Accueil > La Modernisation... et après ???

La Modernisation... et après ???

par Djémil KESSOUS

Publie le dimanche 19 février 2012 par Djémil KESSOUS - Open-Publishing

Deux mots sur la Modernisation, son développement, son apogée et son déclin

Le néolithique fut-il une révolution ? C’est en tout cas l’épithète, célèbre, que l’archéologue australien Gordon Childe attribua à ce phénomène. Commencé il y a environ dix millénaires, ce moment où l’homme apprit à domestiquer végétaux et animaux devait déboucher ultérieurement sur la civilisation, la société étatique. Néanmoins, traiter par un terme si "révolutionnaire" une mutation qui s’est poursuivie durant plusieurs milliers d’années apparaît problématique. Nous sommes plutôt ici en présence d’une expansion lente, bien que sensiblement accélérée, commencée avec quelques chasseur-cueilleurs itinérants, laquelle a fini par aboutir à des agriculteurs sédentaires bien plus nombreux.

Sans hésiter par contre, nous nommerons "révolution moderne", ou Modernisation, cet événement bien plus rapide et complexe qui, dès la fin du XVIIIe siècle, presque au même moment, s’est subitement engagée à partir des révolutions économico-industrielle anglaise, puis politico-culturelle française, transformant des agriculteurs, sujets des sociétés traditionnelles, en citoyens salariés voire en chômeurs désoeuvrés.

Ce bouleversement qui se poursuit encore, a considérablement accru la population de l’humanité, sa force productive (mais encore destructive)… il a engendré un progrès technique incessant, généralisé au plus large niveau planétaire le capitalisme et l’Etat-nation… Il a connu son apogée au cours des années 1950-1960, au cœur de la période dite des Trente Glorieuses avec le boom de l’économie, des taux de croissance économique atteignant ou dépassant les 7% à l’échelle mondiale, avec l’explosion démographique et le grand phénomène de la décolonisation qui a ruiné, aussitôt formés, de grands empires coloniaux (portugais, britannique, français) ou continentaux (soviétique).

Deux grands signes d’essoufflement de cette expansion bi-séculaire se sont manifestés à partir du dernier quart du XXe siècle, plus précisément à partir de la crise pétrolière de 1973 : la décélération progressive des deux croissances mondiales fondamentales : économique et démographique. Un curieux phénomène se manifesta à ce moment : alors qu’un nombre croissant de pays subissaient une conversion drastique au système libéral, qu’ils étaient intégrés de manière traumatisante au marché mondial (phénomène éloquemment décrit par Naomi Klein dans sa "croissance d’un capitalisme du désastre" [2007]), à ce moment même où il se généralisait, connaissait son triomphe universel, le système commençait à se décomposer. Depuis lors, malgré la poursuite du progrès techno-scientifique, la décélération historique des fondamentaux de la Modernisation a durablement fait sentir ses effets, les taux de croissance économique et démographique déclinant avec des fluctuations diverses – un phénomène dont tous les hommes, ou presque, devraient se réjouir. Néanmoins il faut regarder l’affaire avec circonspection : notre actuelle grande dépression apparaît bien plus grave que celle de 1929, laquelle était encore une crise de croissance, de jeunesse en quelque sorte ; la plus récente se présente comme une "fin de cycle" et on peut se poser quelques questions sur les prochaines étapes de ce déclin annoncé de la Modernisation.

Sur l’idéologie du déclin de la Modernisation

Les Trente Glorieuses n’avaient pas encore amorcé leur déclin, que se manifestait un courant idéologique caractéristique de la nouvelle phase de reflux annoncée : le postisme. On peut retrouver cette idéologie, notamment, dans les discours parallèles traitant de la "fin des idéologies" ou de la "politique" (Bell, 1960 [1]), de la société post-industrielle (Touraine, 1969, puis Bell, 1973 [2]), de la "fin de l’histoire" dans sa version étasunienne (Kojève, 1968, puis Fukuyama, 1989 [3]), du post-sionisme (Avnery, 1968 [4]), et finalement du "postmodernisme", un courant plus large inauguré par Lyotard (1978 [5]). Nous allons observer la genèse de ce courant idéologique avant d’en étudier plus attentivement quelques-unes de ses composantes.

 1) En 1960, le sociologue états-unien Daniel Bell publiait sa fin des idéologies. Le sous-titre de l’ouvrage, l’épuisement des idées politiques des années 1950, en définissait explicitement le contenu. Au cœur de cette période faste de l’après-guerre, au moment de la croissance des classes moyennes et du compromis fordiste, l’auteur voyait dans son pays la fin des classes sociales, des affrontements radicaux, des antagonismes politiques passionnés (rattachés à un passé révolu), la disparition de l’intellectuel contestataire avec la montée simultanée d’un politicien nouvelle manière dont la personnalité primait sur le programme, son esthétique sur ses idées, la forme, la rhétorique du discours, sur le fond. Les grandes différences entre républicains et démocrates commençaient à s’estomper, préfigurant ce qui allait se généraliser dans les autres démocraties libérales. Avec cette société du spectacle, que Debord devait analyser ultérieurement, commençait l’ère des mass média et des spécialistes en communication. Mais déjà le pragmatisme était devenu "la politique fondamentale états-unienne" (Birnbaum, 1975) et la vieille Europe était appelée à suivre ce mouvement.

 2) Quelques années après ce "post-idéologisme" on pouvait assister au développement de discours connexes relatifs à la "société post-industrielle". Daniel Bell (The Coming of Post-Industrial Society, 1973), était à ce sujet parvenu aux mêmes conclusions que le Français Alain Touraine, lequel avait précédemment publié un ouvrage homonyme (1969). Les deux sociologues observaient pareillement le déclin des secteurs primaire et secondaire de l’économie, consacrés à la production des richesses matérielles, et la croissance simultanée du secteur tertiaire dédié aux services, aux biens non matériels.

 3) Examinons à présent les thèses de l’école post-historique, laquelle, bien avant les Trente Glorieuses, remonte au début de la Modernisation. "J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance (…)" Le 13 octobre 1806, le jour même de la bataille de Iéna, l’Allemand Hegel, enthousiaste, confiait ainsi ses impressions à un correspondant (Niethammer). Comme certains de ses compatriotes, il souhaitait "bonne chance à l’armée française", imaginant celle-ci abolir les féodalités européennes, voire réaliser "l’Etat universel et homogène", la fin de l’histoire, comme devait l’interpréter Alexandre Kojève au cours du siècle suivant.

En 1968, ce philosophe français d’origine russe (son nom véritable étant Kojevnikov), revisitait et corrigeait ses propres thèses posthistoricistes des années 1930. En cette époque plus récente, l’american way of life était devenu, selon lui, "le genre de vie propre à la période post-historique, la présence actuelle des Etats-Unis dans le monde préfigurant le futur ’éternel présent’ de l’humanité tout entière". Hegel ne se serait trompé que d’un siècle et demi en somme. A la suite des deux guerres mondiales du XXe siècle, "l’avant garde de l’humanité" (Etats-Unis et Europe atlantique) aurait "virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’homme". Il ne restait plus au monde, aux provinces de l’Empire, qu’à "s’aligner" [*].

Vingt ans plus tard, juste avant l’effondrement du mur de Berlin, celui de l’ensemble des régimes politiques d’Europe de l’Est, Kojève était réactualisé par Francis Fukuyama (1989). Ce dernier, donnait le titre de fin de l’histoire à un article qu’il publiait alors. Trois ans plus tard, à la suite de l’effondrement de l’Empire soviétique, Fukuyama enrichissait sa théorie par un ouvrage épais : La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). Selon lui, l’histoire humaine – "cohérente et orientée" – allait bientôt conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale "forme finale de tout gouvernement humain".

 4) La notion de post-sionisme a été introduite par l’Israélien Uri Avnery en 1968 dans l’ouvrage Israël sans le sionisme. Il opposait ici sa conception d’un plus moderne "Etat israélien nationaliste" (p. 139) à "l’Etat des Juifs" de Herzl (Der Judenstaat, 1896). L’intellectuel israélien se présentait ainsi : "Je suis un nationaliste hébreu qui désire traiter avec des nationalistes arabes". En se démarquant de la doctrine inaugurée par Herzl, qui concevait déjà son Etat comme "l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie", Avnery préconisait "une grande confédération sémitique". Celle-ci, ajoutait-il, "mettrait fin au chapitre sioniste de notre histoire et en ouvrirait un nouveau, celui d’Israël intégré à sa région, jouant un rôle dans la lutte de cette région pour le progrès et l’unité". "Les Arabes, concluait-il, reconnaîtraient cet Etat post-sioniste (sic) comme partie intégrante de la région" (p. 188). Avnery inaugurait ainsi une riche tradition d’intellectuels israéliens hétérodoxes.

 5) Le postmodernisme naquit ultérieurement, au cours des années 1970 : d’abord dans les arts, en littérature (1971, Ihab Hassan, The Dismembrement of Orpheus : Toward a Postmodern Litterature), en architecture (1977, Charles Jenck, The Langage of Postmodern Architecture), finalement, ce qui nous intéresse ici au premier chef, en philosophie et dans les sciences sociales avec Jean-François Lyotard et sa Condition postmoderne, ouvrage qu’il publiait en 1979.
L’homme postmoderne de Lyotard ne croit plus aux "méta-récits", celui de "l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur", du "développement de la richesse" (p. 7), ou de "la société sans classe" (quatrième de couverture). Le progrès général réalisé par l’humanité, phénomène déjà mis en évidence par les philosophes des Lumières, apparaît achevé : au moment où les sociétés entrent dans "l’âge dit post-industriel", les cultures entrent dans "l’âge dit postmoderne" (p. 11). Sa parenté avec Daniel Bell, le grand initiateur, apparaît ici clairement.

La très grande richesse de l’idéologie postiste

Le postisme constitue donc un courant idéologique vaste et éminemment varié ; nous sommes bien ici en présence d’une large "conception du monde" (weltanschauung), tout comme le fut le romantisme au XIXe siècle, avec toutes ses contradictions internes. Mais le postisme n’est pas exactement un néo-romantisme. Il présente une nature nouvelle : la vieille opposition catégorique des romantiques au libéralisme a disparu. Le postisme, décidément très complexe, recèle des nuances sensibles. Le progressisme libéral et optimiste de Kojève & Fukuyama, selon lesquels le libéralisme doit fatalement se généraliser au reste du monde, ne concorde pas avec la philosophie postmoderne de Lyotard, foncièrement pessimiste. Ce dernier, très fasciné par le chaos et l’incertitude, ne croit pas beaucoup à l’histoire "cohérente et orientée" et à son achèvement harmonieux. Kojève & Fukuyama continuent de se rattacher à la tradition progressiste et universaliste du modernisme classique (tout comme Bell avec sa société post-industrielle), ce qui est loin d’être le cas des postmodernes plutôt influencés par ce que l’on nomme relativisme culturel selon lequel "toutes les cultures se valent".

Par-delà toutes ces tendances qui nuancent le postisme (selon le cas optimiste, pessimiste, universaliste, multiculturaliste, libéral-progressiste…), on peut cependant déceler dans ce mouvement une tendance globale, une "dérive conservatiste" plus ou moins marquée qui se manifeste à l’origine chez les fondateurs, Bell et Lyotard, tous deux anciens intellectuels de gauche ayant sensiblement évolué. De nombreux auteurs postmodernes s’opposèrent radicalement au capitalisme avant leur évolution ultérieure, certains s’étant ultérieurement modéré notablement en adoptant des positions plus ambiguës. Jean Baudrillard est ainsi passé de la dénonciation explicite du consumérisme libéral (La société de consommation, 1970) à la fascination pour le libéralisme U.S. (Amérique, 1986).

On peut dès lors se faire une idée plus précise du postisme en observant que ses divers protagonistes imaginent la société post-moderne déjà réalisée dans les pays où triomphe le libéralisme, un système en voie de généralisation planétaire d’après quelques-uns d’entre eux, mais restant inaccessible à certaines cultures selon d’autres. Tous les auteurs qui participent à la nébuleuse postiste se situent dans un "monde d’après", ce qui semble logique, toutefois sans que l’on sache précisément quand a eu lieu le changement décisif ; tous, explicitement ou non, considèrent la société libérale "ouverte" comme l’aboutissement de l’histoire, comme un système indépassable, sinon "le moins mauvais à l’exception de tous les autres". "Il y avait de l’histoire mais il n’y en a plus", aurait observé Marx… ou elle vient juste de s’achever… Ainsi, pour Bell "la fin des idéologies" c’est d’abord la fin du communisme et, de manière corollaire, la victoire finale d’une idéologie précise, le libéralisme. On retrouve une démarche proche, plus récemment, chez Michel Onfray (2010), philosophe libertaire ayant marqué son adhésion au "post-anarchisme". Pour ce dernier, qui propose de penser en termes de "capitalisme libertaire", l’Etat n’est plus l’ennemi irréductible.

"La modernisation est terminée" soutiennent Hardt et Negri (p. 349), sans préciser à quelle date serait survenue la mutation ultime, mais après avoir affirmé que "le capitalisme se porte bien" (p 330). Ces deux thèses apparaissent sensiblement contradictoire. Si le capitalisme, système de croissance économique accélérée se porte tellement "bien", on conçoit mal comment la modernisation, dont il constitue le moteur fondamental, puisse être "terminée". Un ralentissement ne constitue pas la fin d’un trajet. Hardt et Negri publient leurs thèses précitées en 2000, au moment précis où explose la bulle Internet, avant les attentats du 11 septembre 2011, l’invasion consécutive de l’Afghanistan, puis de l’Irak (mars 2003), avant la crise des "subprimes" (automne 2008, affaire à suivre)… Malgré une décélération notable, les taux de la croissance mondiale, économique et démographique, ont continué d’être "modernes". La richesse s’est durablement accumulée pour quelques privilégiés pendant que la misère (laquelle n’est pas uniquement matérielle) se généralisait chez d’autres, bien plus nombreux. Inexorablement, le cortège des privatisations, déréglementations, dérégulations et autres délocalisations a poursuivi sa route.

Hardt et Negri, qui se situent à l’aile gauche du mouvement post-moderne, ont néanmoins le mérite d’ouvrir quelques perspectives en envisageant un dépassement de l’Etat-nation, ce qui n’est pas le cas d’Avnery. "Nous sommes des nationalistes", écrit celui-ci, en ajoutant que "dans le monde actuel, les individus (à l’exception d’une poignée de génies universels) vivent à l’intérieur de cultures et de cadres politiques nationaux" (pp. 144-145).

Conclusions

… Il n’y a pas qu’une petite poignée de "génies universels" isolés, comme le suggère Avnery, qui sont situés en dehors du cadre de l’Etat-nation traditionnel. Au cœur du monde libéral, en Europe occidentale, en Amérique du Nord, en Australie, et sur ses marges (comme en Israël par exemple), des dizaines de millions de personnes "délocalisées" à la suite des plus grandes migrations jamais connues dans l’histoire, déculturées d’une part sans avoir pu être acculturées par ailleurs, se retrouvent étrangères de fait à l’Etat qui fixe ses règles, sa logique, qui est plus ou moins directement responsable de leur déracinement. Mais cette aliénation des masses présente un aspect bien plus général, planétaire.

En réalité, le libéralisme que les postistes "historiques" ont considéré comme un aboutissement, voire un horizon indépassable, constitue la plus forte accélération de l’histoire humaine, l’expression systémique de la Modernisation. Sa plus récente expression néo-libérale représente une tentative ultime et désespérée de fuite en avant.

Ainsi, dans la prétendue société "post-industrielle", malgré la croissance notable du secteur tertiaire, on n’a jamais autant produit de marchandises (le plus souvent en délocalisant leur production) ; en dépit d’un ralentissement sensible, la production de richesse s’est poursuivie, contredisant la thèse de Lyotard (mais au coût de dégâts humains et écologiques croissants). La fin alléguée du politique, qui est plutôt une dégénérescence, est marquée par l’exacerbation des querelles politiciennes n’ouvrant aucune perspective sérieuse, mais qui se déroulent sous le regard indifférent de la multitude, l’abstention atteignant des sommets, notamment dans les quartiers populaires des grandes villes. La "fin de l’histoire" prévue par Kojève-Fukuyama est ponctuée quant à elle de conflits sanglants que les Etats du centre exportent vers une périphérie qu’ils détruisent méthodiquement à l’occasion d’une fuite en avant sanguinaire, mais encore suicidaire.

L’histoire continue. La Modernisation n’est donc pas terminée, à l’encontre de ce que soutiennent Hardt & Negri. La société moderne n’a pas changé qualitativement au cours des dernières décennies, malgré les signes d’essoufflement observés ci-dessus. Ces indices de ralentissement, économique et démographique, laissent cependant penser qu’elle décline sensiblement. Le capitalisme, qui joue un rôle fondamental dans la Modernisation, ne présente guère de signes de bonne santé aujourd’hui. La thèse célèbre de Marx évoquant, à un certain degré de leur développement, la collision des forces productives matérielles de la société contre ses superstructures politico-juridiques reste plus que jamais d’actualité.

Pour autant, il ne serait guère opportun de rejeter "en bloc" le postisme, le bébé avec l’eau du bain. Le post-sionisme d’Avnery, par exemple, présente une révision intéressante du sionisme traditionnel par l’intégration régionale qu’il préconise, bien que l’évolution de la région Palestine-Israël vers une solution bi-étatique apparaisse très problématique. Plus généralement, le postisme semble présenter aujourd’hui quelques évolutions intéressantes. Nous n’avons observé ci-dessus, de manière succincte, que les principales expressions de cette vaste conception du monde. Le postisme a aujourd’hui envahi le langage contemporain, en traduisant des modes de réflexion plus complexes, moins tranchés que ceux des idéologies modernistes traditionnelles. Une recherche dans les pages Internet révèle ainsi l’existence de nombreux courants "post-capitalistes", "post-marxistes", "post-nationaux" ou "post-coloniaux", à peine développés et autour desquels les débats se poursuivent …

Un "post-modernisme" logique, conséquent, existe en fait bien avant Lyotard, mais il s’agit plutôt ici d’un trans-modernisme, négation-dépassement (aufhebung de Hegel). On peut retrouver les germes de celui-ci chez les pères fondateurs du socialisme, notamment avec le trans-capitalisme historiciste de Marx et le trans-nationalisme anti-jacobin de Proudhon, deux grands initiateurs malgré les désaccords qui les ont opposés. Cette tradition se poursuit aujourd’hui chez certains, qui mettent en relation post-capitalisme et décroissance, post-nationalisme et altermondialisme, même si beaucoup de propositions avancées ici apparaissent bien confuses... On ne sort pas indemne de l’ensemble des désillusions historiques suscitées, au cours de ces deux derniers siècles, par le système moderne dominant avec ses amères victoires.

… Observons encore que les principales atrocités connues de la Modernisation se sont produites durant sa phase de croissance. Peut-on, sur la base de ce constat, espérer que la phase de décroissance d’ores et déjà entamée sera moins traumatisante ? "Pendant la mue le serpent est aveugle" (Ernst Jünger)… Il lui reste encore à se débarrasser de ses vieux oripeaux [**]…

NOTES

[*] Les néo-conservateurs U.S. n’ont fait que tirer les conséquences ultimes des thèses de Kojève en tentant de procéder manu militari à "l’alignement". Dans cette mission historique, les bombardiers B 52 du président Nixon, suivis par les missiles de croisières des Bush père et fils, étaient ainsi appelés à prendre la place des grognards de l’infanterie napoléonienne. L’affirmation de Kojève louant l’American way of life, datée de 1968, se trouve dans une longue note ajoutée à son cours de 1933-1939 (voir la bibliographie en fin de texte, ladite note se trouve pp. 436-437). On observera ici, par ailleurs, le caractère exactement contemporain des thèses post-historistes de Kojève et post-sionistes d’Avnery.

[**] Encore faudrait-il que cette décroissance déjà engagée soit celle des inégalités. Certes, quelques pays émergents, et non des moindres au niveau démographique, présentent quelques signes encourageants de ce point de vue. Mais ce phénomène apparaît en ce moment contrecarré au sein même des pays développés par une érosion sensible des classes moyennes. Les grandes ondes de l’histoire sont décidément bien complexes… Affaire à suivre…

Annexe : La supercherie du professeur Sokal

Dès Lyotard s’est manifesté un trait particulier de la littérature postmoderne : un certain caractère abstrus, une phraséologie complexe avec un jargon spécialisé emprunté aux sciences, difficilement accessible au commun des mortels, et dont la relation avec les thèmes traités manque d’évidence. Le post-modernisme, très élitiste, marque ici sa rupture avec une certaine tradition d’éducation populaire initiée dès la philosophie des Lumières.

Cette nouvelle mode a été dénoncée par une fameuse mystification, un canular échafaudé par Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York. Ce dernier envoya un texte complètement falsifié, apocryphe, "Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique" (le contenu est aussi insensé que le titre) – à une revue culturelle en vogue, Social Text, qui le publia aussitôt (n° 46/47, printemps-été 1996), bien que l’article fut rempli d’absurdités et autres illogismes. Le but de Sokal était de parodier certains auteurs français très à la mode jusque dans son pays et qu’il critiquait explicitement en tant que postmodernes (Lacan, Baudrillard, Derrida, Kristeva, Deleuze, Latour, etc.). Quand l’imposture fut découverte le scandale éclata.

Notons au passage que le caractère obscur d’un texte n’est pas une exclusivité postmoderne. Difficilement accessible, le philosophe allemand Hegel dut déjà endurer quelques critiques. Bien que très influencé par lui, Marx confessa à son père qu’il était indisposé par la "grotesque et rocailleuse mélodie" de sa philosophie (lettre du 10 novembre 1837). Quelques enseignements ressortent pourtant de la philosophie du père de la logique dialectique, ce qui est moins évident chez les postmodernes. "Tout ce qui est obscur, n’est pas nécessairement profond" écrivent Sokal et Bricmont à ce sujet (1997, p. 188). Il reste que le caractère obscur d’une certaine littérature, qui tend naturellement vers l’obscurantisme, a semblé récemment se généraliser. Aujourd’hui plus que jamais, pour être édité, un auteur moderne (donc pas seulement postmoderne), se doit de procéder à une certaine autocensure, de ne pas être trop clair. Cette pratique, qui offre peut-être l’avantage de se protéger contre des réfutations douloureuses, ne fait certainement pas progresser le débat. Mais cela ne recouvre-t-il pas un blocage plus général des "élites" ? Un transmodernisme logique devra nécessairement, au départ, se présenter de manière plus claire, accessible, en se rattachant non seulement au vieux mouvement socialiste mais encore aux Lumières et à la tradition d’éducation populaire qu’elles inaugurèrent.

Djémil KESSOUS

Bibliographie

Avnery U. (1968), Israël whithout Zionists, citations extraites de la traduction française, Israël sans sionisme, Seuil, 1969.

Bell D. (1960), The End of Ideologie. On the Exhaustion of Political Ideas in the Fifties, The free press of Glencoe, Illinois, USA.

Birnbaum P. (1975), La fin du politique, Seuil.

Fukuyama F.

 (1989), The End of History ?, revue "The National Interest".

 (1992), The End of History and The Last Man, New York, The Free Press.

Hardt & Negri M. & A. (2000), Empire, Harvard University Press, les citations sont rapportées d’après l’édition française (Exils, 2000).

Klein N. (2007), The Shock Doctrine, The Rise of Disaster Capitalism, Knopf Canada, traduction française, La Stratégie du choc, chez Actes Sud, 2008.

Kojève A. (1947), Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947 (la note de bas de page évoquée a été rajoutée par l’auteur à la réédition de 1968 (j’ai consulté la plus récente de 1990).

Lyotard J.-F. (1979), La condition postmoderne, éditions de Minuit.

Onfray M. (2010), Le post anarchisme expliqué à ma grand-mère, Frémeaux.

Sokal A. & Bricmont J. (1997), Impostures Intellectuelles, Odile Jacob.

Touraine A. (1969), La société post-industrielle, Denoël.