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En direct d’Egypte : conflits interconfessionnels ?

par Claude Deloume

Publie le dimanche 16 octobre 2011 par Claude Deloume - Open-Publishing

Lu sur le blog de Sylvie Nony, prof au Lycée Français du Caire :

"13 octobre 2011

par snony

Les récents événements en Égypte sont à la fois consternants et inquiétants. Deux sentiments palpables parmi la population qui « encaisse » ce nouveau coup porté à l’espoir qu’avait soulevé la révolution de construire un pays plus juste. Le traitement médiatique et politique de ce que certains refusent d’appeler « événements » ajoute à la colère des égyptiens les plus engagés dans le processus issu du 25 janvier. Mais il provoque aussi résignation et peur pour la grande majorité de leurs concitoyens.

La manifestation qui est partie de Shubra dimanche 9 vers 16h était une manifestation pacifique qui rassemblait des chrétiens mais aussi quelques musulmans, protestants contre les récents événements qui, en Haute-Egypte (Asswan, Edfu…) avaient conduit à des agressions sectaires contre des chrétiens voire à l’incendie d’une église. Les jeunes de la « coalition Maspéro » pointaient du doigt l’étrange laisser-faire de l’armée dont le Conseil Suprême a certes plusieurs fois promis des reconstruction d’églises mais dont les officiers assistent souvent impassibles aux exactions et aux provocations d’extrémistes musulmans. Voilà pourquoi les jeunes coptes revenaient sur ce lieu qu’ils avaient investi au printemps dernier, à la suite de l’attaque de l’église d’Imbaba, et où ils avaient fondé leur organisation (voir précédent post).

Image des combats trouvée sur le net

Mais ce ne sont pas des contre-manifestants salafistes qu’ont rencontrés les coptes dimanche soir. Ce sont des policiers en tenue, des militaires et des policiers en civil (en tout cas c’est ainsi que certains se présentaient), qui côtoyaient ce qu’il est convenu d’appeler ici des baltaguiyas (des hommes de main) dans des petits groupes de « manifestants anti-chrétiens ». Plusieurs témoignages dans la presse, à la radio, et sur les réseaux sociaux, montrent que les liens entre les officiers de l’armée présents et ces « manifestants spontanés » sont assez troublants.

Les autopsies des corps des 25 victimes connues à ce jour ont montré des marques d’une violence inouïe, des véhicules blindés ayant été utilisés pour écraser certaines victimes, et des passages à tabac collectifs ayant été menés sur les autres. Le niveau de violence qui régnait dans les environs, entre le bâtiment de la télévision nationale (Maspéro) et la place Abd el-Monim Reyad (au niveau du musée) apparaît dans le témoignage de Hani Bishra en ligne sur Facebook.

Le mot selmiya (pacifique) est orné d’une cible

En partant du musée et en se dirigeant vers Maspéro, celui-ci s’est retrouvé face à des jets de pierre qui provenaient d’un groupe de soldats et de civils situés devant l’hotel Ramses Hilton. En revenant en arrière il est arrêté par une personne qui, après lui avoir fait avouer sa confession, a appelé d’autres « civils » à la rescousse en se vantant d’avoir choppé chrétien. Une trentaine de ces civils a fini par l’entourer, certains le frappant à la tête, alors qu’il se débattait pour réclamer le téléphone qu’on lui avait pris, et pour retourner vers le cordon de police qu’il venait de franchir. Bousculé, traité de « chien de chrétien » (kalb nossrani), il a fini par atteindre un officier à qui il a demandé protection en montrant son passeport américain. L’homme en civil qui l’avait interpellé s’est avéré être un policier dont Hani a pu étudier la mission pendant le couple d’heures qu’il a passé, bloqué derrière un rang de la Sécurité Centrale (amn al-markasi). Son rôle était de coordonner les différents groupes de « manifestants spontanés », qu’il invitait à s’engager dans les rues aux alentours, chantant « Chrétiens, où êtes-vous. L’islam est là ! ». Sous la protection de deux jeunes policiers plus avenants, il a pu observer un hall d’immeuble où quatre corps baignaient dans leur sang et apprendre que ceux-ci avaient été tués par l’armée mais que les corps étaient en trop mauvais état pour être transportés. Il a aussi pu entendre l’ordre donné aux policiers d’utiliser les balles réelles.

De nombreux autres témoignages pointent la responsabilité directe de l’armée et de la police dans ces massacres comme celui de cet avocat, en anglais dans le Masry al-Youm, ou sur les différents sites (par exemple n4hr.com ou yamazaj, ou encore le reportage de BBC News). Les informations qu’ils contiennent sont connues au plus haut niveau puisque c’est le motif à peine voilé de la démission du ministre (copte) des finances, Hazem al-Biblawy, démission qui lui a été refusée sans que l’on sache bien ce qu’un tel refus entraîne.

La version officielle des « événements » a d’abord été celle que les medias gouvernementaux ont tissé tout au long de la soirée du 9 : « les coptes ont attaqué l’armée devant Maspéro, il y a déjà 4 morts parmi les soldats ». Ces informations n’ont pas manqué d’attiser les haines et de provoquer des participations volontaires aux

Non aux tribunaux militaires pour les civils

regroupements « anti-chrétiens » de la soirée. Les TV privées ont, quant à elles, reçu une visite opportune de l’armée leur interdisant de traiter l’affaire, ce qui montre au passage que ce qui s’est passé ne relève pas d’un « dérapage des forces de l’ordre » mais bien d’une organisation préméditée.

Le scénario est en de nombreux points ressemblant à celui de l’attaque contre l’ambassade d’Israël début septembre (voir précédent post), à celui du quartier Abbasseya cet été. Voilà pourquoi le traitement de ces événements est particulièrement important. Laisser entendre, comme l’ont fait quelques media étrangers, que l’attaque de l’ambassade d’Israël était une manifestation spontanée de la haine des égyptiens envers ce pays c’est passer sous silence les hordes de voyous à la solde de l’ancien régime qui avaient été commanditées pour cette opération : le reportage de France2 sur cette attaque par exemple, montrait nettement l’inaction de l’armée et de la police pendant la destruction du mur de protection de cette annexe de l’ambassade.

De même laisser entendre que les événements de Maspéro se résument à des combats chrétiens/salafistes comme le suggère le reportage de France Inter de mardi dernier (en ligne ici), ou le papier dans l’Humanité du même jour (en ligne là) trahit un regard particulier sur les évolutions des sociétés arabes, lues en permanence à travers le prisme de la peur de l’islam radical. Alors que de nombreuses analyses produites depuis le surgissement des « révolutions arabes » ont pointé l’aveuglement qui a amené les diplomaties occidentales à soutenir si longtemps les dictatures en place, pour « éviter la prise de pouvoir du fondamentalisme religieux », on continue à produire des analyses qui confortent les contre-révolutions actuelles et les reprises en main autoritaires.

Manifestation devant la cour suprême de justice le 4/10/11 : "Les aiguilles de la montre ne reviennent pas en arrière. Il faut purger (l’ancien régime) de suite.

Il ne s’agit pas de nier que le fondamentalisme islamique est un danger. Il suffit de se promener dans les rues du Caire pour s’en rendre compte. Il s’agit d’être lucide sur la manière dont l’existence de ce mouvement est en permanence instrumentalisée pour mater le peuple et réprimer ses aspirations à davantage de liberté. C’était le cas avant la révolution puisque le procès en cours de l’ex-ministre de l’intérieur Adly a largement montré sa responsabilité dans la pseudo « ‘attaque d’al-Qaïda » de l’église d’Alexandrie l’an dernier. C’est le cas aujourd’hui encore. La recette est toujours la même.

Que les media égyptiens (et encore pas tous) évitent les attaques frontales avec un pouvoir qui traduit devant des tribunaux spéciaux bloggueurs et journalistes, cela peut se comprendre. On comprend du même coup pourquoi la version officielle des événements est admise aujourd’hui par tant d’égyptiens. Mais les jeunes de la révolution ne l’entendent pas de cette oreille. L’image, un brin naïve, de l’armée qu’ils s’étaient forgée depuis le 25 janvier est sérieusement entamée (c’est un euphémisme). Sur les réseaux sociaux circule le mot d’ordre :

قل « مذبحة ماسبيرو » و لا تقل « أحداث ماسبيرو » (Dis : « le carnage de Maspéro » ; ne dis pas « les événements de Maspéro »). Malgré tous les risques qu’ils encourent, de nombreux activistes dénoncent publiquement le rôle qu’a joué l’armée dans ce carnage (voir la page Facebook en arabe du syndicat indépendant des enseignants).

Dans sa conférence de presse du 12/10, l’armée a présenté ses excuses, tout en affirmant qu’elle n’était pas responsable des incidents. Elle a maintenu la version selon laquelle de jeunes coptes ont commencé à lancer des pierres sur les militaires vers 18h30, ce qui est possible et confirmé par quelques témoignages. Cela ne justifie bien évidemment pas d’écraser cinq jeunes à l’aide d’un véhicule blindé ou de tirer sur les autres à balle réelle mais l’armée affirme que ce n’était pas intentionnel. Elle a cependant ordonné la formation d’une commission d’enquête (voir en anglais le récit du quotidien pro-gouvernemental al-Ahram, et l’analyse plus engagée sur Egyptian Chronicles.

Suffira-t-il de crier d’une seule voix « chrétiens, musulmans une seule main » dans les prochains rassemblements pour reconstruire une unité nationale ? Cela semble bien dérisoire compte-tenu du malaise actuel. Et on voit mal comment cette nation pourra poursuivre sa reconstruction démocratique s’il se vérifie que ceux qui en ont la charge provisoire sont prêts au pire pour conserver le pouvoir.

PS : les graffitis qui illustrent cet article ont fleuri sur les murs du centre ville depuis plusieurs semaines déjà."