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UNE ANNÉE DE VIOLATIONS ET D’INJUSTICE, MAIS DE GRANDE DIGNITÉ - Miguel Ángel Beltrán Villegas
Publie le mercredi 16 juin 2010 par Open-Publishing« La résistance est un devoir, pas une obligation. Maintenir la dignité est un impératif absolu. C’est cela : la dignité est ce qui me reste, ce qui nous reste. » (Tahar Ben Jelloun)
Aujourd’hui 13 mai 2010, je suis sur le point d’avoir une année de privation arbitraire de ma liberté. Une année pendant laquelle mes droits fondamentaux ont été violés ; une année pendant laquelle les médias officiels m’ont traité comme un dangereux terroriste ; une année pendant laquelle j’ai été victime de pressions physiques et psychologiques, y compris des menaces contre ma famille ; une année pendant laquelle on m’a condamné à vivre la majeure partie du temps dans une cellule de trois mètres sur 4, avec trois et même quatre détenus de plus en cas de surpopulation ; une année pendant laquelle j’ai subi les mauvais traitements d’une garde qui réagit violemment quand je fais valoir mes droits. En un mot, une année d’inénarrables souffrances physiques et morales.
Mais au-delà de ces circonstances difficiles, je voudrais vous dire que, comme sociologue, comme colombien, comme être humain, ces douze mois de prison m’ont beaucoup appris, qu’ils ont été une « opportunité » pour élargir mon horizon de connaissances et observer de près une réalité que les médias et les pouvoirs en place cherchent péniblement à occulter.
J’ai apprécié pour commencer le véritable visage autoritaire de régimes qui, comme au Mexique ou en Colombie, exaltent dans leurs constitutions et leurs discours officiels la primauté des valeurs démocratiques, mais qui n’hésitent pas à recourrir à des mécanismes aussi répudiables que la séquestration, la disparition forcée, la torture et la violation des droits humains de leurs citoyens sous le prétexte de combattre une prétendue « menace terroriste ». Car je dois vous dire -parce que les médias au service de l’establishment l’ont caché- que je n’ai pas été capturé mais séquestré et torturé par les autorités mexicaines -dans une opération coordonnée avec la DIJIN1 colombienne- lorsque, confiant dans les institutions démocratiques de ces pays, je me suis présenté volontairement au bureau de l’Intitut National de Migration pour solliciter une prolongation de mon séjour légal, dans le but de conclure ma recherche post-doctorale que je menais sur invitation du Centre d’Etudes Latino-Américaines (CELA) de l’Université Nationale Autonome de México (UNAM).
Ce 22 mai 2009 le président Felipe Calderón, contrariant la volonté du peuple mexicain, a coupé net à une longue tradition démocratique qui a fait de ce pays, depuis des dizaines d’années, un lieu de refuge pour de nombreux intellectuels, politiciens et dirigeants populaires poursuivis par les régimes autoritaires du continent et du monde entier. Par cette action infâme, le gouvernement du dirigeant mexicain réaffirme sa prétention d’appliquer dans son pays les grandes lignes de la mal dénommée « sécurité démocratique » qui, en Colombie, a eu comme résultats l’accroissement du nombre de déplacés, la légalisation des organisations paramilitaires, l’augmentation des disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires -sans compter le saignée budgétaire qui, loin de résoudre le problème de la violence, ne fait que l’accentuer.
Ce chapitre douloureux de ma vie m’a permis de connaître les engrenages d’une justice viciée où d’abord on juge puis on enquête, une justice qui se base sur des procédures orientées pour obtenir une mise en accusation ; un système pénal accusatoire où ce qui vraiment important pour l’État est que l’inculpé soit disposé à reconnaître son délit ; un ministère public qui s’appuie sur des méthodologies probatoires qui ne satisfont pas aux exigences légales de la procédure légale ; un système de procès qui ne garantit pas les principes du l’Etat réel de droit. Tout cela est paru clair à l’audience de légalisation de ma capture, où un juge de garanties a légitimé une capture illégale ignorant délibérément mon état de santé délicat ; une accusation où ne se définissent pas les faits délictueux (comment, quand et où ils se sont produits) ; une inculpation où l’on affirme que créer des groupes d’investigation scientifique revient à créer des « associations de malfaiteurs » et que parler du conflit social et armé dans des lieux académiques forme un délit de rébellion. Un jugement qui se base sur une base illicite et illégale comme le prétendu ordinateur de « Raúl Reyes ».
Alors que des effectifs de l’armée accusés d’être les auteurs réels de « faux-positifs » (lisez meurtres de sang-froid) étaient laissés en liberté pour « prescription », à moi on me convoquait en procédure orale pour le 30 décembre 2009, en avertissant fallacieusement que ma défense était en train de recourir à des manoeuvres dilatoires dans le but d’obtenir ma liberté protégée dans cette même procédure juridique. On n’a pas donné, après cinq mois de mise en place, le coup d’envoi à la procédure orale et, dans l’attente que cela arrive, j’ai déjà accompli une année de condamnation dans ce pavillon de maximale sécurité.
Pour ceux qui n’ont pas eu l’infortune d’être ici -et j’espère qu’ils ne l’auront jamais-, le Pavillon de Haute Sécurité de « La Prison la Picota » héberge des détenus considérés comme ayant un haut profil délinquant, et pour cela nous sommes soumis à un régime pénitenciaire spécial -copié du modèle nord-américain- qui entraîne la violation de nos droits fondamentaux, la restriction des visites, l’interdiction d’utilisation des espaces physiques récréatifs et de travail (p. ex. des ateliers), la surveillance permanente par caméras videos -parmi beaucoup d’autres mesures répressives qui partent d’une négation de notre condition humaine parce qu’on nous a classés comme dangereux pour la société. Cette situation contraste avec le traitement que reçoivent les chefs paramilitaires, narcotrafiquants et « parapoliticiens » incriminés dans des massacres et crimes contre l’humanité, lesquels habitent dans des pavillons confortables avec privilèges et tout le luxe possible selon les directives de l’INPEC (Institut National Pénitentiaire de Colombie) -quand ils ne jouissent pas du bénéfice de la détention domiciliaire, droit qui m’a été refusé malgré que je sois fonctionnaire et que je n’aie pas d’antécédents pénaux.
Ces douze mois d’emprisonnement politique n’ont pu cependant faire plier ma volonté de lutte, parce que pour un esprit libre il ne peut y avoir d’obstacles qui empêchent son action. J’ai donné des cours de sociologie, d’histoire de l’Amérique Latine, de grammaire et d’orthographe ; nous avons mis sur pied des journées sportives et culturelles ; j’ai écrit et porté à la scène une oeuvre de théâtre (« Monsieur le Président empeste ») ; nous avons fondé la Bibliothèque « Jairo Antonio Sánchez », d’abord dans la prison Modèlo et ensuite dans la Picota ; et ce dernier 1er mai, fête internationale de la classe ouvrière, nous avons lancé à la lumière du jour le premier numéro du bulletin de prisonniers politiques « La fugue à vive voix » qui prétend être une courageuse échappatoire de dénonciations pour nous re-rencontrer avec ce monde extérieur qui nous est pas défavorable et qui, au contraire, constitue un encouragement pour notre lutte.
Sans la force solidaire que vous m’avez transmise, tout ceci aurait été impossible. Depuis le moment même de ma détention, l’Association Syndicale de Professeurs Universitaires (ASPU), l’Association des Professeurs de l’Université d’Antioquia (ASOPRUEDA), avec ma famille, des amis, des amies, des étudiants et collègues de Colombie et du monde entier ont assumé de manière active le liedership d’une campagne pour la défense de la pensée critique. Je voudrais les remercier, ainsi que les organisations et groupes de travail estudiantins, les médias alternatifs, les ONGs défenseures des droits humains, les intellectuels et universitaires critiques, pour leur ferme solidarité qui constitue, en ce moment, le meilleur stimulant pour persévérer et une protection invincible pour faire face à cette situation injuste.
Mais ce que je regrette, c’est que les hautes sphères de l’université -et particulièrement sa plus haute tête visible, le Dr Moisés Wasserman, si emphatique lorsqu’il condamne de légitimes expressions de protestations des étudiants- gardent le silence face aux violations d’un gouvernement illégitime qui recourt à la violence physique et symbolique pour faire taire la communauté universitaire. Que pouvons-nous penser d’un recteur qui se hâte de qualifier de kidnappeurs des étudiants qui ne le laissent pas sortir de sa voiture -alors que lui-même se tait face à la séquestration d’un professeur de son corps professoral poursuivant des études postdoctorales dans un pays voisin et présenté du jour au lendemain devant l’opinion publique nationale et internationale, sans le moindre respect de la présomption d’innocence, comme un dangereux terroriste ? Est-il possible que cette délicate situation ne suscite parmi les sphères de notre auguste centre d’études la moindre réflexion sur le rôle critique de l’académie dans une société traversée par un aigu conflit social et armé ? Ou serait-ce que l’importance sociale de l’université ne peut se mesurer qu’à travers des indicateurs quantitatifs de productivité ?
De telle manière que l’on dirait que l’université publique ouvre la voie à une technocratie académique à vocation bureaucratique qui voit en l’Alma Mater une souce de légitimation de son pouvoir privilégiant l’efficience, édifiant sur celle-ci un système unique de valeurs et de conceptions au sujet des formes de gestion universitaires ; à une bureaucratie qui s’avère incapable d’avancer des réformes académiques à pertinence sociale, parce qu’elle tourne le dos à la communauté universitaire ; à une direction universitaire plus engagée dans la reproduction des groupes dominants au pouvoir qu’à une gestion vraiment académique. Ceci explique son refus d’assumer les problèmes nationaux et d’en débattre face au pays.
L’écrivain espagnol Miguel de Unamuno a dit une fois « qu’il y a des moments où se taire est mentir », et ce silence institutionnel de l’Université est une autre manière de donner raison aux tyrans. C’est que la peur nous fait parfois créer des fantômes et, pire encore, croire en eux.
Mon curriculum vitae a été transparent, il est à la vue de vous tous et toutes. Ce sont plus de deux dizaines d’années de travail d’enseignement et de recherche où j’ai appris à mes étudiants à ne pas tirer avec des armes mais avec des idées ; à investiguer, explorer et comprendre les phénomènes sociaux -ce qui suppose la considération de tous les points de vue et explications, ainsi que la découverte de faits gênants qui tôt ou tard rentrent en conflit avec les savoirs et pouvoirs établis.
Pour tout cela je vous invite à vaincre vos peurs, à vous défaire de la censure et à faire présence massive lors de la procédure orale qui commencera le lundi 24 mai 2010 ; parce que là ne se jugera pas le Professeur Miguel Ángel Beltrán Villegas, là se jugeront la pensée critique, la liberté d’enseignement, le travail académique engagé.
En un mot l’essence même de l’université publique, violée par ceux qui prétendent restreindre les idées et convertir l’Alma Mater en un espace de pensée unique et hégémonique.
Je veux que vous compreniez que le choix de cette option de vie me maintient maintenant derrière ces grilles et aux portes d’une procédure orale qui pourrait déboucher sur une condamnation jusqu’à trente ans. Je peux vous dire que je ne me repentirai pas de mes convictions, car je crois en l’homme ; et croire en l’homme signifie croire en sa liberté de pensée, de parole, de critique, d’opposition, de tout ce que cet Etat poursuit et criminalise pour garantir les intérêts d’une minorité. C’est pour cela que je conclus, avec l’écrivain marocain Tajar Ben Jelloun, que « jamais je ne condamnerai ceux qui ne supportent pas leurs tortionnaires, quand ils finissent par succomber à la torture et se laissent mourir ; je suis seulement un homme pareil à tous les autres, avec la volonté de ne pas céder. »
Un salut fraternel
Miguel Ángel Beltrán Villegas
Prisonnier politique, Pavillon de "Haute Sécurité" (2e étage), prison La Picota.
1. La Direction d’Investigation Criminelle et Interpol (DIJIN) est une direction à l’intérieur de l’organisation de la Police Nationale de Colombie, qui exerce les fonctions de police judiciaire, réalisant l’investigation pénale sur initiative propre ou sur ordre donné par le Procureur Général de la Nation. (Wikipedia)
Source en français : Tlaxcala
Source en espagnol : Tlaxcala