de la sécurité de l’espace aérien de 35 pays, dont tous les Etats membres de l’Union européenne (UE).

Mais Eurocontrol, qui traite 9 millions de vols chaque année et recueille - en principe - les plans de tous ceux passant par l’Europe, n’a aucun pouvoir pour contrôler les déclarations d’un équipage ou d’une compagnie au moment de l’atterrissage. Cela relève de la compétence des autorités nationales.

Pour comprendre l’affaire des vols de la CIA, il faut d’abord opérer une distinction. Trois systèmes différents se cachent derrière les vols clandestins. Il y a les prisons secrètes ("sites noirs") où sont détenus et interrogés, hors des Etats-Unis, des membres importants d’Al-Qaida capturés depuis novembre 2001. Ceux-ci seraient une trentaine. L’existence de ces sites est un secret de Polichinelle depuis 2002. Deux d’entre eux, en Thaïlande et au sein même du centre de détention de Guantanamo Bay, ont été fermés en 2004.

Viennent ensuite les transferts exceptionnels de prisonniers, ou "Extraordinary Rendition", selon la terminologie de la CIA : d’autres suspects de terrorisme, plus ordinaires car n’étant pas des dirigeants connus d’Al-Qaida, ont été transférés à l’étranger au cours des dernières années. Ils n’ont pas abouti dans des "sites noirs", mais ont été remis à des gouvernements étrangers pour que ceux-ci s’en "occupent". L’existence de ce programme a été détaillée par le magazine The New Yorker en février, dans un article intitulé "Outsourcing torture" (Délocaliser la torture).

Ces prisonniers-là seraient aux alentours de 70. Les pays impliqués ont été l’Egypte, la Syrie, l’Arabie saoudite, la Jordanie, l’Afghanistan et, selon un ancien ambassadeur britannique en poste à Tachkent, Graig Murray, l’Ouzbékistan, pays connu pour avoir fait ébouillanter des détenus.

Enfin, il y a le système de Guantanamo lui-même, qui a entraîné de nombreuses rotations d’avions. Dans l’urgence de la fin de l’année 2001, la Maison Blanche décide d’utiliser sa base située à Cuba comme centre de détention exclusif pour la catégorie, tout juste créée, des "combattants ennemis". Ce système permet de se mettre hors de portée de la loi et des tribunaux américains. En juin 2004, la Cour suprême des Etats-Unis en décide autrement : elle met fin à l’existence de cette enclave de non-droit en reconnaissant la possibilité pour les détenus de contester leur emprisonnement devant des tribunaux américains.

L’utilisation du territoire européen par la CIA pour y créer des "sites noirs" a été pour la première fois révélée par l’article d’une journaliste du Washington Post, Dana Priest, le 2 novembre. C’est le point de départ d’une avalanche d’informations et de suppositions. Au fil des semaines, des médias européens ont fourni des chiffres sur des transits d’avions de la CIA, notamment en Espagne et en Allemagne.

HRW, qui compte parmi ses spécialistes un ancien employé du Pentagone ayant travaillé dans les Balkans, a obtenu des registres de vols de petites compagnies aériennes américaines utilisées par la CIA comme sociétés-écrans. "On s’est demandé comment on pouvait vérifier ces données", raconte un responsable de l’organisation de défense des droits de l’homme. "On a décidé d’obtenir des confirmations auprès de différentes sources, ajoute-t-il : les registres de la FAA (l’Agence fédérale américaine de l’aviation), des organismes nationaux d’aviation de pays comme l’Allemagne, l’Italie, la Jordanie, et les observations des plane spotters".

Les plane spotters sont des gens passionnés d’aviation qui passent des heures à photographier les avions sur les tarmacs. Ils ont leurs sites Internet, comme airliners.net. Ils y affichent des photographies où les avions sont identifiables grâce au numéro figurant sur leur fuselage. "On a croisé certains numéros d’avions de la CIA avec leurs observations, dit un interlocuteur à HRW : cela "collait" assez bien, notamment pour des vols transitant par Francfort, Palma de Majorque et Glasgow, en Ecosse". Mais, nuance-t-il, aucun vol de "rendition" n’a été confirmé par des informations venues de plane spotters.

Il existe quatre cas de renditions concernant l’Europe : le transfert vers l’Egypte de deux Egyptiens, Ahmed Agiza et Mohammed Zeri, enlevés par la CIA à Stockholm en décembre 2001 ; celui, à partir de Milan, d’un ancien imam du nom d’"Abou Omar", envoyé en Egypte via la base américaine de Ramstein, en Allemagne (les autorités italiennes et allemandes ont lancé des enquêtes à ce sujet) ; enfin le cas d’un Allemand d’origine libanaise, Khaled Al-Masri, kidnappé par la CIA en Macédoine en décembre 2003, détenu pendant des mois en Afghanistan puis relâché en Albanie dans des conditions rocambolesques.

Deux avions utilisés par la CIA ont pu être suivis à la trace : un Boeing 737 portant le numéro d’enregistrement N313P et un Gulfstream V (numéro N379P). Ce dernier a été surnommé, selon Amnesty International, "L’Express de Guantanamo", pour avoir effectué une cinquantaine de vols vers Cuba. Il a aussi été utilisé pour le transfert des deux Egyptiens de Stockholm.

S’agissant des "sites noirs" présumés en Europe, HRW a mentionné publiquement deux pays : la Pologne et la Roumanie. Leurs dirigeants, soumis à d’intenses pressions américaines, démentent formellement. Le site polonais a été localisé à proximité d’un aéroport reculé, dans la région boisée de Mazurie, près de la frontière avec la Lituanie. "Il y a là des installations qui ont servi de terrain d’entraînement aux services secrets polonais. Personne n’y a accès", souligne-t-on à Human Rights Watch. Le site roumain, lui, aurait été placé aux abords d’un aéroport proche des rives de la mer Noire, utilisé par l’aviation américaine au déclenchement de la guerre en Irak.

"Le problème, dit-on à HRW, c’est qu’on a quand même affaire à la CIA ! Il est évident que, dès que des endroits sont mentionnés publiquement, l’Agence procède à leur évacuation d’urgence." Ce constat est corroboré par les récentes révélations de la chaîne américaine ABC, selon laquelle onze personnes détenues sur le territoire européen par la CIA ont été secrètement évacuées ces dernières semaines.

Un représentant de HRW affirme avoir acquis la certitude que "plusieurs des personnes figurant sur la liste des prisonniers portés disparus dans le cadre des renditions ont séjourné dans des "sites noirs" en Europe de l’Est". Un officiel européen, réclamant l’anonymat, affirme que les prisons secrètes en Pologne et en Roumanie ont été évacuées "dès la parution de l’article du Washington Post". Une douzaine de détenus auraient été transférés au Maroc.

Des experts de services de renseignement européens se disent perplexes devant l’étonnement que peuvent susciter aujourd’hui les agissements de la CIA. Les renditions étaient déjà une pratique connue sous les présidences Clinton et Bush père. Pendant la guerre du Vietnam, la CIA disposait de sa propre compagnie aérienne, Air America. Les milieux spécialisés doutent que des preuves puissent jamais être établies sur le transport et la détention de terroristes en Europe par la CIA.

Robert Baer, un ancien de la "Compagnie" (auteur de La Chute de la CIA, Mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts de l’islamisme, Folio, 2003), rappelle que tous les documents de la CIA sont "surclassifiés, (...) même les invitations aux fêtes de Noël", et que les lieux où agissent ses agents sont rebaptisés afin d’éviter toute identification. A propos de la base américaine Camp Bondsteel, qui relève de l’OTAN, au Kosovo - soupçonnée par un représentant du Conseil de l’Europe d’avoir abrité une prison secrète -, un ex-responsable de l’OTAN se souvient d’un épisode "ancien". Des personnes enlevées y ont été incarcérées avant d’être transférées aux Etats-Unis. Le secrétaire général de l’OTAN de l’époque, Lord Robertson, aurait simplement exprimé son mécontentement de ne pas avoir été tenu informé.

CHRONOLOGIE

17 JUIN 2004
L’organisation non gouvernementale Human Rights First accuse Washington de détenir des suspects dans 13 centres de détention secrets, en Asie, à Diego Garcia ou en haute mer.

5 JUIN 2005

Amnesty International estime que les Etats-Unis ont créé "un archipel" de prisons secrètes dans le monde.

2 NOVEMBRE

Le Washington Post cite huit Etats, dont la Thaïlande, l’Afghanistan et "plusieurs pays démocratiques d’Europe de l’Est" ayant accueilli des sites secrets de détention.

23 NOVEMBRE

Le Conseil de l’Europe ouvre une enquête sur d’éventuels transferts ou détentions secrets dans ses Etats-membres.

30 NOVEMBRE

L’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) accuse les Etats-Unis de détenir au moins 26 "détenus fantômes" dans des lieux secrets. Certains y auraient été torturés.

6 DÉCEMBRE

La chaîne américaine ABC News affirme que 11 membres présumés d’Al-Qaida ont été transférés par la CIA de leur lieu de détention, en Europe de l’Est, vers l’Afrique du Nord, avant la visite de Condoleezza Rice.